Gilad Atzmon
on CounterPunch.org, 21-23 août 2009
http://www.counterpunch.org/atzmon08212009.html
« Comme dans le cas d’un homme, dans un
rêve, qui n’arrive pas à plaquer un autre, qu’il poursuit – ni
celui qui est poursuivi ne peut s’échapper, ni celui qui le
poursuit ne peut le dépasser » [Homère, in L’Iliade, XXII].
La
Grèce revisitée
Dans son livre précieux La Parallaxe [Looking
Awry], Slavoj Zizek propose une interprétation lacanienne du
paradoxe d’Achille et la Tortue, du philosophe grec Zénon [1] :
« l’économie libidinale du cas d’Achilles et la Tortue est ici
très clairement exprimée : le paradoxe met en scène la relation
du sujet avec l’objet cause de son désir, qui ne peut jamais
être atteint. L’objet cause n’est jamais atteignable » [Looking
Awry, Slavoj Zizek, p. 4]. Notre objet de désir s’échappe
toujours, quelles que soient nos tentatives pour l’atteindre.
Achille ne peut jamais atteindre la tortue ; il ne peut que s’en
rapprocher, de plus en plus près.
Un
cauchemar
Voici, de cela, quelques jours, lors d’un
meeting londonien de gens qui passent le plus clair de leur
temps à faire campagne pour la Palestine, une militante en vue,
une adorable dame qui soutient la cause palestinienne depuis les
années Soixante, a partagé avec nous un cauchemar qu’elle avait
eu, dans les années Quatre-vingt. Dans son rêve, elle se faisait
kidnapper et elle était retenue en otage par la milice
paramilitaire libanaise Amal. Tandis que les combattants d’Amal
mettaient la dernière main aux préparatifs de l’exécution de
cette militante, celle-ci faisait des efforts désespérés pour
les convaincre qu’elle était, en réalité, de leur côté. Elle ne
cessait de répéter que si elle était au Sud-Liban, c’était parce
qu’elle soutenait le peuple libanais et les réfugiés
palestiniens. Dans son rêve, à son grand dam, ses kidnappeurs
restaient sourds à sa supplique : on l’assassinait [2].
L’interprétation que la militante faisait
de son horrible cauchemar était très élégante, cohérente et
valide. Elle avait pigé qu’aux yeux de ses preneurs d’otage
imaginaires, elle était personnellement tenue redevable de
l’interminable liste de crimes perpétrés par l’ « homme blanc ».
A ses yeux, elle était châtiée non sans quelque raison. Jusqu’à
un certain point, son raisonnement est similaire à
l’interprétation que fait Robert Fisk de sa propre expérience,
au Pakistan, en 2001. Après avoir été attaqué par un commando
(qui, lui, n’avait rien de fictif), Fisk avait dit :
« A leur place, je me serais attaqué moi
aussi » [3] Très significativement, il m’a fallu toute une
journée pour prendre conscience du fait que j’avais fait des
rêves semblables en tous points à celui-ci, par le passé. Dans
ces rêves, j’étais moi aussi pris en otage, et tout à fait comme
dans le rêve décrit plus haut, je déclarai immédiatement mon
soutien aux mouvements de libération et à la résistance. Dans
mon hallucination, j’étais semblablement ignoré ou rembarré. Me
préparant à rencontrer mon Créateur, je me réveillais en sueur,
à seule fin que je me portais comme un charme et que j’étais
encore dans la compagnie des vivants. Ayant commencé à poser la
question autour de moi, je compris que le « rêve du militant
pris en otage » est en réalité très fréquent chez les gens qui
soutiennent la Palestine et les mouvements de libération arabes
et islamiques. Et, comme si cela ne suffisait encore pas,
l’interprétation ci-dessus est également largement répandue chez
les humanistes et les militants. Nous avons tendance à
comprendre la raison pour laquelle d’autres nous haïssent
tellement. Nous avons occasionnellement tendance à être d’accord
avec eux, car, nous-mêmes, nous avons parfois du ressentiment à
l’encontre de ce à quoi l’on nous associe, dans ces rêves.
Toutefois, après avoir réfléchi un jour ou
deux à cette militante et à son rêve, j’ai compris qu’autant son
interprétation était élégante, cohérente et valide, autant il
serait intéressant de découvrir pourquoi nous avons ce genre de
rêve, pour commencer ? Qu’est-ce qui place notre esprit dans un
tel mode de créativité frénétique qui spécule sur notre propre
destruction de la main de l’objet même de notre solidarité ? Dit
lacaniennement, nous pouvons étendre la question et demander
comment il se fait que nos esprits se mettent à spéculer sur la
possibilité que nous soyons assassinés par les objets politiques
de notre désir ?
Une
interprétation
Le rêve, tel que nous le comprenons, est du
domaine de l’inexprimable. C’est dans le rêve que les pensées,
les désirs et les peurs se transforment de manière involontaire
en sensations, en idées et en émotions. C’est dans le rêve que
le symbolisme, les signifiants et les identifications explosent
en mille shrapnels de doute et d’angoisse.
Quand nous sommes éveillés, nous disons
beaucoup de choses, et bien souvent, nous croyons à ce que nous
disons, tandis qu’à d’autres moments, nous faisons juste
semblant, voire nous mentons. Quand nous sommes éveillés, nous
affirmons aussi avoir des idées, nous reconnaissons avoir un
système de valeurs cohérent, et nous martelons notre soutien à
des idéologies que nous comprenons à-peine. Nous affirmons notre
ouverture à des cultures qui nous sont parfaitement étrangères.
Beaucoup d’entre nous soutiennent les luttes de libération des
Palestiniens, des Irakiens et des Afghans. Certains d’entre nous
soutiennent la résistance islamique, d’autres sont trop heureux
d’affirmer le logos qui préside au jihâd armé. Toutefois, quand
nous dormons, notre esprit se libère : comme un papillon attiré
par la lampe, notre esprit est aimanté par l’intégrité. Il nous
suggère occasionnellement qu’il y a peut-être bien une vérité,
que nous refusons d’admettre, voire de regarder en face.
Tandis que nous dormons, notre esprit est
désireux de confier (tout au moins, à lui-même) qu’autant il
veut soutenir, approuver et affirmer, l’objet de notre
solidarité, l’opprimé, demeure élusif à notre égard. Ils sont
manifestement étrangers l’un à l’autre et, ce, pour des raisons
évidentes : c’est la langue, c’est les épices, c’est la musique.
Leur système de valeur semble tellement distant. Parfois, c’est
la foi religieuse qui contrarie nos préceptes modernistes,
rationnels et prétendument « humanistes ». Parfois encore, c’est
la conscience que notre objet politique de désir n’est pas aussi
« charmant » avec les dames que nous prétendons l’être
nous-mêmes. Et, comme si cela ne suffisait encore pas, nos
camarades fantasmatiques ne semblent pas accorder à la vie
autant de prix que nous prétendons le faire. En quelque sorte,
nous faisons l’expérience d’une dissonance cognitive totale, une
fois que nous avons été poussés à reconnaître que notre objet
politique de désir a suffisamment de chutzpah pour balayer d’un
revers de la main notre total achèvement intellectuel
occidental. Nos camarades ne parviennent pas à percevoir la
lumière inhérente à cet individualisme éclairé que nous
chérissons au plus haut point. Ils ne sont même pas séduits par
nos réalisations technologiques. Au moins, en rêve, nous sommes
prêts à avouer que l’objet de notre solidarité n’est pas très
impressionné par nous, ni même par notre solidarité. De fait,
autant nous sommes désireux de donner, autant il (ou elle) n’est
prêt(e) à recevoir quoi que ce soit de notre part.
Défier l’auto-complaisance
Pour Lacan [4] la relation sexuelle peut
être interprétée comme « le fait de s’aimer soi-même à travers
l’autre ». J’ai déjà affirmé, dans des papiers précédents, que
le militantisme solidaire peut être interprété comme le fait de
« s’aimer soi-même aux dépends d’autrui ». Fondamentalement,
nous ne faisons que nous aimer nous-mêmes aux dépens des
Palestiniens et des Irakiens. De même, le rêve de l’otage peut
être interprété comme une explosion inconsciente
d’ « auto-malédiction à travers l’autre ».
« L’inconscience
est le discours d’autrui », dit Lacan. De fait, c’est dans le
rêve de l’otage que nous sommes prêts à reconnaître que notre
objet politique de désir (l’autre) est tout à fait capable de
voir au travers de nous. Le rêve défie notre « ordre
symbolique » [5] en mettant en danger notre existence physique.
L’inconscience, en ce sens, fonctionne ici comme un désir de
reconnaître que l’autre peut fort bien connaître nos secrets les
plus profonds et les mieux dissimulés. L’autre sait cela même
que nous nous escrimons à cacher, fusse à nous-mêmes. L’autre
assassin menaçant est le reflet de notre culpabilité. Et
pourtant, nous devons nous rappeler que l’ « autre criminel »
est un autre imaginaire. Il est (ou elle est) une production
phantasmatique de notre esprit. Dans le rêve, c’est notre propre
esprit (l’inconscient) qui tente désespérément de lutter contre
nos contradictions éthiques, intellectuelles et politiques ;
tout cela, nous le faisons à travers notre objet (politique) de
désir.
Le cauchemar de l’otage donne un coup de
projecteur sur une dualité dévastatrice au sein de la psychose
de la Gauche. Il met aux prises le discours symbolique qui
envahit notre conscience avec la peur innocente que notre projet
politique de toute une vie ne soit vain. Dans le rêve, nous
juxtaposons notre rationalité mathématique solipsiste et
l’autre, cet autre stupéfiant et mystifiant, et pourtant
analogue. Quand nous sommes debout et que nous nous agitons à
droite et à gauche, nous nous saturons nous-mêmes de symbolisme,
avec nos badges, nos calicots, nos écharpes, nos drapeaux, nos
professions de foi, nos penseurs et nos déclarations. Mais dès
que nous fermons les yeux, notre propre sens de l’éthique et du
vrai nous envoie un message dévastateur, via un Autre
imaginaire : plus tu es symbolique, et moins tu es authentique.
Plus tu catégorises, et moins tu ressens.
Le rêve de l’otage, c’est notre réaction à
notre échec répétitif à parvenir à un réel lien de compréhension
avec notre sujet de solidarité. A l’instar d’Achille, qui se
rapproche de la tortue, mais qui ne parvient jamais à la
toucher, le militant de la solidarité, en tous les cas, dans le
rêve, est confronté à son échec garanti sur facture à parvenir à
un lien authentique avec son objet (politique) de désir. Plus
nous entrons en empathie, plus nous faisons de sacrifices et
plus nous donnons, et plus s’approfondit l’abîme qui menace de
nous avaler tout crus tandis que nous dormons.
Le rêve de l’otage doit être interprété
comme un appel authentique à l’intégrité. C’est un moment de
lucidité morale. C’est l’esprit qui exige que l’on substitue une
conscience éthique dynamique à notre symbolisme vide.
Le rêve de l’otage est un rayon de vérité ;
il nous suggère que nous risquons fort bien de ne jamais
comprendre. C’est probablement ça, la véritable signification de
l’authentique solidarité : c’est accepter que l’Autre soit un
mystère.
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
Notes :
[1] Zénon d’Elée (autour de 450 avant J.C.)
s’est vu attribuer l’invention de plusieurs paradoxes restés
célèbres, mais le meilleur est, de très loin, le paradoxe
d’Achille et la Tortue.
La Tortue a défié Achille à la course,
affirmant qu’elle vaincrait pour peu qu’Achille lui accorde un
avantage, même minime, au départ. Achille en rit, car, vous
pensez bien : c’était un guerrier puissant et agile, alors que
la tortue, elle, était lourde et lente.
« De quel avantage as-tu besoin »,
demanda-t-il à la tortue, en souriant.
« Dix mètres », répondit la tortue.
Achille se mit à rire plus fort que jamais :
« Tu perdras certainement, mon amie, dans ce cas », dit-il à la
tortue… « Mais faisons la course, si tu veux bien. »
« Au contraire », dit la tortue, « c’est moi
qui vais gagner, et je vais te le prouver, d’un simple
argument »…
« Suppose », commença la tortue, « que tu me donnes une avance
de dix mètres, au départ. Tu vas me dire que tu seras en mesure
de rattraper très rapidement ces dix mètres entre nous, n’est-ce
pas ? »
« Oui : très rapidement », confirma Achille.
« Et, à ce moment-là, quelle distance
aurai-je parcourue, d’après toi ? »
« Peut-être un mètre – tout au plus… »,
répondit Achille, après un moment de réflexion.
« Très bien », répliqua la tortue… « Donc,
maintenant, il y a un mètre entre nous. Tu pourrais rattraper
cette distance très vite, non ? »
« Certes, très vite ! »
« Et pourtant, à ce moment-là, je serai allée
un peu plus loin, si bien que maintenant, tu dois rattraper
cette distance, OK ? »
« Ou-oui… », dit Achille, pensif.
« Et pendant que tu en feras ainsi, moi, je
serai allée encore un peu plus loin, si bien que tu devras alors
rattraper cette nouvelle distance », continua la tortue sans
élever la voix.
Achille ne répondit rien.
« Alors, tu vois : à chaque instant, tu dois
rattraper la distance qui nous sépare, et pourtant, moi – au
même moment – j’ajouterai une nouvelle distance, aussi petite
soit-elle, que tu devras rattraper, elle aussi. »
« Bordel : c’est bien comme tu le dis »,
marmonna Achille, soucieux.
« Et donc, tu ne pourras jamais me
rattraper », conclut la tortue, compatissante.
« T’as raison, comme toujours ! », dit
Achille, la mort dans l’âme, reconnaissant sa défaite.
(http://www.mathacademy.com/pr/prime/articles/zeno_tort/index.asp)
[2] Il est crucial, à ce stade, de faire un
clair distinguo entre le rêve du militant otage et le rêve de
l’otage ordinaire. Tandis que, dans le rêve du militant otage,
l’on est pris en otage par son propre objet de solidarité
(l’objet politique de son propre désir), chose qui conduit à un
sentiment de trahison, dans le rêve de l’otage ordinaire, l’on
est pris en otage par le soi-disant « terroriste », ce qui
évoque des sentiments de victimitude.
[3]
http://news.bbc.co.uk/2/hi/south_asia/1699708.stm
[4] Jacques Lacan
http://www.lacan.org/
[5] L’ordre symbolique (selon Lacan) est le monde social de la
communication linguistique, des relations interpersonnelles, de
la connaissance des conventions idéologiques et de l’acceptation
de la loi.