Impressions de Russie
Chères années 1990
Hugo Natowicz
© Hugo Natowicz
Lundi 6 décembre 2010
Vingt ans ont passé, soit une génération: les années 1990 se
sont désormais perçues à travers un halo de nostalgie. Surfant
sur le phénomène, plusieurs chaînes de télévision ont récemment
consacré émissions et rétrospectives à cette époque.
Il est étonnant de constater combien les Russes gardent un
souvenir amer de cette époque de bouleversements. Les années
1990 sont restées dans les mémoires comme une catastrophe
généralisée suite à laquelle il a fallu tout reconstruire selon
des règles nouvelles, celles de l'argent et parfois de la
violence. Le tout-puissant Etat communiste avait disparu. Comme
cela arrive souvent avec les morts, on oubliait alors ses
défauts pour se concentrer sur la sécurité, la stabilité et la
moralité de la regrettée période soviétique.
Chaos fondateur
Encadrée par la chute du mur de Berlin fin 1989 et l'arrivée
au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999, la période a constitué
une descente aux enfers sur le plan économique, politique et
moral. C'est un chaos originel qui voit se dissoudre les
éléments passés et émerger les bases de l'avenir.
Les années 1990 débutent dans l'euphorie liée à l'économie de
marché. Un McDonalds ouvre à Moscou, la musique occidentale
commence à imprégner la jeunesse: un vent d'espoir et de
changement longuement attendu commence à souffler. La période
s'achève toutefois sur une note particulièrement amère: le
défaut de paiement de 1998 qui engloutit les économies de
familles entières. C'est la ruée vers les banques. De nombreux
Russes voient s'évaporer des sommes durement amassées. Il en
restera une défiance profonde vis-à-vis des banques, nombre de
particuliers préférant désormais garder leur argent sous le
matelas.
L'époque est aussi celle de la division en toute hâte de la
propriété d'Etat. Les logements jusqu'alors communautaires sont
"privatisés", et entrent en possession de leurs résidents.
Raconté par les Russes, ce processus obscur rappelle une vaste
loterie: certains auront de la chance, d'autres beaucoup moins.
Il n'est pas rare de rencontrer des familles qui
s'entredéchirent toujours autour de l'héritage de cette période.
Pour la jeunesse, on peut parler de génération sacrifiée.
Aveuglée par les lumières de l'argent facile, de nombreux jeunes
délaissent les études pour tenter leur chance dans le business.
Des affaires aux trafics en tout genre, il n'y a souvent qu'un
pas. La prostitution s'affiche de plus en plus. Les repères
moraux sont brouillés. L'époque est aussi marquée par une forte
hausse de la toxicomanie, et la guerre de Tchétchénie, que
chante le groupe DDT. Une génération de jeunes hommes est
envoyée rétablir la "légalité constitutionnelle" fusil à la main
dans le Caucase.
Le personnage qui incarne cette époque, c'est Danil Bagrov,
héros du film Brat (le frère). "Danila", joué par le
charismatique et éphémère Sergueï Bodrov, retourne dans sa
cambrousse après son service militaire, avant de mettre le cap
sur Saint-Pétersbourg, où son frère est devenu "killer" (tueur à
gage). Il commencera sa carrière à ses côtés avant de se muer
lui-même en autorité des milieux criminels. Accompagné par la
musique de Nautilus Pompilus, Brat raconte l'émergence d'un
homme nouveau, Danila, qui devient finalement le protecteur de
celui qu'il avait considéré comme son père. L'homme russe prend
la relève d'un homo sovieticus dépassé. C'est la conquête d'une
Russie présentée comme un Far West où règne la loi du plus fort.
Illusions perdues
La "loi de la jungle" règne d'ailleurs à tous les niveaux.
Les années 1990 marquent l'émergence des oligarques, un groupe
d'entrepreneurs lié au gouvernement qui va peu à peu établir un
contrôle de fait sur le pays. La privatisation tourne rapidement
à l'accaparement des biens nationaux. Les inégalités sociales se
creusent, des fortunes démesurées s'érigent. Mikhaïl
Khodorkovski, patron d'une grande compagnie pétrolière, devient
en quelques années le 13e homme le plus riche du monde dans des
circonstances troubles.
L'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine marque un coup
d'arrêt à la toute-puissance des oligarques, processus qui
culminera avec l'arrestation de Khodorkovski en 2003. La Russie
refuse le capitalisme à tout crin qu'elle semblait devoir
s'imposer pour compenser 70 ans de communisme. Un tel revirement
génère une grande incompréhension à l'Ouest, qui fera de
Khodorkovski le symbole de l'opposition "libérale" à Poutine,
dépeint en autocrate.
Au niveau politique, la population garde des souvenirs vagues
des traumatismes de cette époque, notamment de l'"octobre noir"
de 1993 qui marque un tournant décisif. Un bras de fer éclate
alors entre le Conseil des députés du peuple (parlement), opposé
aux abus de la "thérapie de choc" des réformes économiques,
et le président Boris Eltsine. Les députés lancent une procédure
d'impeachment contre Eltsine. Violant la constitution, ce
dernier réplique en dissolvant le parlement hostile. Le conflit
dégénère en combats de rue, qui feront de nombreuses victimes,
et s'achèvera avec l'assaut de la Maison Blanche (alors siège du
parlement).
L'épisode marque un tournant crucial: c'est la fin du
parlementarisme naissant, et l'émergence de la "verticale" du
pouvoir que Vladimir Poutine continuera à pratiquer. C'est la
fin des illusions: l'euphorie née pendant la perestroïka n'a pas
apporté le bien-être attendu. Eltsine l'anti-communiste n'est
pas devenu un véritable démocrate. Déçus par la démocratie, les
Russes cessent en grande partie de croire dans la politique.
Caractérisée par une foule d'espoirs désordonnés, les années
90 ont laissé un arrière-goût de frustration et des souvenirs
douloureux. La "nouvelle donne" a créé de nombreuses injustices
que les Russes n'ont pas oubliées. Toutefois, le "vent de
changement" de ces années n'a pas complètement tari et pourrait
souffler à nouveau dans la Russie actuelle: en témoigne le
réveil de la société civile russe, et son poids croissant dans
les préoccupations de ses dirigeants.
© 2010 RIA Novosti
Publié le 24 décembre 2010
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