Actualités
du droit
Interdire
les spectacles de Dieudonné ?
Gilles Devers
Samedi 28 décembre 2013
Valls, qui se prépare à être un ex-futur
premier ministre, a choisi pour cette
fin d’année un stage d’agent de com’ de
Dieudonné. Un super joli coup de pub’,
depuis le site du ministère de
l’Intérieur, annonçant qu’il va tout
faire pour interdire les spectacles,
alors qu’objectivement il ne pourra pas
faire grand-chose… Sinon, ce serait fait
depuis longtemps.
« Les réunions
publiques sont libres »
En droit, la base est l’article 1 de la
loi du 30 juin 1881 sur la liberté de
réunion :
« Les réunions publiques sont
libres ». Libre, c’est-à-dire sans
condition préalable. La loi de 1881
avait imposé un système de déclaration
préalable, qui avait été abrogé par la
loi du 28 mars 1907. Donc, tu veux faire
une réunion publique,… et bien tu la
fait. Et vive la liberté.
Pas de limites ?
Bien sûr que si, on se calme…
L’ordre public
La première est
liée à l’ordre public. Mais attention,
avec de vrais risques, et en tenant
compte des moyens pour faire face,
c’est-à-dire des forces de police. C’est
le très célèbre arrêt Benjamin, rendu
par le Conseil d’Etat le
19 mai 1933 (n° 17413 17520) :
« L’autorité publique doit
concilier l'exercice de ses pouvoirs de
police avec le respect de la liberté de
réunion. Par suite, il ne saurait
interdire une conférence publique
susceptible de provoquer des troubles,
alors que le maintien de l'ordre pouvait
être assuré par des mesures de police ».
La CEDH juge de la même manière : seul
un risque réel et prévisible de trouble
à l’ordre public peut être pris en
compte (CEDH, 2 octobre 2001, Stankov
c/ Bulgarie).
Pour un spectacle,
même sulfureux, deux équipages de police
en faction devant la salle suffisent à
calmer ceux qui voudraient faire
irruption. Donc, il est pratiquement
impossible de justifier l’interdiction
du spectacle au motif du trouble à
l’ordre public.
La commune
d’Orvault, près de Nantes, avait essayé
de jouer à ce petit jeu en annulant une
autorisation qui avait été donnée à
Dieudonné, au motif que le spectacle
« était susceptible de donner lieu à des
troubles, pouvant en particulier se
traduire par des dégradations de la
salle communale ». Elle s’était pris un
joli râteau devant le Conseil d’Etat :
« Ces allégations ne sont étayées par
aucun élément, en dehors d'une référence
d’ordre général aux polémiques que
certaines positions publiques de cet
artiste ont pu susciter » (CE, 26
février 2010, n° 336837).
A noter que le
Conseil d'État avait annulé la
distribution par une officine
d’extrême-droite de la « soupe au
cochon » (N° 300311, 5 janvier 2007),
et cette annulation était justifiée. Il
ne s’agissait pas d’une réunion,
tranquille dans une salle, mais d’une
manifestation publique, faite de manière
ouvertement discriminatoire et auprès de
personnes en situation de précarité, qui
n’était accompagné de rien pouvant
ressembler à « une idée », et qui
pouvait dégénérer. Rien à voir avec la
surveillance d’une salle de spectacle,
devant un public fidèle.
Oui, mais le
contenu ?
La liberté n’est
pas la licence, et si au cours de cette
réunion, un orateur tient des propos qui
tombent sous le coup de la loi, il peut
être poursuivi et condamné. Les
sanctions pénales ont sévères, car dès
qu’il y a la connotation raciste, la loi
prévoit des peines d’un an de prison
ferme, et au-delà. Donc, laissez le gus
s’exprimer, et s’il dérape, étudiez le
propos à la loupe, engagez de
poursuites, jugez, et sanctionnez. Bref,
on condamne les abus avec des preuves et
un procès équitable, mais on ne censure
pas.
Ici, trois
précisions.
D’abord, un
artiste, n’est pas irresponsable, mais
il n’est pas un groupe politique, et le
droit doit lui laisser une marge de
manœuvre complémentaire. L’artiste nous
montre ce que nous ne voyons pas, et sa
liberté de création doit être préservée.
On fera ainsi vite la différence entre
une photo à caractère pédophile, et une
peintre de maitre d’un enfant nu. Il
reste forcément une limite, mais très
lointaine, car doit être préservée comme
un bien précieux la liberté de l’artiste
de provoquer. Et pour dire : « ce n’est
plus un artiste, mais un militant
politique », il faut de arguments
sacrément convaincants.
Le même argument se
développe s’agissant de l’humour.
Desproges ou Coluche auraient sinon été
des abonnés de la correctionnelle… Pour
sa Une sur Taubira, Minute avait
bien de la peine à dire que c’était de
l’humour (A propos, toujours pas de
nouvelle de la plainte, qui était
pourtant une cause d’urgence
nationale…).
Enfin, il faut
toujours garder à l’esprit la
distinction entre interdire de parler,
et sanctionner les propos après coup. En
fait, c’est très simple : il faut
combattre les idées nuisibles, mais pour
pouvoir les combattre, il faut les
laisser s’exprimer. Laisser s’exprimer
n’est pas une facilité, mais le moyen
d’une démarche rigoureuse.
Pour aller plus
loin, passer par le droit européen est
éclairant.
Que dit la
Convention ?
Le texte de
référence de la Convention est l’article
11.
« 1. Toute personne a droit à la
liberté de réunion pacifique et à la
liberté d'association, y compris le
droit de fonder avec d'autres des
syndicats et de s'affilier à des
syndicats pour la défense de ses
intérêts.
« 2. L'exercice de
ces droits ne peut faire l'objet
d'autres restrictions que celles qui,
prévues par la loi, constituent des
mesures nécessaires, dans une société
démocratique, à la sécurité nationale, à
la sûreté publique, à la défense de
l'ordre et à la prévention du crime, à
la protection de la santé ou de la
morale, ou à la protection des droits et
libertés d'autrui. Le présent article
n'interdit pas que des restrictions
légitimes soient imposées à l'exercice
de ces droits par les membres des forces
armées, de la police ou de
l'administration de l'Etat ».
La jurisprudence ?
Elle est très
solide, et elle va loin pour protéger la
liberté.
Malgré son rôle
autonome et la spécificité de sa sphère
d’application, l’article 11 relatif à la
liberté de réunion et d’association doit
s’envisager aussi à la lumière de
l’article 10, relatif à la liberté
d’expression. La protection des opinions
et de la liberté de les exprimer
constitue l’un des objectifs de la
liberté de réunion et d’association
consacrée par l’article 11 (CEDH,
Parti de la liberté et de la démocratie
(ÖZDEP) c. Turquie [GC], no
23885/94, § 37).
La liberté de
réunion garantie par l’article 11 de la
Convention protège aussi les
manifestations susceptibles de heurter
ou mécontenter des éléments hostiles aux
idées ou revendications qu’elles veulent
promouvoir (CEDH, Plattform « Ärzte
für das Leben » c. Autriche, 21 juin
1988, série A no 139, p. 12,
§ 32).
L’une des
principales caractéristiques de la
démocratie réside dans la possibilité
qu’elle offre de résoudre par le
dialogue et sans recours à la violence
les problèmes que rencontre un pays, et
cela même quand ils dérangent. La
démocratie se nourrit en effet de la
liberté d’expression (CEDH, Parti
communiste unifié de Turquie et autres
c. Turquie, 30 janvier 1998, Recueil
1998-I, p. 17, 20 et 21, §§ 42-43).
Oki ? Allez, on poursuit avec les
obligations positives, c’est le devoir
de l’Etat de garantir cette liberté.
Dans l'arrêt
Informationsverein Lentia et autres c.
Autriche (24 novembre 1993, § 38,
série A no 276), la Cour a
dit que l’exercice réel et effectif de
la liberté d'association et de réunion
ne se limite pas à un simple devoir de
non-ingérence de la part de l’Etat. Une
telle conception négative ne cadrerait
pas avec le but de l'article 11 ni avec
celui de la Convention en général. Il
peut ainsi exister des obligations
positives inhérentes à un respect
effectif de cette liberté. Ces
obligations revêtent une importance
toute particulière pour les personnes
dont les opinions sont impopulaires ou
qui appartiennent à des minorités
(CEDH, Wilson, National Union of
Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos
30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 41,
CEDH 2002-V, et Ouranio Toxo et autres
c. Grèce, no 74989/01, § 37,
CEDH 2005-X).
La liberté
d’expression constitue l’un des
fondements essentiels d’une société
démocratique, l’une des conditions
primordiales de son progrès et de
l’épanouissement de chacun. Sous réserve
du paragraphe 2 de l’article 10, elle
vaut non seulement pour les
« informations » ou « idées »
accueillies avec faveur ou considérées
comme inoffensives ou indifférentes,
mais aussi pour celles qui heurtent,
choquent ou inquiètent : ainsi le
veulent le pluralisme, la tolérance et
l’esprit d’ouverture sans lesquels il
n’est pas de « société démocratique »
(CEDH, Handyside c. Royaume-Uni, 7
décembre 1976, série A n° 24, p. 23, §
49 ; CEDH, Gerger c. Turquie [GC], n°
24919/94, § 46, 8 juillet 1999)
De même, la liberté
de réunion garantie par l’article 11 de
la Convention protège aussi les
manifestations susceptibles de heurter
ou mécontenter des éléments hostiles aux
idées ou revendications qu’elles veulent
promouvoir (CEDH, Plattform « Ärzte
für das Leben » c. Autriche, arrêt du 21
juin 1988, série A no 139, p. 12, § 32).
Les limites : « un
besoin social impérieux »
Les limites doivent
être « nécessaires dans une société
démocratique », ce qui implique une
ingérence fondée sur un « besoin social
impérieux », et donc proportionnée au
but légitime recherché. Les motifs
invoqués par les autorités nationales
doivent être « pertinents et
suffisants ». (CEDH, Parti communiste
unifié de Turquie et autres c. Turquie,
arrêt du 30 janvier
1998, Recueil 1998-I, p. 22, § 47).
L’article 10 § 2 de
la Convention ne laisse guère de place
pour des restrictions à la liberté
d’expression dans le domaine du discours
politique ou de questions d’intérêt
général (CEDH, Wingrove
c. Royaume-Uni, 25 novembre
1996, Recueil 1996-V, pp. 1957-1958, §
58).
L’une des
principales caractéristiques de la
démocratie réside dans la possibilité
qu’elle offre de résoudre par le
dialogue et sans recours à la violence
les problèmes que rencontre un pays, et
cela même quand ils dérangent. La
démocratie se nourrit en effet de la
liberté d’expression. Sous ce rapport,
un groupe ne peut se voir inquiété pour
le seul fait de vouloir débattre
publiquement du sort d’une partie de la
population d’un Etat et trouver, dans le
respect des règles démocratiques, des
solutions qui puissent satisfaire tous
les acteurs concernés (CEDH, Parti
communiste unifié de Turquie et autres,
p. 27, § 57).
La question de
savoir s’il y a eu appel à la violence,
au soulèvement ou à toute autre forme de
rejet des principes démocratiques
constitue un élément essentiel à prendre
en considération (CEDH, Parti de la
liberté et de la démocratie (ÖZDEP), §
40). Là où il y a incitation à
l’usage de la violence à l’égard d’un
individu, d’un représentant de l’Etat ou
d’une partie de la population, les
autorités nationales jouissent d’une
marge d’appréciation plus large dans
leur examen de la nécessité d’une
ingérence dans l’exercice de la liberté
d’expression (CEDH, Incal c.
Turquie, 9 juin 1998, Recueil 1998-IV,
p. 1566, § 48 ; CEDH, Sürek c. Turquie
(no 1) [GC], n° 26682/95, § 61, CEDH
1999-IV).
Alors, ces limites…
Les opinions qui ne plaisent pas ?
La Ville de Lyon
s’était amusée à ce petit jeu, et notre
brave Gégé s’est fait remonter les
bretelles par le Conseil d'État (30
mars 2007, n° 304053). Gégé avait
refusé de louer une salle municipale à
l'association locale des Témoins de
Jéhovah de Lyon en racontant des salades
franc-maçonnes avariées sur la liberté
de religion, et il s’était fait
rectifier dans le cadre d’une procédure
de référé-liberté (Code de Justice
Administrative, art. L. 521-2),
jouable en cas « d’atteinte grave et
manifestement illégale » à une liberté
fondamentale. Dans ce cadre, le juge des
référés se prononce dans un délai de
quarante-huit heures.
L’avocat de
France Inter, hier, se plaçait sur
le terrain de la dignité… France
Inter comme défenseur la dignité, la
bonne blague…
Ce fondement
juridique est complétement inadapté. Le
principe de dignité de la personne ne
résulte d’aucun texte écrit, mais a été
« révélé » par le Conseil
constitutionnel dans sa décision sur les
lois de bioéthiques (CC, n°
94-343/344 DC du 27 juillet 1994).
Il a été ensuite reprise dans un arrêt
du Conseil d’Etat (Commune de
Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995, n°
136727), qui a annulé un spectacle
de lancer de nain. Mais ces deux
décisions sont fragiles et très
critiquables, car elles reposent sur
conception théocratique de la morale
publique, alors que si la CEDH
s’approche du concept de dignité, s’est
par une analyse exactement opposée qui
repose sur le libre-arbitre et le primat
du principe d’autonomie (CEDH, KA et
AD c. Belgique du 17 février 2005, n°
42758/98).
La Cour de
cassation avait jugée légale
l’interdiction de l’exposition Our
body, présentant des cadavres et
organes humains plastinés (Civ. 1°,
16 septembre 2010, n° 09-67.456).
Mais elle avait bien pris garde de ne
pas se placer sur ce terrain non balisé
de la dignité, pour retenir celui, bien
légiféré, de la protection du cadavre
(article 16-1-1 du code civil),
alors qu’il y avait des doutes graves
sur l’origine des cadavres, sans doute
des prisonniers, n’ayant jamais consenti
à devenir, une fois mort, l’objet d’un
spectacle.
Dernière
possibilité : Le spectacle qui par
nature…
Il reste une toute
petite porte, celle du spectacle dont le
contenu « serait par lui-même contraire
à l’ordre public ou se heurterait à des
dispositions pénales ». Cette formule
est celle du Conseil d’Etat dans son
arrêt du 26 février 2010, cité plus haut
(n° 336837). On est ici assez proche
des analyses de la CEDH qui fixe une
limite à la liberté d’expression par le
discours de haine. Ce fondement
juridique est donc sûr, mais en fait, il
reste hypothétique car il faudrait
apporter des preuves convaincantes, et
non pas monter un coup médiatique.
Chacun a compris que l’étincelle a été
le reportage de « complément
d’enquête », sur France 2, et les propos
sur Patrick Cohen, qui relèvent de la
correctionnelle, mais ne justifient pas
l’interdiction d’un spectacle.
Dieudonné tient
nombre de spectacles, avec un public
nombreux, et j’imagine bien nos
policiers viennent régulièrement faire
un petit tour, voir ce qui s’y raconte.
Alors, si vraiment la situation est si
grave, où sont les procès ? On en
connait un certain nombre mais ce n’est
pas une vague, et il n’a jamais été
allégué que le spectacle était « par
lui-même contraire à l’ordre public ».
Et si tel était le cas, pourquoi ne pas
avoir agi depuis bien longtemps, alors
que la Conseil d’Etat a ouvert cette
voie depuis le 26 février 2010 ?
Et puis, il y a ce
truc, pénible, d’un ministère de
l’Intérieur qui chaque jour empiète sur
les prérogatives du ministère de la
Justice. Si le spectacle est par
lui-même contraire à l’ordre public, car
organisé comme une infraction pénale, au
nom de quoi ainsi squeezer le Parquet ?
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