Opinion
Shlomo Sand a-t-il
vraiment cessé d'être "juif" comme il
l'affirme ?
Gilad Atzmon

Mercredi 25 septembre 2013
Le dernier livre de Shlomo Sand,
« Comment j’ai cessé
d’être juif », (traduit de l’hébreu)
est un témoignage tragique fait par un
juif israélien moralement éveillé, qui
vient de réaliser que son existence
spirituelle, culturelle et politique est
contaminée par l’exclusivisme
judéo-centrique et est alimentée par le
racisme ethnocentrique. Shlomo Sand
décide de cesser d’être juif – mais
a-t-il réussi ?
Sand, comme nous le savons tous, est
un merveilleux écrivain, plein
d’esprit, innovateur, poétique et
fluide, sa voix est personnelle,
parfois drôle, parfois sarcastique
et toujours vraiment pessimiste.
L’écriture de Sand est érudite,
profonde, réfléchie et imaginative.
Néanmoins, son érudition est à peu
près limitée à la pensée libérale
française ainsi qu’à la théorie
postmoderniste. Le résultat est
décevant par moment.
Comment j’ai cessé d’être juif
est un texte « politiquement
correct », saturé d’interminables
mises en garde insérées afin de
dissocier l’auteur de toute
affiliation possible avec quelqu’un
qui pourrait être considéré comme un
ennemi du pouvoir juif, critique de
la politique identitaire juive ou un
opposant de l’historicité dominante
de l’Holocauste.
« Je n’écris pas
pour les antisémites, je les
considère comme totalement ignorants
ou comme des personnes qui souffrent
d’une maladie incurable » (p.
21), écrit l’auteur qui prétend être
humaniste, universaliste et loin de
l’exclusivisme juif [1].
Tout cela semble très juif pour moi.
Quand il s’agit de l’Holocauste,
Sand utilise la même tactique et
réussit d’une certaine manière à
perdre tout esprit et manière
scientifique. Les nazis sont des
« bêtes », leur
montée au pouvoir métaphoriquement
décrite comme une
« bête se réveillant de sa
tanière ». Je m’attendais à ce
qu’un historien de premier plan et
ancien juif ait dépassé ces sortes
de clichés banals.
Sand écrit sur la politique
identitaire et est sensible à la
complexité de ce sujet. Il affirme
avec force que le nationalisme est
une « invention »,
mais, pour une raison quelconque, il
attribut des qualités judiciaires à
l’identité et aux politiques
concernées. Peut-être Sand ne
réalise pas que la politique
identitaire est en fait une forme
d’identification – elle est là pour
remplacer l’authenticité. Par
exemple, le sionisme est né comme
une tentative de remplacer
l’orientation juive authentique par
un sens imaginaire d’appartenance
nationale – l’identité israélienne
est une collection de signifiants
installés pour faire croire aux
juifs qu’ils ont un passé, un
présent et un futur. L’identité est
fondamentalement un jeu
d’identifiants symboliques qui
évoquent un sentiment de
collectivisme. Si vous percez votre
oreille droite, vous devenez un
membre du club, si vous arborez un
keffieh vous devenez un militant de
la solidarité, si vous parvenez à
prononcer quelques phrases
israéliennes toutes faites vous
pourriez devenir un sioniste. Toutes
ces identités manquent de
profondeurs authentiques.
Little Britain,
une comédie de la BBC, nous fournit
un aperçu inestimable de tout cela.
Daffyd Thomas (le seul gay du
village) présente une large gamme
d’identifiants symboliques
homosexuels sans jamais être engagé
dans un seul rapport homosexuel.
Ainsi Daffyd, bien que s’identifiant
– politiquement, socialement et
culturellement – en tant que gay, se
garde de l’expérience authentique
élémentaire homosexuelle.
Sand comprend que la politique
identitaire juive est creuse, mais
il semble ne pas comprendre que
toutes les politiques identitaires
sont creuses. Au contraire, le
nationalisme, qu’il méprise de toute
évidence – le lien avec son sol, son
patrimoine, sa culture, sa langue,
le paysage, la poésie – est
réellement une expérience
purificatrice. Bien que le
nationalisme puisse être une
invention comme Sand et d’autres le
maintiennent, il est cependant une
expérience enrichissante
intrinsèquement authentique. Comme
nous le savons tous, les sentiments
patriotiques nationaux sont souvent
suicidaires – et il y a une raison à
cela – parce que parfois ils
réussissent à intégrer l’homme, le
sol et le sacrifice dans un état
d’unification spirituelle.
Sur une note plus légère, la lecture
de l’écriture poétique de Sand en
hébreu est pour moi, un ancien juif
et ancien israélien, une expérience
vraiment authentique qui me
rapproche de mes racines, ma terre
oubliée et son paysage décoloré, ma
langue maternelle ou, devrai-je
simplement dire, de mon Être. Ce qui
me connecte à la prose de Sand, ce
n’est pas l’« identité » ou la
politique, mais plutôt l’« israélité »,
ce discours nationaliste concret qui
a maturé en poésie hébraïque,
patriotisme, idéologie, jargon, un
rêve et une tragédie à suivre.
Quelque part, je crois que Sand
comprend ce point puisqu’il
mentionne les mêmes genres de
sentiments à la fin du livre. Je
crois aussi que la propension de
Sand au pessimisme prend racine dans
sa réalisation de s’être lui-même
fait voler de cette israélité qui
était jadis sa maison.
Sand se rend compte que le voyage
sioniste a pris fin et que
« le sécularisme
israélien » est voué à l’échec.
D’un point de vue éthique et
universel, Israël est dans une
impasse. Pourtant, il n’arrive
toujours pas à comprendre qu’Israël
n’est qu’une partie du problème. De
plus en plus de penseurs regardent
maintenant Israël comme un simple
symptôme de la politique identitaire
juive. De plus en plus de
commentateurs prennent conscience
d’un continuum tribal idéologique et
spirituel entre Israël, le sionisme,
les soi-disant juifs antisionistes
et la gauche en général. Ce n’est
plus un secret pour personne que,
comme les sionistes, les juifs
« antisionistes » investissent la
majeure partie de leur énergie
politique à courir après les
soi-disant « antisémites » – ceux
qui analysent la politique
israélienne et sioniste dans le
contexte de la culture et de la
philosophie juive.
Néanmoins, l’éveil moral est un
processus lent, plutôt qu’un
changement de perspective rapide et
il est intéressant de voir comment
les rencontres de Sand avec des
juifs antisionistes l’ont conduit à
adopter la même critique que celle
que j’exprime dans
Quel Juif errant ?
« Il y en a
quelques-uns qui se définissent
eux-mêmes comme juifs laïcs, ils
tentent de protester, soit
collectivement, soit seuls, contre
l’occupation et la ségrégation
(Israélienne). À juste titre, ils
saisissent que ces politiques
menacent d’apporter de la
judéo-phobie qui pourrait identifier
tous les juifs comme une race
distincte et confondre juifs et
sionistes. »
Cependant, Sand continue :
« Leur désir de
faire partie d’une identité ethnique
juive tout en n’étant pas capable de
la remplir avec du contenu culturel
positif rend leur tactique, dans le
meilleur des cas, éphémère, qui
manque de poids et d’avenir
politique, et dans le pire des cas,
soutenant indirectement le sens du
(judéo) tribalisme. » (p. 145)
Sand détecte ici clairement un
élément de malhonnêteté
intellectuelle inhérent à la
« gauche » juive en général et
antisioniste en particulier. Il
continue : « Si ceux
qui se considèrent juifs
antisionistes, malgré le fait qu’ils
ne sont jamais allés en Israël, ne
sont pas familiers avec la langue
(hébreu) et étranger à la culture
(israélienne), insistent sur le
droit de critiquer Israël, les
pro-sionistes ne devraient-ils pas
bénéficier d’un privilège unique
(similaire) pour déterminer l’avenir
d’Israël ? » (p. 146). Sand a
évidemment raison ici, mais son
point de vue pourrait être poussé
encore plus loin : si les juifs
antisionistes jouissent d’un
privilège en raison de leur origine
ethnique « unique », ils affirment
en fait qu’Israël est l’État juif et
en font même leur propre État. Quand
un groupe de juifs justes critiquent
« en tant que juifs » l’État juif et
au nom de leur judéité,
paradoxalement, ils affirment
qu’Israël est en effet l’État juif
tout en affirmant simultanément leur
propre « élection » et privilège en
tant que juifs.
Il n’est pas surprenant que Sand
soit impressionné par la
contribution des penseurs
progressistes et radicaux juifs. Il
présente une liste de penseurs juifs
qui « ont fait un
effort pour s’éloigner de l’héritage
moral égocentrique (juif), afin
d’essayer d’adopter une morale
universelle » (p. 114). Sand
mentionne comme noms : comme Karl
Marx, Trotski, Rosa Luxemburg, Léon
Blum, Noam Chomsky et quelques
autres. « Plus ces
personnes étaient distantes du
patrimoine religieux, plus leur
affinités étaient proche de la
perception humaniste et de la
volonté de changer les conditions de
vie de tout le monde plutôt que les
leurs » (p. 115).
Contrairement à Sand, je suis moins
convaincu de la motivation
universaliste pure derrière ces
héros progressistes du
Tikkun Olam
(réparation du monde). Contrairement
à Sand, je suis convaincu que le
« progressisme »
n’est qu’un prolongement séculaire
de l’« élection »
juive tribale. Après tout, si vous
êtes un « progressiste », quelqu’un
d’autre doit être un
« réactionnaire ». En d’autres
termes, le progressisme est en soi
un discours intolérant
non-universel.
S’éloigner de la judéité pour aller
vers l’universalisme véritable et
authentique peut être réalisé comme
l’émergence d’une sensibilité
critique unique envers tous les
aspects possibles du fonctionnement
tribal juif. Un tel acte implique
une certaine quantité de haine de
soi plutôt qu’un simple mépris des
juifs qui vous entourent. Sand n’en
est pas encore là. Au lieu de se
haïr lui-même, il perfectionne
actuellement son argument contre ses
voisins juifs. Dans la pratique, il
est toujours engagé dans un débat
tribal interne.
La politique identitaire juive est
un sujet critique émergeant et je
prends un peu de crédit pour un tel
développement. Il y a deux ans, mon
livre Quel Juif
errant ? a été publié, ce qui a
ouvert une boîte de Pandore. J’ai
lâché un assaut critique sur la
politique identitaire en général
mais aussi exposé la nature
trompeuse qui est intrinsèque à la
pensée juive de gauche. Suite à la
publication du livre, l’enfer s’est
déchaîné, les sionistes, ainsi que
leurs frères juifs antisionistes ont
uni leurs forces dans une tentative
désespérée d’arrêter le livre et de
censurer mes pensées – mais ils ont
échoué : le livre est devenu un
best-seller, traduit dans de
nombreuses langues et approuvé par
certains des humanistes et des
universitaires les plus importants.
Plus important encore, il a rendu
les juifs et leur politique (et pas
seulement Israël ou le sionisme)
sujets à un examen intellectuel et
philosophique approfondi.
Il y a quelques mois, Judith Butler
a tenté de secourir l’humanisme juif
et l’identité progressiste. Mais son
texte, Parting Ways
– La judéité et la critique du
sionisme, était assez
problématique et intellectuellement
malhonnête. Par conséquent, il n’a
reçu aucune attention sérieuse. Tout
au contraire, il traduit un manque
évident de pensée humaniste et
universaliste au cœur du discours de
la gauche juive. Le nouveau livre de
Sand est une autre tentative de
traiter le sujet, mais contrairement
à Butler, Sand mérite toute notre
attention. Sand est un homme en
transition (une qualité que je
partage modestement avec lui). Sand
est honnête, un superbe écrivain,
familier avec l’historicité juive
et, bien qu’il se trompe peut-être
un peu sur certaines questions, son
texte nous donne un aperçu unique de
l’authentique voyage d’une âme juive
pessimiste toujours poétique en
quête de sens.
Gilad Atzmon
gilad.co.uk, 22
septembre 2013
[1]
L’exclusivisme, l’intolérance, la
dialectique négative, la justice,
l’inclinaison tribale, etc. Ce sujet est
au cœur de mon nouveau livre. J’y
reviendrai en détail.
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