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Opinion
Discriminations:
mener le combat sur le terrain
Esther Benbassa
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Esther Benbassa. All Rights Reserved
Dimanche 16 mai 2010
Rencontre avec Esther Benbassa qui a
coordonné avec Jean-Christophe Attias « Le Dictionnaire des
racismes, de l’exclusion et des discriminations »*.
Quel est l’objectif de ce
dictionnaire, que vous venez de coordonner avec Jean-Christophe
Attias ?
Il s’inscrit dans la continuité de nos
actions avec l’association «le pari du vivre ensemble», fondée
par nous en 2006, qui a organisé de nombreux évènements sur les
discriminations, dont un colloque en décembre sur les minorités
visibles en politique. Dans tout ce que nous faisions, ces
questions revenaient sans arrêt. Et nous nous sommes rendu
compte que même des personnes de bonne volonté ne connaissaient
pas toujours les termes qu’elles utilisaient. C’est pour cette
raison que nous avons travaillé ensemble durant quatre ans, avec
38 autres personnes, des savants, des intellectuels aussi bien
des gens issus de la société civile comme Hamé le chanteur de
rap, Thuram, des politiciens comme Christiane Taubira, des
militants associatifs. La nomenclature s’est enrichie durant 4
ans au fur et à mesure des questions qui se posaient. Nous
n’avons pas voulu faire seulement une histoire du racisme, des
discriminations figé, c’est surtout un livre en mouvement.
L’objectif était de faire un travail de «prophylaxie sociale» et
de combattre ainsi l’ignorance dans le domaine. On a voulu aussi
montrer la profondeur historique de ce racisme, qui ne date pas
d’aujourd’hui. On ne pouvait pas faire l’impasse sur
l’exclusion, la pauvreté qui est une des plus grandes
discriminations. Ce genre de dictionnaires ont déjà vu le jour
aux États-Unis et ce depuis les années 1980, ce qui n’était pas
le cas jusqu’ici en Europe. Même aux USA ce type de dictionnaire
regroupant à la fois le racisme, les discriminations et
l’exclusion n’existent pas, mais on ne pouvait pas séparer les
trois, vu l’ampleur aujourd’hui en Europe de la pauvreté, de
toutes ces discriminations que l’on croit seulement ethniques.
Nous avons voulu également inclure les discriminations contre le
genre, contre les orientations sexuelles différentes de la norme
imaginée, contre le handicap, etc.
Les discriminations ont pour fonction
sociale de «diviser pour régner». Dans le contexte actuel de
crise, qui rappelle de plus en plus les années 1930, comment se
reconstruisent-elles?
J’ai beaucoup écrit sur ces questions.
L’antisémitisme moderne, né dans les années 1880, comme une
sorte de soubresaut, d’opposition à la modernité,
l’industrialisation dont on a accusé les juifs. Et de surcroît
dans les années 1930, avec la crise économique, on a fait des
juifs des boucs-émissaires. La situation actuelle me rappelle
beaucoup ces années-là. Les juifs français, qu’on appelait les
israélites, étaient très gênés par leurs coreligionnaires qui
arrivaient d’Europe de l’est portant pour certaine d’entre eux
des tenues «ostensibles»; ils pensaient qu’ils suscitaient
l’antisémitisme. En général, la France construit son identité
contre l’Autre. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce
fut contre les juifs et aujourd’hui contre les arabo-musulmans.
On retrouve la même cristallisation. Je ne soutiens pas le
niqab, ni le voile, ni la polygamie, mais on ne doit pas
légiférer non plus à chaque fois que le cas se présente. Il
faudrait alors mettre en prison aussi tous ces chers messieurs
qui ont des maîtresses! Lorsqu’un musulman fait quelque chose
qui est «mal vu» par la société, tout l’islam, tous les
musulmans sont accusés. On sait aussi que si d’un côté l’islam
se radicalise; de l’autre, les musulmans d’Europe créent leur
propre islam de plus en plus sécularisé. Ce retour à l’islam
radical en Europe de certains musulmans est une sorte de
réaction aux multiples discriminations subies au quotidien. Si
on veut parler de radicalisme, on peut dire que ce phénomène se
retrouve aussi en Occident au sein du judaïsme avec un retour à
la tradition stricte. Le christianisme n’en est pas non plus
épargné. Ce sont des mouvements certes minoritaires mais
visibles. En revanche, c’est une aberration que d’accuser tout
le groupe musulman chaque fois qu’un d’entre eux n’est pas dans
la norme qu’on voudrait lui imposer. J’imagine que les musulmans
doivent trembler chez eux, se disant «est ce qu’on va s’en
prendre plein la figure à cause de celle qui sort avec le
niqab»? C’est une logique qui était celle des juifs dans les
années 30. Il fallait montrer qu’ils étaient là depuis
longtemps, qu’ils étaient de vrais citoyens. Ce qui a été dit
sur la naturalisation m’a profondément choquée. Il y a eu une
vague de naturalisation des juifs d’Europe de l’est en 1927 et
avec les lois de Vichy, on leur a repris la nationalité. C’était
la première loi rétroactive. Et aujourd’hui, Brice Hortefeux dit
la même chose sur la naturalisation avec une aisance choquante.
Le but du dictionnaire est de montrer que cela n’est pas nouveau
et que cela peut se reproduire. Il y a des stratégies
politiques, des périodes de crise, des contextes qui favorisent
ce genre de retour en arrière. On parle des communautés, mais la
nation se referme, elle aussi; elle se rabougrit. On est dans
l’anachronisme. A l’époque de la globalisation, il y a un
enfermement, un repli du centre de la nation. Pourquoi les
minoritaires ne feraient-ils pas la même chose; ils suivent le
mouvement. Ils se replient pour recréer des communautés
imaginées. Tous ceux qui cherchent un abri moral tendent à se
regrouper avec ceux qui partagent le même sort.
Dans un contexte politique où le
racisme revient fortement, votre ouvrage montre que cela a
également toujours suscité de fortes résistances.
Dans ce dictionnaire, on a cherché à éviter
la victimisation. L’abolition de l’esclavage, les droits
civiques des noirs américains, tout s’est fait par les luttes
menées par les intéressés eux-mêmes. N’oublions pas cela. Rien
n’a été donné, tout a été acquis. On a montré que pendant ces
luttes, ceux-ci ont créé des cultures, ce ne sont pas seulement
des populations victimes. Le gospel, le jazz, la rumba, le
hip-hop, le cinéma hollywoodien, les cultures créoles… ces
cultures font partie de la culture occidentale et on a souvent
tendance à l’oublier. Aujourd’hui on pense que le noir ne peut
qu’être un balayeur ou que l’arabo-musulman l’épicier du coin.
La culture de ces gens que nous regardons avec condescendance
appartient à notre patrimoine commun
Dans cet ouvrage, nous n’avons pas cherché à
faire du politiquement correct, on a mis aussi les mots tels
qu’ils apparaissent dans la terminologie raciste et
discriminatoire parce que les mots ont besoin de retrouver leur
sens. Nous avons voulu mettre le nez des gens dans leur propre
confusion. C’est une goutte d’eau, on ne va pas faire cesser le
racisme mais il faut néanmoins regarder les choses en face,
affirmer la volonté de les changer, comme essayent de le faire
les sans-papiers, les grévistes, tous ces mouvements en lutte
pour empêcher la résignation aux injustices. Nous avons tenté
dans ce dictionnaire de fournir des outils pour aller de
l’avant. Il a été écrit pour être accessible à tous, transmettre
à tous la mémoire d’un passé non moins douloureux que le présent
. Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas nouveau, mais notre
regard a changé et nous sommes , en raison des grandes tragédies
du XXe siècle dont le génocide des Arméniens et des juifs et les
autres génocides qui ont suivi, plus sensibles aux conséquences
des racismes. Et certains d’entre nous les considèrent
inacceptables et ceci avec raison. Si on ne connaît pas le
pourquoi de ces bouleversements historiques, comment
pourrons-nous y remédier?
Comment vois-tu les perspectives de
la lutte antiraciste?
Pour en arriver à la situation actuelle,
a-t-on mené les bons combats, c’est une question que je me pose
personnellement. Le combat se déroule sur le terrain, au niveau
associatif. Je suis peut être un peu individualiste, mais je ne
crois plus aux partis, ni à leur rôle peut-être parce que le
dogmatisme les empêche parfois de voir la réalité. Même si les
intellectuels sont utopistes, il faut laisser les utopies
s’exprimer. Il est temps de passer à une solidarité «humaine»
qui ne soit pas seulement une solidarité de parti ou de
syndicat. Nous sommes dans une période de crise, de chômage, de
racisme, de nationalisme effervescent démodé. En tant
qu’historienne je peux modestement dire que la notion même
d’identité nationale est empruntée aux Barrès, Maurras et les
autres: le sang, la terre où les morts sont enterrés… En fait
notre identité aujourd’hui est multiple, complexe; nous ne
sommes pas seulement femme, juive ou seulement blanc, seulement
noir, seulement musulman. En fait, nous sommes faits de
multiplicité. Actuellement , il s’agit de construire la
solidarité au quotidien: moi et mon voisin, et l’autre voisin,
et le voisin de l’autre voisin, le concierge, le sans-papiers,
le chômeur, etc.. Ces solidarités individuelles pourraient
devenir massives. Si nous ne disons pas bonjour à notre voisin,
nous avons déjà perdu la partie. Comment voulez-vous ensuite
qu’on aille de l’avant?Cultivons une solidarité éthique envers
l’Autre. Nous n’avons pas d’autre issue. La globalisation n’est
pas complètement négative, elle met en cause les frontières,
quoiqu’il y ait un retour au nationalisme primaire face à
l’Europe élargie, le monde virtualisé, etc. Le seul moyen de ne
pas être esclave de la globalisation, c’est la solidarité au
quotidien. C’est ce que j’essaye de faire modestement. Nous
devons assumer notre responsabilité citoyenne au sens le plus
large, avec détermination, quitte même à se tromper parfois. Je
dirais même que nous y sommes condamnés.
Propos recueillis par Antoine
Boulangé
*Éditions Larousse présent, 728 pages, 28
euros.
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Publié le 17 mai 2010
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