|
Palissue.com
Sabra, Chatila et l'amnésie collective
Gilad Atzmon
15 novembre 2008
http://palestinethinktank.com/2008/11/15/...
Valse avec Bachir [http://www.waltzwithbashir.com/]
est un documentaire en dessin animé réalisé par Ari Folman [http://www.youtube.com/watch?v=ylzO9vbEpPg&eurl
]
En 1982, Folman était troufion dans
l’infanterie des Forces Israéliennes de « Défense ». Il avait
alors dix-neuf ans. Vingt-quatre ans après, en 2006, Folman a la
surprise de constater qu’il n’a aucun souvenir de cette guerre,
ni des massacres de Sabra et Chatila. Le film est un voyage dans
le passé oublié de Folman.
Ce documentaire se présente comme un
enchaînement d’interviews en dessins animés, entre Folman et ses
potes de régiment, des psychologues et Ron Ben Yishai, un
reporter télé israélien légendaire, qui fut parmi les premiers à
révéler les massacres perpétrés à Sabra et à Chatila. La mise en
scène vise à tirer une narration au passé personnelle et
cohérente, à partir des mémoires parcellaires d’autrui.
C’est un film éminemment sensible et
émouvant. Jusqu’à un certain point, il s’agit d’une tentative
particulièrement courageuse de se colleter avec le passé
dévastateur d’Israël, et en particulier avec les massacres de
Sabra et Chatila. Toutefois, nous sommes sommés de ne pas
oublier que les massacres perpétrés dans ces deux camps de
réfugiés palestiniens, bien que minutieusement préparés par
l’armée israélienne, ont été menés à « bien » physiquement par
les phalanges chrétiennes libanaises.
Cela pourrait expliquer la raison pour
laquelle les Israéliens sont tellement enthousiastes, au sujet
de ce film. D’un côté, ce n’est pas eux qui ont effectivement
massacré. De l’autre, le fait qu’ils aiment ce film est censé
faire d’eux des humanistes pur sucre. Soi-disant, ils feraient
la clarté sur leur sombre passé…
Quand les informations au sujet des
massacres éclatèrent dans les médias israéliens, le Premier
ministre de l’époque, Menahem Begin, répliqua à ses
détracteurs : « Ce sont des Arabes, qui tuent des Arabes, et des
juifs qui se critiquent mutuellement… » Tout semble indiquer que
si les Israéliens peuvent aisément vivre avec un film dénonçant
les massacres de Sabra et Chatila, c’est précisément parce qu’il
s’était agi d’Arabes tuant des Arabes. Ainsi, il est notable que
le film Jénine, Jénine [http://www.youtube.com/watch?v=dHjadULBCFM],
de Mohammad Bakri, qui raconte l’histoire du massacre de Jénine,
un assaut meurtrier perpétré par la soldatesque israélienne, n’a
pas du tout, mais alors, pas du tout été apprécié par les
Israéliens. Manifestement, les Israéliens ne veulent rien
entendre, au sujet de leurs exactions meurtrières, dès lors
qu’elles sont évoquées par un de leurs concitoyens arabes…
Dans Valse avec Bachir, Folman est à la
recherche de son passé perdu. Il franchit une première étape
grâce à un ami psychologue, qui arrive à lui faire réaliser une
introspection très utile. La mémoire, explique ce psychologue,
peut être très créatrice. Lorsque c’est nécessaire, elle
invente, tout bonnement, un passé…
Voilà qui peut nous aider à comprendre les
réflexions de Folman et de ses compagnons. Comme on peut s’y
attendre, dans le film, le soldat de « Tsahal » est, peu ou
prou, une victime. Il fait partie d’une énorme machine de
guerre, il ne fait qu’obéir aux ordres. Le soldat, en tant
qu’individu, est impuissant : il ne peut pas arrêter le
massacre, il ne peut, tout au plus, qu’en référer à ses
supérieurs. Il n’a que deux possibilité : tirer, et pleurer,
rétrospectivement, ou alors, comme dans le cas de Folman, il
peut se réfugier dans l’amnésie ou le refoulement.
Intelligemment fait et beau, tout le film
est en animation, ce qui nous permet de faire la supposition que
toute mémoire retrouvée, ou que toute narration verbale du passé
doit être construite. Toutefois, la dernière scène du film est
une prise de vue réelle. Elle nous emmène dans les camps de
réfugiés palestiniens dévastés, au milieu de Palestiniens en
larmes. Cela, afin de nous dire : « Mesdames et Messieurs, ce
qui va suivre n’est pas un souvenir personnel ; cette prise de
vue n’est pas une déconstruction en dessin animé. Non, c’est un
massacre REEL, qui s’est déroulé sous notre nez ! »
J’ai fait, personnellement, mon service
dans « Tsahal », exactement à la même époque, et exactement dans
la même guerre. Bien que loin d’avoir été un soldat
d’infanterie, certaines des scènes du film m’ont semblé
particulièrement familières. Tandis que je le regardais, je me
suis surpris, à l’occasion, à chialer comme une Madeleine. Cette
guerre a changé mon existence, tout autant qu’elle a bouleversé
la vie de beaucoup de personnes – des Israéliens, des
Palestiniens et des Libanais. Cette guerre fut le départ d’un
périple personnel qui m’a conduit, en fin de compte, à partir
d’Israël, avec la ferme intention de ne jamais plus y remettre
les pieds. Je sais que je ne suis pas le seul Israélien à avoir
réagi de cette manière. Toutefois, j’ai quitté Israël avec une
détermination très claire de ne pas être impliqué dans ce
conflit. Manifestement, j’ai échoué. Pour diverses raisons, qui
sont loin derrière moi désormais, je suis aujourd’hui bien plus
engagé dans les problématiques relatives au discours palestinien
que je ne l’aurais jamais été, si j’étais resté en Israël.
Bien qu’on soit subjugué par la qualité et
la transparence de ce film, il y a des mises au point d’ordre
général qui doivent être faites. Il semble bien qu’en réalité,
ce soient des Israéliens et d’ex-Israéliens qui produisent,
aujourd’hui, la critique la plus éloquente et la plus acerbe
d’Israël, du sionisme et de l’identité juive. Qu’il s’agisse de
Shlomo Sand, d’Israel Shahak, d’Ari Folman, de Gideon Levi,
d’Ilan Pappe, d’Oren Ben Dor, d’Eyal Sivan, d’Uri Avnery, d’Amira
Hass, d’Avrum Burg, de Daniel Barenboim, de moi-même et
d’autres, tous, nous voyons dans la guerre israélienne notre
propre conflit, et nous considérons qu’il ses situe dans la
portée de notre propre responsabilité.
Nous divergeons, entre nous, sur bien des
sujets, mais nous sommes unanimes sur une chose : ce désastre,
en Palestine, c’est notre putain de bordel, à nous.
Contrairement à la petite poignée de juifs occidentaux
occasionnels qui sortent tels des diables de leur boîte, une
fois par mois, à grand-bruit, pour pousser collectivement leur
cri de gueule : « Pas en notre nom ! », nous savons que,
malheureusement, toutes ces horreurs sont bel et bien perpétrées
en notre nom. Nous en ressentons, tous, une immense honte, nous
nous sentons coupables, et nous insistons à faire tout ce qui
est en notre pouvoir pour apporter un changement. Je suppose que
cela suffit à rendre notre voix pertinente et sans ambiguïté.
Le film rencontre un succès phénoménal, en
Israël. Les Israéliens adorent chialer collectivement, et
exprimer des regrets pour les Phalangistes (libanais) chrétiens,
qui ont tué en leur nom. Apparemment, quand ils ressortent des
cinetoches, ils se disent : « Il n’y a qu’ici, dans notre pays
merveilleusement libre, que les citoyens soient prêts à
affronter leur pays avec un tel courage ! »
Je suis allé voir sa première
représentation à Londres, dans le cadre du London Jewish Film
Festival. Ce festival est sponsorisé par le gouvernement
israélien, parmi une interminable liste d’organisations
sionistes de la droite la plus enragée. On pourrait à bon droit
se demander pour quelle raison des institutions sionistes
soutiennent ainsi une critique aussi sévère d’Israël. Je ne peux
suggérer qu’une seule réponse possible : Israël aime se
présenter en société ouverte, libérale, au sens de
‘progressiste’, anglo-saxon, de ce terme. Si tel est bien le
cas, c’est là, véritablement, une décision extrêmement
intelligente, extrêmement sinistre et calculée. Cela présente
les Israéliens non seulement comme des humanistes, mais cela
permet même de flanquer les institutions sionistes enragées au
cœur-même de la solidarité avec les Palestiniens.
De plus, aussi longtemps qu’Israël réussira
à générer une forme ou une autre d’auto-désapprobation
impitoyable, il ne restera pas grand-chose, comme espace de
manœuvre critique, pour les authentiques ennemis d’Israël.
Autant nous méprisons, à juste titre, Israël et les institutions
sionistes, autant nous ferions bien d’en reconnaître la
sophistication…
A la suite de la projection du film au
London Jewish Film Festival, il y a eu un bref débat avec David
Polonsky, le directeur artistique du film. Je lui ai posé cette
question, toute simple :
Si les Israéliens ont autant de difficulté
à ses remémorer ce qui leur est arrivé voici tout juste
vingt-six ans, comment se fait-il que tout Israélien se
souvienne très exactement de ce qui s’est passé, en Europe,
entre 1942 et 1944 ?
Très étonnamment, alors qu’il s’agissait
d’une manifestation juive et que ma question était plutôt du
genre provocateur, personne, dans la salle, n’a montré le
moindre signe d’emportement. Je suppose que les juifs, dès lors
qu’ils se retrouvent entre eux, finissent par se poser beaucoup
de questions qu’ils éviteraient soigneusement d’aborder dans un
débat plus ouvert. Toutefois, Polonsky n’a pas réellement pu
m’apporter de réponse. C’est tout-à-fait compréhensible…
Le film lui-même, toutefois, peut offrir
deux réponses possibles, fournies, toutes deux, par le
psychiatre, ami de Folman. La mémoire est un construit, elle n’a
que peu de rapport avec la réalité, dit ce psychiatre.
Apparemment, les institutions israéliennes et juives, ainsi que
les individus israéliens et juifs, sont extrêmement imaginatifs
et productifs, quand il s’agit de construire et d’élaborer une
mémoire personnelle, et collective, de la souffrance juive. En
revanche, dès lors que c’est par des juifs qu’elle est imposée,
la souffrance est totalement refoulée, dans les cultures
israélienne et juive contemporaines.
Plus loin, dans le cours du film, le même
psychiatre suggère que l’amnésie de Folman peut être le résultat
de son implication dans l’Holocauste. Vous étiez impliqué dans
le massacre, bien longtemps avant qu’il ne se produisît, à
travers la mémoire que vos parents avaient conservée
d’Auschwitz. Jusqu’à un certain point, cette suggestion apporte
une solution à l’interrogation incessante de Folman : son
refoulement avait commencé, bien avant les massacres de Sabra et
Chatila…
Une fois de plus, nous vérifions que le
Stress Juif Post-Traumatique est, en réalité, un désordre dû à
un Stress Pré-Traumatique. La mentalité juive (et israélienne)
est une préparation institutionnelle à une tragédie encore à
venir.
Dans un article précédent sur le Syndrome
du Stress Pré-Traumatique [http://www.gilad.co.uk/html%20files/pre-tsd.html],
j’avais défini comme suit cette disposition mentale :
Dans les conditions du Syndrome du Stress
Pré-traumatique, le stress résulte d’un événement
phantasmatique, d’un épisode imaginaire campé dans le futur ; un
événement qui ne s’est jamais produit. Contrairement au Syndrome
du Stress Post-traumatique, dans lequel le stress est une
réaction directe à un événement qui a pu se passer (ou s’est
effectivement passé) dans le passé, dans l’état de Syndrome de
Stress pré-traumatique, le stress est, manifestement, le
résultat d’un événement imaginaire, virtuel. Dans le syndrome du
stress pré-traumatique, une illusion préempte la réalité, et la
condition sur lesquelles le phantasme de terreur est focalisé
est en train de devenir, elle-même, une réalité terrible. Si
cette illusion était poussée aux extrêmes, des préparatifs de
guerre totale contre le reste du monde ne seraient pas une
réaction à exclure.
Si l’ami psychiatre de Folman dit vrai,
alors l’amnésie de Folman n’est rien d’autre qu’un syndrome de
stress pré-traumatique. L’amnésie de Folman, sur les événements
de la guerre, s’explique en tant que refoulement d’une mémoire
antérieure, lointaine, de l’Holocauste. C’est là, de fait,
l’ultime Catharsis juive, la résurrection de la tragédie (à
venir), à la lumière d’une tragédie passée. Le trauma est
présent, de manière prématurée.
Si le psychiatre du film est dans le vrai,
cela pourrait expliquer la raison pour laquelle la foule
composée d’Israéliens et de juifs qui assistaient au London
Jewish Film Festival ont aimé ce film. Le syndrome de stress
pré-traumatique est l’essence de l’existence juive, dans
laquelle l’être au monde se résout à la lumière du passage de
tragédies passées à une tragédie future. La vie n’a de sens
qu’aussi longtemps que nous sommes préparés, constamment et de
manière effroyable, à quelque nouvelle catastrophe, à la lumière
d’une ancienne catastrophe.
La question à laquelle devra répondre le
pacifiste exalté est la suivante : quelle chance une identité
tellement autodestructrice est-elle susceptible de laisser à la
paix ? Autrement dit : comment pouvez-vous faire la paix avec un
sujet qui est ainsi obsédé par sa destruction prochaine ?
Personnellement, je n’ai pas de réponse, à
cette question. La seule chose que je sois en mesure de faire,
c’est rappeler cette vieille blague juive :
Ce qui suit est un télégramme juif :
« Pouvez commencer vous ronger sangs. Détails
suivront ».
Traduit de l’anglais par Marcel
Charbonnier
|