Made by USA
Produire des «
États ratés »
Edward S. Herman
Un cadre
d’Al-Qaida venu en Syrie avec des
officiers occidentaux.
On ne change pas des recettes qui
marchent.
Lundi 17 septembre 2012
Washington
est passé maître dans l’art d’affaiblir
ses cibles en y développant un
terrorisme intérieur, puis de les
accuser d’être responsables des crimes
qu’il a commandités. Cette méthode lui
permet à la fois de justifier une
intervention militaire et de la conduire
sans risque. Le schéma bien rôdé que
décrit ici Edward S. Herman est
aujourd’hui appliqué à la Syrie.
Pendant la
guerre du Vietnam, au-dessus de
l’entrée d’une base US on pouvait
lire : « Killing Is Our Business,
and Business Is Good ». (Tuer
c’est notre affaire, et les affaires
marchent fort). Et en effet, les
affaires marchaient vraiment très
fort au Vietnam (de même qu’au
Cambodge, au Laos ou en Corée), où
on comptait par millions le nombre
de civils tués. D’ailleurs elles se
sont plutôt bien maintenues aussi
après la guerre du Vietnam. Les
massacres ont continué sur tous les
continents, aussi bien directement
que par l’entremise de « proxies
» [1],
partout où la « sécurité
nationale » états-unienne avait
besoin de bases, de garnisons,
d’assassinats, d’invasions, de
campagnes de bombardements, ou de
sponsoriser des régimes assassins et
d’authentiques réseaux et programmes
terroristes trans-nationaux, pour
répondre à la « menace terroriste
» qui ne cesse de défier le pauvre «
géant pitoyable » [2].
Dans son excellent ouvrage sur
l’ingérence des États-Unis au Brésil
[3],
Jan Knippers Black montrait déjà il
y a des années, combien l’acception
merveilleusement élastique du
concept de « sécurité nationale
» peut être élargie, en fonction de
ce qu’une nation, une classe sociale
ou une institution estime qu’elle
devrait pouvoir recouvrir. Au point
que ce sont précisément « ceux
dont la richesse et la puissance
devraient en principe garantir la
sécurité, qui sont en fait les plus
paranoïaques et qui, par leurs
efforts effrénés pour assurer leur
sécurité, engendrent eux-mêmes leur
propre [lot de] destruction »
(Son ouvrage traitait du risque
d’apparition d’une démocratie
sociale au Brésil dans les années
1960, et de son élimination grâce au
soutien US à une contre-révolution
et à l’établissement d’une dictature
militaire). Ajoutez à cela le besoin
des entrepreneurs liés au complexe
militaro-industriel, de favoriser
des missions justifiant
l’augmentation des budgets de
défense, et la pleine et entière
coopération des médias de masse à
cette activité, et vous obtenez une
terrifiante réalité.
En réalité ledit géant faussement
paranoïaque s’est démené comme un
beau diable pour produire des
semblants de menaces à peu près
crédibles, surtout depuis la chute
de « l’Empire du Mal » que ce
pays avait toujours prétendu «
contenir ». Dieu merci, après
quelques tentatives sporadiques de
cristalliser l’attention sur le
narco-terrorisme, puis sur les armes
de destruction massive de Saddam
Hussein, le terrorisme islamique
tomba littéralement du ciel pour
offrir à cette défunte menace un
digne successeur, découlant tout
naturellement de l’hostilité du
monde arabe aux libertés
états-uniennes et de son refus de
laisser à Israël la possibilité de
négocier la paix et de régler
pacifiquement ses désaccords avec
les Palestiniens.
En plus d’optimiser les massacres
et les ventes d’armes qui en
découlent, les États-Unis devenaient
aussi de facto le premier
producteur d’États ratés, à
l’échelle industrielle. Par État
raté [4],
j’entends un État qui, après avoir
été écrasé militairement ou rendu
ingérable au moyen d’une
déstabilisation économique ou
politique et du chaos qui en
résulte, a presque définitivement
perdu la capacité (ou le droit) de
se reconstruire et de répondre aux
attentes légitimes de ses citoyens.
Bien sûr, cette capacité de
production des États-Unis ne date
pas d’hier —comme le montre
l’histoire d’Haïti, de la République
Dominicaine, du Salvador, du
Guatemala ou de ces États
d’Indochine où les massacres
marchaient si bien—. On a d’ailleurs
pu constater récemment une
prodigieuse résurgence de cette
production d’États ratés,
occasionnellement sans hécatombes,
comme par exemple dans les
ex-républiques soviétiques et toute
une kyrielle de pays d’Europe de
l’Est, où la baisse des revenus et
l’accroissement vertigineux du taux
de mortalité découlent directement
de la « thérapie de choc » et
de la mise à sac généralisée et
semi-légale de l’économie et des
ressources, par une élite appuyée
par l’Occident mais aussi plus ou
moins organisée et soutenue
localement (privatisation tous
azimuts, dans des conditions de
corruption optimales).
Une autre cascade d’États ratés
découlait par ailleurs des «
interventions humanitaires » et
changements de régime menés par
l’OTAN et les USA, plus
agressivement que jamais depuis
l’effondrement de l’Union Soviétique
(c’est à dire depuis la disparition
d’une « force d’endiguement »
extrêmement importante bien que très
limitée). Ici, l’intervention
humanitaire en Yougoslavie a servi
de modèle. La Bosnie, la Serbie et
le Kosovo furent changés en États
ratés, quelques autres s’en
sortirent chancelants, tous
assujettis à l’Occident ou à sa
merci, avec en prime la création
d’une base militaire US monumentale
au Kosovo, le tout érigé sur les
ruines de ce qui avait jadis été un
État social démocrate indépendant.
Cette belle démonstration des
mérites d’une intervention impériale
inaugura la production d’une
nouvelle série d’États ratés :
Afghanistan, Pakistan, Somalie,
Irak, République Démocratique du
Congo, Libye —avec un programme
similaire déjà bien avancé
aujourd’hui en Syrie et un autre
visiblement en cours dans la gestion
de la dite « menace iranienne »,
visant à renouer avec l’heureuse
époque de la dictature
pro-occidentale du Shah—.
Ces échecs programmés ont
généralement en commun les stigmates
caractéristiques de la politique
impériale et d’une projection de
puissance de l’Empire. Ainsi par
exemple l’émergence ou/et la
légitimation (ou la reconnaissance
officielle) d’une rébellion ethnique
armée qui se pose en victime, mène
contre les autorités de son pays des
actions terroristes visant parfois
ouvertement à provoquer une réaction
violente des forces
gouvernementales, et qui appelle
systématiquement les forces de
l’Empire à lui venir en aide. Des
mercenaires étrangers sont
généralement amenés à pied d’œuvre
pour aider les rebelles ; rebelles
indigènes et mercenaires étant
généralement armés, entraînés et
soutenus logistiquement par les
puissances impériales. Ces dernières
s’empressent bien sûr d’encourager
et soutenir les initiatives des
rebelles pour autant qu’elles leur
paraissent propres à justifier la
déstabilisation, le bombardement et
finalement le renversement du régime
cible.
Le procédé était flagrant durant
toute la période du démantèlement de
la Yougoslavie et dans la production
des États ratés qui en sont issus.
Les puissances de l’OTAN ayant alors
pour objectif l’éclatement de la
Yougoslavie et l’écrasement de sa
composante la plus importante et la
plus indépendante, à savoir la
Serbie, elles encouragèrent à la
rébellion les éléments nationalistes
des autres républiques de la
fédération, pour lesquelles le
soutien voire l’engagement militaire
de l’OTAN sur le terrain était
naturellement acquis. Le conflit
n’en fut que plus long et vira au
nettoyage ethnique, mais pour ce qui
est de la destruction de la
Yougoslavie et de la production
d’États ratés, ce fut une réussite [5].
Assez curieusement, c’est avec
l’aval et la coopération de
l’administration Clinton et de
l’Iran qu’on importa entre autres
mercenaires, des éléments d’Al-Qaïda
en Bosnie puis au Kosovo, pour aider
à combattre le pays cible : la
République Serbe [6]
[7].
Mais Al-Qaïda comptait aussi parmi
les rangs des « combattants de la
liberté » engagés dans la
campagne de Libye, et elle est aussi
une composante notoire (même le
New York Times le reconnaît
désormais, fut-ce avec un peu de
retard) du changement de régime
programmé en Syrie [8].
Bien sûr, Al-Qaïda avait aussi été
auparavant une pièce maîtresse du
changement de régime [de 1996] [9]
en Afghanistan, puis un élément clé
du retournement de situation du
11-Septembre (Ben Laden, leader
rebelle saoudien de premier rang,
d’abord sponsorisé par les
États-Unis, puis lâché par ses
sponsors, se serait ensuite retourné
contre eux avant d’être diabolisé
puis éliminé par ces derniers).
Ces programmes impliquent
toujours une habile gestion des
atrocités commises, qui permet de
pouvoir accuser le gouvernement
agressé d’avoir commis des actes de
violence graves à l’encontre des
rebelles et de leurs partisans, et
ainsi de le diaboliser efficacement
afin de pouvoir justifier une
intervention plus massive. Cette
méthode a joué un rôle clé pendant
les guerres de démantèlement de la
Yougoslavie, et probablement bien
davantage encore dans la campagne de
Libye et dans celle de Syrie. Elle
doit d’ailleurs beaucoup à la
mobilisation d’organisations
internationales, qui prennent
activement part à cette
diabolisation en dénonçant les
atrocités imputables au dirigeant
visé, voire en le poursuivant et
condamnant d’office au pénal. Dans
le cas de la Yougoslavie, le
Tribunal Pénal International pour
l’ex Yougoslavie (TPIY), mis en
place par l’ONU, travailla main dans
main avec les puissances de l’OTAN
pour s’assurer que la seule mise en
accusation des autorités serbes
suffirait à justifier toute action
que les USA et l’OTAN décideraient
d’entreprendre. Magnifique
illustration de cette mécanique, la
mise en examen de Milosevic par le
Procureur du TPIY fut lancée
précisément au moment où (en mai
1999) l’OTAN décidait de bombarder
délibérément les infrastructures
civiles serbes pour accélérer la
reddition de la Serbie —alors que
ces bombardements mêmes étaient des
crimes de guerre caractérisés menés
en totale violation de la Charte des
Nations Unies—. Or c’est précisément
le procès de Milosevic qui permit
aux médias de détourner l’attention
du public des exactions
désobligeantes et illégales de
l’OTAN.
De même, à la veille de
l’agression de la Libye par l’OTAN,
le procureur de la Cour Pénale
Internationale (CPI) s’empressa de
lancer des poursuites contre
Mouammar el-Kadhafi sans même avoir
jamais demandé le lancement d’une
investigation indépendante, et alors
qu’il était notoire que la CPI
n’avait jusqu’ici jamais poursuivi
personne d’autre que des chefs
d’États africains non alignés sur
l’Occident. Ce curieux mode de «
gestion de la légalité » est un
atout inestimable pour les
puissances impériales et s’avère
extrêmement utile dans la
perspective d’un changement de
régime comme dans la production
d’États ratés.
Interviennent aussi des
organisations humanitaires ou de «
promotion de la démocratie »,
soi disant indépendantes, à l’instar
de Human Rights Watch, de
l’International Crisis Group ou de
l’Open Society Institute, qui
régulièrement se joignent au cortège
impérial en dressant l’inventaire
des seuls crimes possiblement
imputables au régime cible et à ses
dirigeants, ce qui contribue
notablement à radicaliser la
polarisation des médias. L’ensemble
permet la production d’un
environnement moral favorable à une
intervention plus agressive au nom
de la défense des victimes.
S’ajoute ensuite le fait que,
dans les pays occidentaux, les
dénonciations ou allégations
d’atrocités commises —que viennent
renforcer les images de veuves
éplorées et de réfugiés démunis, les
preuves apparemment patentes
d’exactions odieuses et l’émergence
d’un consensus sur la «
responsabilité de protéger » les
populations victimes du conflit—
émeuvent profondément une bonne
partie des milieux libertaires et de
gauche. Nombre d’entre eux en
viennent alors à hurler avec les
loups et à s’en prendre eux aussi au
régime cible, pour exiger une
intervention humanitaire. Les autres
s’enfoncent généralement dans le
mutisme, rendus perplexes, certes,
mais craignant surtout de se voir
accusés de « soutenir des
dictateurs ». L’argument des
interventionnistes est que, au
risque de sembler soutenir
l’expansion de l’impérialisme, on se
doit de faire exception lorsque des
choses particulièrement graves ont
lieu et que tout le monde chez nous
s’indigne et demande qu’on
intervienne. Mais on se doit aussi,
pour se montrer authentiquement de
gauche, de tenter une micro-gestion
de l’intervention pour contenir
l’attaque impériale —en exigeant par
exemple qu’on s’en tienne à une
interdiction de survol en Libye— [10].
Mais les États-Unis eux-mêmes ne
sont pas l’une des moindres
réussites de cette production
d’États ratés. À l’évidence, aucune
puissance étrangère ne les a jamais
écrasés militairement, mais la base
même de leur propre population a
payé un tribut extrêmement lourd à
leur système de guerre permanente.
Ici, l’élite militaire, de même que
ses alliés du monde de l’industrie,
de la politique, de la finance, des
médias et de l’intelligentsia, a
très largement contribué à
l’aggravation de la pauvreté et de
la détresse généralisée, à la
désintégration des services publics
et à l’appauvrissement du pays, en
maintenant la classe dirigeante,
paralysée et compromise, dans
l’incapacité de répondre
correctement aux besoins et attentes
de ses citoyens ordinaires, malgré
l’augmentation constante de la
productivité par tête et du PNB. Les
excédents y sont intégralement
captés par le système de guerre
permanente et par la consommation et
l’enrichissement d’une petite
minorité qui —dans ce que Steven
Pinker dans Better Angels of Our
Nature appelle une période de «
recivilisation »— combat
agressivement pour pouvoir mener sa
captation bien au-delà de la simple
monopolisation des excédents,
jusqu’au transfert direct des
revenus, biens et droits publics de
la vaste majorité de ses concitoyens
(qui se démènent). En tant qu’État
raté comme dans bien d’autres
domaines, les États-Unis sont
incontestablement une nation
d’exception !
Traduction
Dominique Arias
[1]
Proxies,
groupes paramilitaires ou mercenaires
formés, armés, financés et soutenus ou
dirigés par une ou plusieurs grandes
puissances pour déstabiliser un pays
cible. Les conflits dits «
de basse intensité
» ou «
dissymétriques
» menés ainsi indirectement sont appelés
« proxy
wars ».
bien que souvent présentée comme telle,
une proxy
war est
tout sauf une guerre civile (NdT.).
[2]
Dans les médias et le cinéma américain,
les États-Unis sont fréquemment
représentés comme un pauvre «
géant pitoyable
», malhabile et balourd. Cette
représentation permet de minorer les
crimes de guerre et crimes contre
l’humanité commis délibérément et
sciemment par ce pays, en les faisant
passer pour autant de bourdes et de
maladresses parfaitement involontaires.
Le terme «
casualties
» (négligences) désigne par exemple les
victimes civiles d’exactions militaires,
lorsque celles-ci sont commises par les
USA ou leurs alliés (NdT.).
[3]
United States
Penetration of Brazil,
par Jan Knippers Black, Pennsylvania
University Press, 1977, 313 pp.
[4]
États ratés (failed
states),
terme de diplomatie internationale qui
désigne les États incapables de
maintenir ou développer une économie
saine, fait écho à «
rogue states
» (États voyous) et à «
smart states
» (États malins : en l’occurrence ceux
qui, à l’instar des États-Unis, évitent
de déclencher et de mener officiellement
eux-mêmes les guerres qui leur profitent
(NdT.).
[5]
Cf. “The
Dismantling of Yugoslavia”
(Le démantèlement de la Yougoslavie),
par Edward S. Herman et David Peterson,
Monthly
Review,
octobre 2007.
[6]
Cf. : “Unholy Terror” [terreur impie ou
invraisemblable ou contre nature,
l’acception de
Unholy
étant très large], de John Schindler,
article particulièrement démonstratif
sur ce sujet et qui, de fait, n’apparaît
plus nulle part, sauf sur
Z-Magazine
! Voir ici mon “Safari
Journalism : Schindler’s Unholy Terror
versus the Sarajevo Safari’s Mythical
Multi-Ethnic Project”,
Z Magazine,
avril 2008
[7]
Sur le même sujet, voir aussi
Comment le Djihad
est arrivé en Europe,
par Jürgen Elsässer, Xenia éd.
[8]
“Al
Qaeda Taking Deadly New Role in Syria
Conflict”,
par Rod Nordland,
New York Times,
24 juillet 2012.
[9]
Afghanistan :
Renversement de la monarchie 1978
Invasion soviétique en soutien au
nouveau régime : 1979-1989
Guerre civile pro/anti-islamistes
:1990-1996
Coup d’État et prise de pouvoir des
Talibans : 1996
Début de l’intervention de Ben Laden
dans le conflit : 1984
Création d’Al-Qaïda : 1987.
[10]
Cf. Gilbert Achcar, “A legitimate and
necessary debate from an
anti-imperialist perspective,” [Un débat
légitime et nécessaire à partir d’une
perspective anti-impérialiste] ZNet, 25
mars 2011 ; et ma réponse dans “Gilbert
Achcar’s Defense of Humanitarian
Intervention,”
[Gilbert Achar prenant la défense d’une
intervention humanitaire]
MRZine,
8 avril 2011, concernant «
les finasseries de
la gauche impérialiste
».
Edward S. Herman,
Professeur Emérite de Finance à la
Wharton School, Université de
Pennsylvanie. Economiste et analyste des
médias de renommée internationale, il
est l’auteur de nombreux ouvrages dont :
Corporate Control, Corporate Power
(1981), Demonstration Elections
(1984, avec Frank Brodhead), The Real
Terror Network (1982), Triumph of
the Market (1995), The Global
Media (1997, avec Robert McChesney),
The Myth of The Liberal Media : an
Edward Herman Reader (1999) et
Degraded Capability : The Media and the
Kosovo Crisis (2000). Son ouvrage le
plus connu, Manufacturing Consent
(avec Noam Chomsky), paru en 1988, a été
réédité 2002.
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