Opinion
Les événements en
Libye vu depuis la fenêtre de chez moi...à Caracas
Guadalupe Saenz
Mercredi 16 mars 2011
Depuis la fenêtre de chez moi, à Caracas, j´ai une vue
interminable sur les milliers de petites maisons de couleurs qui
composent le Barrio San Agustín. Doté d´une tradition culturelle
et musicale forte, ce quartier populaire n´a pourtant jamais eu
la faveur des media commerciaux, qui en guise de culture ont
toujours préféré passer les potins mondains des stars
hollywoodiennes. Bref, à travers ces media, les quelques cent
mille personnes qui peuplent San Agustín n´existent pas. Et
pourtant, je les vois de ma fenêtre...
Un peu plus loin, au delà de la colline du Barrio, il y a
Tripoli, la Lybie et de tristes évènements dont le dénouement
est encore loin d´être fini. Il ne s´agit pas ici d´analyser ce
qui ce passe sur la rive sud de la méditerranée, et précisons le
tout de suite il ne s´agit pas de défendre les exactions du
dirigeant libyen mais de s´attacher à comprendre la position
d´Hugo Chavez et de la diplomatie vénézuélienne en réaction aux
affrontements en Lybie. Alors que les media ont présenté Chavez
comme un inconditionnel de Kadhafi, la position est plus
nuancée.
En effet, les déclarations de Chavez ont été présentées d´une
manière partielle qui empêche la compréhension de la position de
Chavez, et ce notamment, par nombre de ses supporters européens
ou du monde arabe. Le temps de l´information en continue n´étant
pas celui de l´analyse, il convient donc de remettre en contexte
la position vénézuélienne pour tacher d´y déceler toute sa
cohérence.
Le 24 février, quelques jours après le début des évènements
en Libye, Hugo Chavez publie sur son compte twitter le message
suivant : "Vas y Nicolas [Maduro, le Ministre des affaires
étrangères vénézuélien], donne une autre leçon à cette extrême
droite pro yanqui, Vive la Libye et son indépendance. Kadhafi
affronte une guerre civile."[1]
Cet exercice de tweet diplomacy génère d´emblée la gêne de
plusieurs secteurs de la gauche européenne et arabe. Quelques
jours plus tard, le président vénézuélien réaffirme son refus de
juger le Guide libyen : "La ligne politique est de ne soutenir
aucun massacre. Mais en Libye on assiste à une campagne de
mensonge similaire à celle qui avait été lancée contre le
Venezuela en 2002. (...) Je ne vais pas condamner [Kadhafi], je
serais un lâche de condamner celui qui a été mon ami pendant
longtemps, sans savoir ce qui ce passe réellement en Libye".[2]
Il ajoute tout de suite : "Ceux qui viennent de le condamner
ont leurs raisons. Peut être ont-ils des informations que nous
n´avons pas."[3]
Le soutien est somme toute très mesuré, mais
l´incompréhension outre atlantique de ceux qui normalement
soutiennent le processus bolivarien ne faiblit pas pour autant.
Pourquoi donc Chavez ne s´est il pas joint à la vague
d´indignation qui a accompagné les évènements en Libye ?
Les amis d´Hugo Chavez
Le 20 octobre 2005, le président Hugo Chavez donne une
conférence de presse à l´Hôtel Hilton à Paris. Le journaliste de
l´hebdomadaire l´Express lui lance : "Vous vous êtes déclaré ami
d´Amhadinedjad et de Mugabe, suffit-il d´être contre les
américains pour avoir votre amitié ?". Le président vénézuélien
répondra longuement à cette question mal intentionnée. Il
rappellera, en substance, qu´il ne pratique aucune ingérence
dans les politiques nationales, et que la position politique
d´un dirigeant n´a rien à voir avec l´amitié qu´il peut lui
porter.
A titre d´exemple, il mentionnera que Jacques Chirac, Silvio
Berlusconi et Alvaro Uribe sont aussi ses amis même s´il ne
partage pas forcement leurs positions politiques.
Depuis lors, les liens avec Uribe se sont rompus au fil des
tensions diplomatiques entre les deux pays, mais Chavez continue
de se déclarer amis de l´ancien Président Français et du
Président du Conseil des Ministres italiens.
Il ne viendrait à l´idée de personne de déclarer Chavez
complice des frasques politico-judiciaire de Messieurs Chirac et
Berlusconi en raison de l´amitié qu´il leur porte. Pourquoi donc
Chavez serait-il alors complice des offensives lancées par
Kadhafi ? Notons de plus que lorsqu´il mentionne, dans l´extrait
ci-dessus, son amitié avec le dirigeant libyen, Chavez parle au
passé.[4]
Il met en relief ainsi l´hypocrisie des gouvernements
occidentaux qui, il y a peu encore, considéraient Kadhafi comme
un dirigeant respectable. Il est bon de se rappeler que le
président Sarkozy, qui veut aujourd´hui bombarder la Libye
était, obligé de défendre la venue du Guide Libyen à Paris face
aux critiques émanant de son propre gouvernement. C´était il y a
seulement deux ans.[5]
Face à l´hypocrisie des grandes puissances, le Venezuela a
proposé un plan de paix qui va être immédiatement rejeté par les
insurgés libyens avant de l´être aussi par Seif Al Islam, un des
fils de Kadhafi, malgré le fait que ce dernier l´ait accepté.
En homme d´Etat, Chavez a proposé une solution pour stopper
la guerre civile. Depuis sa position, il ne peut se contenter de
chanter des slogans du type "Ni Kadhafi, ni l´Otan" comme le
font par exemple certains groupes de la gauche vénézuélienne.[6]
Surtout lorsque l´Histoire récente montre que de telles
positions ont toujours favorisé le camp impérialiste comme ce
fut le cas en Serbie ou en Iraq.
Si c´est bien la recherche de la paix qui motive la
diplomatie bolivarienne, quelle grille de lecture a t elle été
appliquée pour comprendre le conflit libyen ?
Les guerres du pétrole comme élément
de compréhension du conflit libyen.
Les vénézuéliens ont leur propre expérience de l´impérialisme
US et de leurs techniques de coup d´Etat. Et ils vont, à partir
de cette expérience, tenter de prendre leurs distances avec la
lecture dominante des évènements.
Lorsque les media occidentaux reprennent en boucle les
déclarations d´un opposant à Kadhafi, membre libyen de la Cour
Pénale Internationale, qui dénonce des bombardements de civils
qui auraient fait 10.000 morts et 50.000 blessés, le
gouvernement bolivarien va se souvenir que le 11 avril 2002, les
mêmes media accusaient, à tort, Chavez d´avoir massacré le
Peuple. Tout comme ces mêmes media accusèrent de manière
mensongère Ceausescu des charniers de Timisoara, Milosevic du
massacre de Raçak ou encore Saddam Hussein d´avoir tué des bébés
koweitiens dans leur couveuse. Chaque guerre est précédée d´un
grand mediamensonge, comme l´a rappelé le journaliste Michel
Collon.[7]
Peu importe qu´aucune preuve tangible ne vienne étayer les
dires du magistrat libyen. Peu importe que la Russie ait
officiellement démenti l´existence d´un tel bombardement par des
images satellites[8], le fait que le Venezuela ne se joigne pas
au concert des condamnations va être totalement incompris par
les mouvements et partis progressistes d´outre-Atlantique.
Mais la position du Venezuela n´a rien de fantasque. Ce pays
a aussi souffert de cette propagande de guerre et s´incline donc
pour la prudence, et préférera l´enquête et l´investigation au
jugement médiatique.
Tout comme la Libye, le Venezuela nage sur un océan de
pétrole. L´excrément du diable comme l´appelait le vénézuélien
Juan Pablo Perez Alfonso, co-fondateur de l´OPEP. La cause et la
solution aux malheurs des Peuples qui habitent ces contrées
riches en or noir. Cette caractéristique commune va fortement
influencer le point de vue du gouvernement bolivarien.
En ce sens, écoutons Hugo Chavez lors de son émission Aló
Presidente du 13 mars 2011 : "Les Yankees sont sur le qui-vive.
Ils ont déplacé des porte-avions. D´autres pays ont déjà envahi
la Libye. Un hélicoptère hollandais avec des armes de guerre et
des soldats vient d´être capturé en Libye. Et des anglais aussi.
Huit membres des commandos spéciaux ont aussi été capturés. Les
Etats-Unis proposent de mener une guerre d´invasion contre la
Libye. Ils veulent le pétrole libyen peu importe le nombre de
morts. De la même manière, ils voulaient le pétrole vénézuélien
les 11 et 12 avril [2002], et ils continuent à élaborer des
plans pour prendre le Venezuela de n´importe quelle façon."[9]
Peut-on tenir grief au président vénézuélien de décrypter les
évènements en Libye au prisme de sa propre expérience dans sa
lutte contre les appétits pétroliers des Etats-Unis. Alors que
les informations manquent sur la situation réelle, qui
n´interprète pas aujourd´hui cette guerre civile à travers ses
propres représentations ?
L´ASA et les relations Sud-Sud
Plus la situation s´éclaire en Libye, plus la position
vénézuélienne parait cohérente. Réécoutons le président Chavez :
"Le Conseil de Sécurité des Nations Unies décide qu´il faut
appliquer des sanctions à la Libye. En Libye, il y a une guerre
civile et c´est lamentable. Deux camps qui se tirent dessus, à
la mitrailleuse, avec des avions et des canons. Les rebelles ont
même des tanks. C´est une guerre qui, j´espère, se terminera
rapidement. Je suis très content que l´Union Africaine ait
désigné une commission de présidents, avec parmi eux des amis à
nous, comme le président Amadou Amani Touré du Mali. Une
commission comme celle que j´avais proposé. Ca me soulage de
savoir qu´une commission de présidents africains désignée par
l´Union Africaine va aller en Libye pour demander un
cessez-le-feu, pour arrêter cette folie. Mais en refusant toute
intervention impériale ou étrangère, car cela ne ferait
qu´empirer les choses."[10]
En plus de la géopolitique du pétrole, la position du
Venezuela a fortement été influencée dans la vision du conflit
libyen par les efforts qu´il a déployé en vue de la construction
d´un Axe Sud-Sud dans les relations entre l´Amérique du Sud et
l´Afrique.
Le 29 novembre 2006, eut lieu à Abuja (Nigeria) le premier
sommet Amérique du Sud-Afrique (ASA) qui réunit 47 pays des deux
continents. L´idée de ce sommet était de renforcer la
coopération entre les deux continents au niveau politique,
social, économique, technologique, écologique, commerciale afin
de constituer un bloc indépendant des pays du Nord. Du coté
sud-américain, le Brésil était un des promoteurs de cette
alliance, tout comme le Venezuela. Ce dernier pays insistant sur
la nécessité de former une alliance anti-impérialiste pour
lutter contre les appétits des multinationales occidentales sur
les deux continents.
Lors du deuxième Sommet ASA, 61 pays sur les 63 convoqués se
réunirent sur l´Ile Margarita au Venezuela. Durant
l´Inauguration, le président hôte de l´évènement, Hugo Chavez
rappelle la nécessité de construire un monde multipolaire dans
lequel : "[L´Amérique du Sud et l´Afrique] doivent former de
véritables puissances, et l´union de ces deux puissances
contribuera à ce que Bolivar appelait l´équilibre du Monde, le
monde en équilibre, l´équilibre de l´Univers. C´est pour ça que
ce sommet est, en réalité, vital."[11]
Mouammar Kadhafi, alors président temporaire de l´Union
Africaine, s´inscrit dans le discours d´Hugo Chavez : "Les
grandes puissances voudront toujours continuer d´être des
grandes puissances. Nous devons lutter pour construire nos
propres forces et nous appuyer sur notre propre potentiel. Si
nous fléchissons, cela ouvrira la porte à un état de
déséquilibre. Et ça ne favorise ni la paix ni la sécurité
internationale. Et ça n´aide ni l´Afrique, ni l´Amérique du
Sud." Le dirigeant libyen critiquera fortement le Conseil de
Sécurité de l´ONU ("Nous sommes esclaves du Conseil de
Sécurité"[12]) dans des termes quasiment similaires à ceux
qu´emploiera plus tard, lors d´un sommet de l´ALBA, le
nicaraguayen Miguel D´Escotto, ancien président de l´Assemblée
Générale des Nations Unis.[13]
Kadhafi proposera aussi la création d´un OTAN des pays du
Sud : "Nous avons le droit de créer nos propres organisations
pour notre propre développement. Au nord, il n´y a ni séparation
ni abime. Tout relie l´Amérique du Nord à l´Europe, les
communications, les voix de navigations, tout. En revanche, dans
l´Atlantique Sud, il y a un grand vide que nous devons remplir.
Nous devons créer l´OTAN du Sud (...) pour pouvoir combler ce
vide de manière à bénéficier les échanges touristiques, les
communications maritimes et aériennes, les gazoducs et oléoducs,
etc. (...) et ce n´est pas une action terroriste que de dire ça.
Ce sont nos droits."[14]
Point besoin de dire que la vision du dirigeant libyen est
partagée par plus d´un pays sur les deux continents. En Amérique
Latine, l´ALBA ou Unasur oeuvrent déjà dans la construction de
cette vision multipolaire.
Le document final du deuxième sommet ASA, signé par les pays
présents comportera une série de 188 propositions pour renforcer
la coopération Sud-Sud. Les chefs d´Etat du Venezuela, du
Brésil, du Nigeria et de la Libye furent désignés coordinateurs
régionaux au même titre que l´Union Africaine et Unasur. Et pour
bien souligner le rôle prépondérant que joue la Libye dans cette
coopération, le pays d´Afrique du nord a été choisi pour
accueillir le troisième sommet de l´ASA en septembre 2011.
Les différences entre les politiques étrangères vénézuélienne
et libyenne ne manquent pas. Rappelons à titre d´exemple que
Kadhafi est devenu un élément clé de l´Europe forteresse de
Schengen, alors que Chavez a rejeté sans appel la directive de
non retour, émise par l´Union Européenne. Mais cette volonté
commune de construire un axe de coopération entre les pays du
Sud, et de s´émanciper de la tutelle des pays du Nord a
fortement contribué à influer sur la position du Venezuela.
C´est même là un des axes principaux de la diplomatie
vénézuélienne, celui qu´elle tente de construire avec des
partenaires diplomatiques forts divers dans leur vision du monde
et parfois bien éloignés du socialisme bolivarien.
Notes :
[1]
http://twitter.com/# !/chavezcandanga
[2]
http://www.youtube.com/watch?v=4IHm...,
Traduction non officielle de l´auteur.
[3] Ibid.
[4]
http://www.youtube.com/watch?v=4IHm...,
"Desde esta distancia, no voy a condemnar a quien HA SIDO mi
amigo, nuestro amigo durante mucho tiempo" se traduit en effet
par "A cette distance, je ne vais pas condamner celui qui A ÉTÉ
mon ami, notre ami durant longtemps". Traduction non officielle
faite par l´auteure
[5]
http://www.lefigaro.fr/internationa...
[6]
http://www.aporrea.org/internaciona...
[7]
http://www.michelcollon.info/10-gue...
[8] Voir l´émission Dossier de Walter
Martinez, à partir de 48 minutes 50 secondes
[9]
http://www.youtube.com/watch?v=RE5v...,
à partir de 27 minutes 30. Traduction non officielle faite par
l´auteur.
Sur les arrestations de soldats
hollandais et anglais, voir Michel Chossudovsky, "Insurección e
intervención militar en Libia", Rebelión,
http://www.rebelion.org/noticia.php...
[10] Ibid.
http://www.youtube.com/watch?v=RE5v...
à partir de 23 minutes 30. Traduction non officielle faite par
l´auteur.
[11] Hugo Chavez in "II Cumbre América
del Sur-Africa, Cerrando brechas, abriendo oportunidades", coll.
Cuadernos para el debate, ed. Minci, 2010. Disponible en
espagnol sur
http://www.minci.gob.ve/libros_foll...
[12] Muammar Khaddafi in "II Cumbre América
del Sur-Africa, Cerrando brechas, abriendo oportunidades", ibid.
[13] Ce dernier avait affirmé le 20 avril
2010, lors d´une réunion de l´ALBA, que "dans sa forme actuelle,
l´ONU est une dictature".
[14] Muammar Khaddafi, op. cit.
Le dossier
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