Samedi 10 avril 2010
La jeune députée
afghane a été exclue du Parlement pour avoir dénoncé l’ingérence
des puissances étrangères et les atteintes aux droits des femmes
que permet la poursuite de l’occupation.
Malalai Joya est une femme en colère. En
colère contre la guerre que mène la coalition internationale en
Afghanistan, son pays, en colère contre les bombes de l’Otan qui
tuent les civils dans les villages, en colère contre l’appel à
la réconciliation avec les talibans et les seigneurs de guerre.
« Faites cesser les massacres dans mon pays, faites retirer les
troupes étrangères pour que s’arrête la talibanisation ! »
lance la jeune députée afghane aux opinions publiques
occidentales.
Dominique Bari : La
conférence de Londres, qui s’est tenue fin janvier, a
officialisé une négociation avec les dirigeants de l’ancien
régime taliban. Que peut-il se passer ?
Malalai Joya : Des millions
de dollars ont été promis au régime de Karzai pour que les
insurgés déposent les armes alors que des millions d’Afghans
meurent de pauvreté. Cela va conduire à la réhabilitation des
talibans, ils vont prendre le contrôle de la Loya Jirga,
l’assemblée des anciens et des représentants des tribus qui doit
se réunir prochainement. Croit-on pouvoir établir la démocratie
avec de tels réactionnaires ? Mais les talibans ne sont pas les
seuls intégristes. Quand les États-Unis et leurs alliés ont
renversé le régime du mollah Omar, ils ont installé à sa place
d’autres fondamentalistes, des seigneurs de guerre alliés à
l’Alliance du Nord, que dirigeait Massoud. Ce groupe ressemble
aux talibans sur le plan des croyances. Au cours des dernières
années, il y a eu toute une série de lois et de décisions de
justice scandaleuses. Sous prétexte de réconciliation nationale,
on a accordé l’immunité aux seigneurs de guerre et autres
criminels de guerre connus, dont plusieurs siègent au Parlement.
Ces anciens seigneurs de guerre ont des postes élevés, ils sont
au Parlement, dans les ministères, l’administration judiciaire,
et ils sont tous corrompus. Et voilà maintenant que l’ONU
elle-même biffe de sa « liste noire » les noms d’anciens
dirigeants talibans. Est-ce avec de tels actes que l’on
construit l’avenir d’un peuple ? À moins de lui faire croire
que c’est l’usine Coca-Cola, inaugurée par le président Karzai
dans la banlieue de Kaboul, dans notre pays pauvre où l’eau est
une denrée précieuse, qui doit servir d’emblème des bienfaits du
progrès occidental…
Dominique Bari : Vous
avez été élue
au Parlement en 2005. Dix-huit mois plus tard,
vous en étiez expulsée, pourquoi ?
Malalai Joya : Lors de la
cérémonie d’ouverture de la session parlementaire, j’ai présenté
« mes condoléances au peuple afghan ». Ce qui évidemment n’a pas
plu à de nombreux députés, qui se sont plaints d’être offensés.
Ce sont ces seigneurs de guerre qui ont voulu mon exclusion.
J’avais rappelé qu’ils avaient saccagé Kaboul pendant la guerre
civile qui s’est déroulée de 1992 à 1996 et qu’ils étaient
responsables de la mort de dizaines de milliers de personnes.
J’ai dit qu’ils devaient être traînés devant les tribunaux
internationaux. J’ai aussi dénoncé la corruption, alimentée par
les milliards versés par la communauté internationale au nom de
la reconstruction. Très vite je n’ai même plus pu. Ils coupaient
aussitôt mon micro quand je demandais la parole et je devais
crier à pleins poumons sous les insultes et les menaces. Des
députés m’ont défendue, des hommes, des femmes, mais ils étaient
peu nombreux. On m’a traitée de communiste et d’infidèle. Des
injures suprêmes à leurs yeux. J’ai fini par comparer, lors d’un
entretien télévisé, le Parlement à un zoo ! Pire qu’une étable
car, au moins, il y a des animaux qui servent à quelque chose.
Dominique Bari : À quoi
vont servir les renforts de troupes annoncés par Obama ?
Malalai Joya : La guerre ne
visait pas à apporter la démocratie et la justice ou à déraciner
des groupes terroristes, elle a servi à pérenniser l’occupation,
installer des bases militaires et à garder la mainmise sur la
région où se trouvent de grandes ressources naturelles. Obama
est comme Bush, voire pire puisqu’il intensifie la guerre, et la
porte au Pakistan. Le gouvernement américain maintient une
situation dangereuse pour rester plus longtemps en Afghanistan,
et surveiller ainsi plus facilement des pays voisins comme
l’Iran, le Pakistan, la Russie, l’Ouzbékistan. Si Obama ne
retire pas ses soldats, il y aura plus de sang et plus de
désastres. Regardez les bombardements de l’Otan. Dans ma
province de Farah, en mai (2009 – NDLR) plus de 150 civils ont
été tués. Ce massacre permet au monde d’entrevoir les horreurs
auxquelles notre peuple fait face. Mais veut-on vraiment les
voir ? J’ai organisé une conférence de presse, un homme du
village de Geranai, accablé de douleur, est venu expliquer qu’il
avait perdu 20 membres de sa famille dans le massacre.
N’aura-t-il pas envie, lui ou d’autres jeunes gens, de rejoindre
les insurgés, même s’ils sont des intégristes ?
Dominique Bari : Le sort
réservé aux femmes sous le régime taliban avait fini par
émouvoir l’opinion publique internationale. Qu’en est-il
aujourd’hui ?
Malalai Joya : La
Constitution afghane contient des clauses concernant les droits
des femmes. J’étais l’une des nombreuses déléguées, à la Loya
Jirga de 2003, qui ont poussé fort pour leur inclusion, mais
elle est marquée par la forte influence des fondamentalistes
avec lesquels Karzai et l’Occident ont fait des compromis. Le
texte fondamental a beau déclarer l’égalité entre les hommes et
les femmes, le pays est régi selon la charia. La soi-disant
démocratie de la Constitution officielle est bafouée
systématiquement. Elle ne sert que de faire-valoir pour attirer
les deniers de l’assistance internationale, généralement
détournés. L’Afghanistan est aujourd’hui un pays où les femmes,
souvent des gamines de quatorze ou quinze ans, qui fuient le
domicile conjugal à cause de l’extrême violence, sont
considérées comme criminelles et emprisonnées. On peut, certes,
constater un retour des filles à l’école, mais les chiffres ne
tiennent pas compte du nombre d’entre elles qui sont obligées de
la quitter à cause des menaces pour leur sécurité et des
pressions familiales pour se marier. Le suicide est devenu
l’ultime arme des jeunes femmes désespérées, qui sont
conscientes d’alternatives, mais qui savent qu’elles n’y auront
jamais droit.
Dominique Bari : Et
quelles sont, justement, ces alternatives ?
Malalai Joya : Toutes les
troupes étrangères doivent partir et les milices des seigneurs
de guerre démantelées. La démocratie ne peut être établie par
une occupation qui ne fait qu’étendre et renforcer la
talibanisation de mon pays. Et c’est mon peuple qui en souffre.
Si les États-Unis et les troupes de l’Otan qui occupent notre
pays ne quittent pas volontairement l’Afghanistan dans un délai
raisonnable, ils vont être confrontés à encore plus de
résistance de la part des Afghans. Volontairement, les
gouvernements occidentaux ne veulent pas voir que des gens se
battent pour reconstruire leur pays dans la paix et la sécurité,
en respect des droits de chacun et de chacune. Des partis, des
associations démocratiques luttent le plus souvent dans la
clandestinité. N’oublions pas que la Constitution interdit
l’existence de partis laïcs qui ne se réfèrent pas au Coran. Les
manifestations étudiantes contre les plus récents bombardements,
tout comme les protestations de centaines de femmes, le mois
dernier à Kaboul, montrent au monde la voie vers une réelle
démocratie en Afghanistan. Il y a beaucoup de héros et
d’héroïnes obscurs. Ils luttent dans leurs ville et village.
Pourquoi aucun dirigeant occidental ne veut reconnaître
l’existence même d’une force progressiste qui pourrait émerger
et jouer un véritable rôle ? Je ne perds pas espoir, nous avons
besoin de l’aide des opinions publiques occidentales et, au
cours de mes voyages, je me rends compte qu’elles bougent. Il y
a eu des manifestations contre l’envoi de renforts, on ne croit
plus à une « guerre juste ». La pression doit monter pour faire
fléchir les gouvernements bellicistes.
Source
L’Humanité (France)