Opinion
En Grèce : une
seule solution, dissoudre le peuple
Bruno
Guigue
Mercredi 16 mai
2012
Pour les
Allemands et les Français, l’épouvantail
de la crise grecque revêt, du coup, une
double valeur pédagogique : il freine
les revendications sociales en faisant
planer la menace de l’austérité, et il
dédouane les élites dirigeantes du
fiasco de l’euro en l’attribuant de
manière condescendante à un peuple situé
aux marges de l’Europe.
Le peuple est souverain, il détient
le pouvoir et décide librement de son
avenir : ces formules qui définissent
l’essence même de la démocratie
ont-elles toujours cours ? Si la
question mérite d’être posée, c’est que
l’actualité immédiate multiplie les
exemples contraires. Le moins qu’on
puisse dire est que l’idée selon
laquelle la souveraineté n’appartient
qu’au peuple se voit aujourd’hui
singulièrement battue en brèche. Or ce
déni de la démocratie est d’autant plus
paradoxal qu’il survient dans son
berceau historique, au cœur de son
incarnation prétendument exemplaire :
l’Europe.
Du refus de la démocratie par les
élites dirigeantes, la crise grecque
actuelle fournit une illustration
frappante : elle renvoie malicieusement
la construction européenne, en effet, à
sa faille fondatrice. Comme un retour du
refoulé, le vote exprimé lors des
dernières élections législatives
souligne surtout, plus que le déficit
budgétaire, le déficit cumulé de
démocratie dont le diktat communautaire
est l’ultime avatar.
Car, en infligeant une cuisante
défaite aux partis de gouvernement, le
peuple grec a dénoncé l’entreprise
punitive organisée par la finance
internationale. Il a refusé le
renflouement, aux frais d’une population
appauvrie par l’austérité, de ces
banques véreuses qui ont alimenté la
corruption et le clientélisme. Mieux, en
votant à un niveau inattendu pour la
gauche radicale, il a disqualifié un
système économique et social dont
l’austérité exigée par Bruxelles
garantirait la pérennité.
Mais plus profondément, le peuple
grec a signifié aux puissants, d’ici et
d’ailleurs, que c’est lui, et lui seul,
qui est aux commandes. L’économie
est-elle une affaire suffisamment
importante pour que le peuple en décide,
ou son sort doit-il être réglé par
d’autres que lui ? Dès lors, que vaut un
plan de redressement économique dont le
peuple ne veut pas ? Si la démocratie a
un sens, la réponse est sans appel : il
ne vaut rien.
Le discours dominant a beau relayer
le point de vue de la banque allemande
en incriminant l’irresponsabilité
grecque, c’est plutôt celle des milieux
financiers qui est patente. Non
seulement parce que leur spéculation est
à l’origine du marasme planétaire, mais
parce qu’ils ne répondent de leurs
actes, précisément, devant personne.
L’étendue de leur pouvoir est
inversement proportionnelle à l’étendue
du contrôle dont ils font l’objet. La
confiance des marchés, cette abstraction
derrière laquelle se terre l’âpreté au
gain des détenteurs de capitaux, leur
tient lieu de suffrage universel.
Ce pouvoir économique transnational
que n’assujettit aucune loi voudrait
sans doute que les gouvernements
obéissent à la sienne. Mais pourquoi les
peuples, lorsqu’ils ont la possibilité
d’exprimer leur volonté, devraient-ils
s’y plier ? Au nom de quelle légitimité
l’ouvrier et le fonctionnaire grecs
devraient-ils crier famine pour
renflouer des banques qui sont
triplement responsables de la crise : en
alimentant la gabegie politicienne, en
spéculant sans vergogne, et en
infligeant à un pays exsangue, de
surcroît, des taux usuraires qui
perpétuent la crise ?
On objectera qu’en refusant le plan
de rigueur tout en souhaitant demeurer
dans la zone euro, les Grecs veulent
conserver les avantages tout en évitant
les inconvénients du système
communautaire. Un brin tricheurs, ils
rêveraient d’une tutelle financière
généreuse qui leur permettrait de
perpétuer leurs mauvaises habitudes.
Mais c’est omettre une donnée
essentielle sur laquelle les médias ne
s’attardent guère tant elle dérange la
vision officielle : pas plus que le
peuple grec dans son ensemble, les
forces politiques hostiles à l’austérité
ne sont nullement responsables de
l’incurie de ceux qui ont ruiné le pays.
Et, pas davantage, ces forces qui
appartiennent majoritairement à la
gauche radicale ne sont en faveur d’un
statu quo fiscal et social dont les plus
riches sont les principaux
bénéficiaires, et dont elles dénoncent
précisément la responsabilité dans les
déséquilibres internes. Dans un pays où
des armateurs richissimes et l’Eglise
orthodoxe, de loin le premier
propriétaire foncier, ne paient aucun
impôt, la répartition équitable des
charges fiscales est bien le cœur du
problème.
C’est de sa résolution, accompagnée
d’une refondation de l’Etat sur des
bases assainies, que dépend le
redressement économique du pays, et non
d’une énième version du diktat européen,
dont le seul effet serait d’enfoncer
l’économie grecque dans la récession.
Que le peuple grec soit capable de
reformuler le pacte social en imposant à
chacun de participer selon ses moyens, y
compris les classes moyennes, l’avenir
le dira. Mais il est sûr qu’en votant
pour la gauche radicale, une part
considérable de l’électorat signifie à
la fois son refus d’une politique
d’austérité mortifère et son désir d’une
profonde réforme sociale.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que
cette dimension de la confrontation
politique en Grèce soit totalement
occultée par ces sentinelles du capital
que constituent les médias dominants.
Infantilisant le peuple grec, la version
journalistique courante nous présente le
débat entre forces politiques comme un
obscur imbroglio, où l’irresponsabilité
politicienne viendrait redoubler
l’irresponsabilité économique d’une
population entière.
Au fond, tout se passe comme si le
séisme des dernières élections
législatives, où les partis de gauche
hostiles à l’austérité totalisent 32 %
des voix, devait être noyé dans un
amalgame trompeur, comme si une
corruption politicienne indistincte
traduisait l’inconscience d’un peuple
frivole et dépensier. Or pour être
mensongère, cette supercherie n’en est
pas moins efficace : car elle permet de
légitimer moralement les restrictions
infligées aux pauvres, en Grèce, aux
yeux d’une population européenne appelée
à payer les pots cassés de la crise de
l’euro.
Pour les Allemands et les Français,
l’épouvantail de la crise grecque revêt,
du coup, une double valeur pédagogique :
il freine les revendications sociales en
faisant planer la menace de l’austérité,
et il dédouane les élites dirigeantes du
fiasco de l’euro en l’attribuant de
manière condescendante à un peuple situé
aux marges de l’Europe. Alors que la
crise financière grecque est l’effet
conjugué de l’injustice sociale, de la
crise mondiale et du carcan monétaire
européen, on l’impute ainsi à
l’irrationalité intrinsèque d’une
population accrochée à ses privilèges
archaïques.
Oubliant que la moitié de la
population active est au chômage et que
les pauvres sont encore plus pauvres
après cinq années de récession, les
élites dirigeantes européennes
pratiquent de la sorte un double déni :
déni de la réalité d’abord, en
continuant d’exiger au nom d’une
prétendue responsabilité collective du
peuple grec sa paupérisation absolue,
comme si cette politique pouvait
engendrer autre chose que son refus
obstiné au nom de l’instinct de survie
et du simple bon sens.
Déni de la démocratie ensuite,
puisque la troïka (CE, BCE, FMI) ne
considère jamais l’approbation préalable
du plan de rigueur comme la condition
première de sa mise en œuvre, mais comme
une formalité sans importance. En
réalité, elle n’a jamais proposé au
peuple grec de remède à ses maux : elle
lui impose un traitement de cheval qui,
au risque de tuer le cheval, ménage
surtout les intérêts dominants. Inutile
de demander aux Grecs s’ils sont
d’accord pour sacrifier leur existence
au profit des banques, puisque nul ne
doute de la réponse : on attend
simplement que leurs représentants
donnent cet accord de pure forme à leur
place, sans imaginer une seconde qu’il
puisse en être autrement.
Mais gare à eux s’ils font mine de se
rebeller : le rappel à l’ordre ne se
fait guère attendre, et la menace de
l’apocalypse financière joue le rôle
d’une puissante incitation à
l’orthodoxie capitaliste. On se souvient
comment un référendum sur le plan de
rigueur, d’abord annoncé avec panache,
en 2011, fut piteusement annulé par le
premier ministre socialiste : devant la
bronca organisée par les dirigeants
européens et leurs relais médiatiques,
Papandréou a tourné casaque en un clin
d’oeil.
Donner la parole au peuple sur son
propre avenir, appliquer le principe de
la souveraineté populaire ? Cette idée
saugrenue a donc été promptement retirée
du marché, c’est le cas de le dire. Il
est vrai que la mésaventure du
référendum franco-irlandais, en 2005,
avait laissé de mauvais souvenirs à ceux
qui préfèrent décider à la place du
peuple. Même si, au lendemain de
l’élection de Sarkozy, la volonté
populaire, qui s’était exprimée en
France à 55 % pour le non au traité
constitutionnel, fut promptement bafouée
par le charlatan en chef de la droite
décomplexée.
Car la démocratie ne trouve grâce,
aux yeux des élites dirigeantes, que
lorsque son exercice demeure strictement
conforme à leurs intérêts. Le verdict
populaire ? Pour eux, sa vertu est
confirmative, jamais affirmative. Dans
la démocratie sagement ordonnée que nous
promet la domination des marchés, le
peuple lui-même est une chambre
d’enregistrement, et non la source de
toute légitimité. Il ne décide de rien,
il avalise docilement, et encore par
représentants interposés puisque la voie
de la consultation directe lui est
fermée.
D’ailleurs, le peuple sait-il
réellement ce qui est bon pour lui ? On
mesure sans peine l’impensé de cette
représentation : le peuple, toujours
tenté par le populisme, est un géant
sourd et aveugle dont les élites doivent
être les yeux et les oreilles. C’est
avec fermeté qu’elles doivent,
précisément pour n’en fixer aucune à
leurs ambitions, assigner de saines
limites à ses désirs passablement
confus. Eternel insatisfait, puéril et
inconstant, ne doit-il pas être
constamment remis sur le droit chemin ?
C’est cette nouvelle version du
despotisme éclairé qui est à l’œuvre
sous nos yeux : si d’aventure le peuple
abusé par des oiseaux de mauvais augure
vote mal, il suffit d’annuler le
résultat du scrutin en confiant à ses
représentants obéissants le soin
d’effacer le fruit d’un égarement
passager. Mais l’opération n’est pas
toujours sans risque : à tout prendre,
il vaut mieux que le peuple ne vote pas
du tout. Pour éviter les mauvaises
surprises, rien n’est plus sûr que de le
réduire au silence : comme la guerre de
Troie, le référendum n’aura pas lieu.
Quel dommage qu’on n’ait pas encore
remplacé les élections par un plébiscite
en faveur du capital dans les salles de
marché ! N’ayant pu supprimer des
institutions démocratiques qui furent
conquises de haute lutte, les puissances
d’argent s’emploient cependant à les
vider de leur substance. Que l’on vote
tant qu’on voudra, au fond peu importe
puisque le pouvoir que le peuple croit
exercer n’est qu’illusion. Apportant un
démenti à la formule gaullienne, nos
élites nous le disent : le vrai pouvoir
ne réside plus dans ces boîtes magiques
que sont les urnes, mais dans ce
ramasse-tout qu’est la corbeille.
C’est pourquoi, parfaitement
démonétisée, la souveraineté populaire
est placée sous la tutelle de la monnaie
unique. Les Grecs ne veulent pas de
l’huile de ricin communautaire ? Ils
l’avaleront quand même. Le peuple
croit-il vraiment vouloir ce qu’il
prétend vouloir ? On lui montrera qu’il
se trompe. A l’époque de l’Union
soviétique, la doctrine Brejnev
affirmait que les démocraties populaires
d’Europe de l’Est ne jouissaient que
d’une souveraineté limitée. Il semble
que les peuples européens dans leur
ensemble soient désormais astreints au
même régime.
Mais tout le problème est de savoir
si une souveraineté limitée est encore
une souveraineté. La réponse est
négative : le peuple est souverain ou il
ne l’est pas, et s’il l’est, il ne peut
l’être à moitié. Rousseau l’avait bien
compris, pour qui la souveraineté est
indivisible et inaliénable : si un
peuple se dépossède d’une partie de sa
souveraineté, il abdique au profit de la
tyrannie. Sans doute la tyrannie
d’aujourd’hui n’est plus celle des têtes
couronnées de la monarchie absolue. Mais
elle n’en est pas moins redoutable,
masquée derrière les faux arguments
d’une pseudo-rationalité économique et
d’un modèle de société prétendument
indépassable.
C’est cette entreprise de domination
inédite qui, se parant des vertus de la
démocratie, en est aujourd’hui le
principal ennemi. Car la tyrannie
actuelle des marchés ne tolère la
démocratie que sur le mode ancillaire,
comme la servante docile de ses
intérêts. Elle se satisfait pleinement
d’un système à l’américaine où les
fondements de la société n’étant jamais
en question, le débat se limite à savoir
qui dépensera davantage de dollars pour
financer sa campagne électorale. Or la
souveraineté populaire n’a précisément
de sens que si elle porte sur
l’essentiel et non sur l’accessoire,
c’est-à-dire si elle fixe des limites à
l’inégalité de l’avoir, du pouvoir et du
savoir.
A cette démocratie intransigeante,
les élites contemporaines préfèrent une
pseudo-démocratie qui n’est que le
cache-sexe d’une domination capitaliste
transnationale. Or il est manifeste que
cette limitation délibérée de la
démocratie est à usage externe aussi
bien qu’interne. Démocratie limitée à
l’intérieur, démocratie sous contrôle à
l’extérieur, tel est le double mot
d’ordre des sphères dirigeantes
transnationales qui président, entre
autres, aux destinées de l’Europe.
Domestiquée à l’intérieur des frontières
de l’aire occidentale, la démocratie
fait ainsi l’objet d’une surveillance
universelle.
Qu’elle s’avise de menacer l’ordre
établi ou de secouer le joug des
intérêts dominants, et il lui en cuira.
Avec un cynisme sans précédent, les
élites dirigeantes européennes
s’affranchissent donc de la souveraineté
du peuple, chez les autres, aussi
allègrement qu’elles en récusent la
légitimité à domicile. C’est pourquoi
elles s’accommodent si bien des
dictatures à l’extérieur, affichent leur
mépris pour la volonté populaire à
l’intérieur, et blâment partout la
démocratie lorsqu’elle ne joue pas le
rôle imparti.
De ce point de vue, frappante est la
façon dont les médias français, pendant
plusieurs jours, ont présenté le
résultat des dernières élections
grecques. Alors que l’événement majeur
résidait dans la déconfiture des deux
partis traditionnels au profit de la
gauche radicale, on eut nettement
l’impression que le seul fait digne
d’être commenté était le résultat de 7 %
obtenu par un parti d’extrême-droite. De
l’expression démocratique du peuple
grec, pourquoi ne retenir que cet
aspect, certes inquiétant et nauséabond,
mais nullement essentiel ?
Peut-être fallait-il à tout prix
discréditer dans l’opinion française le
processus électoral par lequel les
Grecs, en accordant 32 % des voix aux
forces de gauche refusant l’austérité,
signifiaient à la fois l’espoir d’une
réforme sociale et la confiance en la
démocratie ? La souveraineté du peuple,
chez ces Grecs qui furent parmi les
premiers à en formuler l’idée, ne sera
peut-être pas domestiquée de sitôt. Et
la seule solution à la disposition des
dirigeants européens pour satisfaire la
voracité des marchés, ce sera au fond
celle que suggérait Bertolt Brecht dans
une boutade célèbre : il ne reste plus,
désormais, qu’à dissoudre le peuple.
Bruno Guigue, Normalien, énarque,
aujourd'hui professeur de philosophie,
auteur de plusieurs ouvrages, dont "Aux
origines du conflit israélo-arabe,
l'invisible remords de l'Occident
(L'Harmattan, 2002).
Publié le 17 mai
2012 avec l'aimable autorisation
d'Oumma.com
Le sommaire de Bruno Guigue
Les dernières mises à jour
|