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Al-Ahram Weekly
Les Arabes et Obama
Azmi Bishara
in Ahram Weekly, 21-27 août 2008, n° 911
http://weekly.ahram.org.eg/2008/911/op2.htm
« Obama étant totalement assimilé à la machine politique
américaine et la désunion des Arabes étant aussi totale qu’il
est possible, le Moyen-Orient ferait bien de n’escompter le
moindre changement dans l’immédiat », écrit Azmi Bishara.
Le phénomène Obama est une nouveauté majeure dans la vie
politique des Etats-Unis. Les gens des médias, là-bas, se
plaisent à qualifier ça de ’bouffée d’air frais’. Ça a injecté
un renouveau de vie dans la politique, inspiré un plus haut
niveau d’intérêt dans l’opinion publique (ainsi qu’un taux plus
important d’inscription sur les listes électorales), enfin, ça a
fourni une abondante matière première à la machine médiatique…
Un élément fondamental de la saison électorale qui s’ouvre aux
Etats-Unis, c’est le désir des Américains d’en découdre avec
l’administration Bush, qui a trahi le peuple, à la suite des
attentats du 11 septembre (2001), son aventurisme militaire et
sa mise en œuvre e l’idéologie néoconservatrice dans la
politique étrangère américaine. Le phénomène Obama étanche cette
soif d’en découdre, le candidat lui-même, aspirant à la
responsabilité et au pouvoir d’un président, bénéficie de ce
climat, sans avoir, pour cela, à offrir quoi que ce soit de
réellement nouveau – mis à part, toutefois, une flamboyance
rhétorique qui tranche de manière frappante sur la langue de
plomb de Bush, ainsi qu’un certain talent à formuler des
arguments judicieux, qui n’outrepassent jamais les limites du
politiquement correct, et qui apportent une contribution toute
verbale au débat interne au parti démocrate, mais qui sont
formulées avec un soin extrême afin de n’offenser quiconque, à
droite.
Il « sympathise » avec les Afro-Américains sortant du boulot, et
il « ressent » ce que vivent les femmes blanches qui vivent dans
la hantise de la criminalité. Il est lisse. Il est très
intelligent dans le choix de son ton. Il suscite l’admiration et
il ne menace personne. Votez Obama, et vous aurez le changement
sans peine. Votez Obama, et soulagez votre conscience sans vous
infliger la douleur inhérente à l’introspection. Obama : deux
films, pour le prix d’un !
La revanche que prend l’opinion publique américaine sur le fait
de s’être laissé embobiner dans la guerre, et d’avoir trouvé, de
surcroît, le moyen de voter derechef pour un deuxième mandat –
encore plus catastrophique que le premier – de Bush se produit
bien tard. Confrontée qu’elle est à la seule élection dans
laquelle elle peut laisser libre cours à sa fureur et où elle
peut essorer ses consciences blessées, on a l’impression d’une
frénésie d’auto-purgation, qui n’est pas sans rappeler celle
qu’avait provoqué, en son temps, le phénomène Kennedy. A
l’époque, la conscience blanche américaine avait cherché à
purger la faute de son passé raciste, et à créer un prétexte
pour une réconciliation entre les petits-enfants des esclaves
amenés d’Afrique et l’establishment américain. Mais Obama n’est
pas un descendant d’esclaves, pour ce qui le concerne ; il n’est
pas représentatif de la souffrance des Afro-Américains. C’est le
fils relativement aisé d’un Africain qui avait émigré aux
Etats-Unis, des siècles après la fin du trafic d’esclaves
transatlantiques. Pour les Blancs non-extrémistes des
Etats-Unis, Obama représente, de ce fait, une offre bien trop
alléchante pour la refuser…
Avec lui, ils peuvent libérer leur conscience sans avoir à faire
quoi que ce soit pour mettre un terme au racisme ; tout ce
qu’ils ont à faire, c’est s’abstenir de voter pour McCain.
Facile, et bon marché. De fait, dès lors qu’au grand dam des
Républicains, McCain ne peut que rappeler aux électeurs ce à
quoi ressemblera Bush dans vingt ans, le pari est
archi-fastoche… Reste que ce que la campagne d’Obama a remué,
dans la jeunesse américaine, est quelque chose d’effectivement
nouveau. Là, nous trouvons un énorme sursaut d’intérêt et un
enthousiasme à participer au processus démocratique. C’est une
réponse colérique et relativement rapide à l’invasion des
valeurs ultraconservatrices et du militarisme revanchard, et
c’est aussi un reflet d’une résolution d’en finir une bonne fois
pour toutes avec des tabous non-dits tels que l’impossibilité
d’élire une femme ou un Noir à la présidence américaine. C’est
là, indiscutablement, une évolution très importante dans la
société américaine. Incontestablement, c’est une évolution que
l’élite au pouvoir va contenir via les machinations de son
complexe militaro-industriel, ses banques, ses médias et ses
institutions culturelles. Quant à l’individu Obama, il est
parfaitement sous contrôle, au sein de ladite élite. De fait,
cela fait des années qu’il se bat pour y être admis, et il a
montré qu’il peut être parfaitement à l’aise lorsqu’il s’agit
pour lui de retourner sa veste, afin de faciliter le processus
digestif dudit establishment
D’une certaine manière, de ce fait, on peut dire qu’Obama est
« moins noir » que Rice, en ceci qu’il ne représente pas
l’expérience afro-américaine (non que la nomination de Condy au
poste de Secrétaire d’Etat ait contribué en quoi que ce soit à
modifier la politique extérieure américaine). Certes, nous
parlons ici d’un ministère, et non pas de la présidence. Mais
même la nomination d’une femme afro-américaine à ce poste aurait
été inconcevable, voici de cela quarante ans encore. Il y a
aussi le fait que Rice n’a pas eu à dénier son héritage
islamique, comme a dû le faire Obama. Elle n’avait nul besoin de
toutes ces acrobaties verbales et de ces virages rhétoriques en
épingles à cheveux pour démontrer qu’elle faisait bien partie de
l’establishment. Elle en est un pur produit. Non qu’elle dût
considérer un ancêtre musulman comme une tache sur sa
réputation, dès lors que, d’ancêtre musulman, elle n’en avait
aucun… Mais Obama, lui, si, il a dû faire ça. Et les managers de
sa campagne électorale, ses sous-traitants du monde de la
publicité, ses partisans sionistes et les experts ès courants
occultes et intrigues de la politique intérieure américaine ont
dû le faire, eux aussi. Obama a dû voir dans ses origines
musulmanes une faille, une flétrissure. Autant dire qu’il a
échoué au test du racisme, en ce qui concerne le respect des
Arabes et des musulmans.
En tant que personne, Obama n’a assurément rien de bien nouveau.
C’est un homme politique ambitieux, un homme jeune qui a eu
besoin d’une énorme quantité d’opportunisme, d’une épaisse
carapace et de principes ultra-flexibles, pour arriver là où il
est. De plus, toute son insistance sur la manière dont il est un
bon chrétien, à un point pas croyable, est une véritable
caricature de la laïcité à l’américaine. Apparemment, pour
devenir Président des Etats-Unis, vous devez proclamer, comme un
revivaliste chrétien : « J’ai ouvert mon cœur à Jésus ! ». Mais
la vague qui porte Obama, la base sociale sur laquelle repose sa
popularité, n’est pas dépourvue de quelques nobles traits. Plus
nobles, en tout cas, qu’il ne l’est lui-même…
Cette élection peut vouloir signifier un certain changement dans
la politique américaine, ou plus précisément, elle peut refléter
des changements dont le temps est venu. L’élection de Bush à un
deuxième mandat fut une expression de changement politique,
comme l’avaient été celle de Reagan et celle de Roosevelt.
Toutefois, dès lors qu’il s’agit de la politique étrangère de la
superpuissance américaine, le changement est limité par les
intérêts de ce pouvoir, et ceux-ci sont définis par
l’establishment, les groupes d’intérêts spéciaux qui l’entourent
et leurs instruments de formatage de l’opinion publique. Il n’y
a strictement rien d’altruiste dans ce processus, quels que
soient ceux qu’il affecte.
Le changement rendu possible par l’élection prochaine peut
consister en la définition du terme de la présence militaire
directe des Etats-Unis en Irak, dans le cadre de l’accord
sécuritaire entre les deux pays. Cet accord dangereux restera
probablement dans son état actuel pendant encore plusieurs
administrations à venir. Toutefois, le changement n’inclura nul
changement dans la politique américaine vis-à-vis d’Israël, et
donc vis-à-vis de la cause palestinienne. Nul besoin, à ce
sujet, d’énumérer les raisons archi-connues qui font qu’Israël
est tellement important pour les Etats-Unis qu’il s’agit pour
eux davantage d’une affaire intérieure que d’une question de
sécurité nationale. La position de Washington sur la cause
palestinienne ne changera pas, en raison des mécanismes internes
du système politique américain. A l’intérieur des Etats-Unis,
Israël gagne. Toujours. Seules, des pressions extérieures qui
seraient exercées sur des intérêts américains, aux Etats-Unis et
à l’étranger, seraient à même de provoquer un tel changement,
comme cela s’est produit en Irak, par exemple.
Et pourtant, les Arabes ont toujours cette manie persistante, et
toujours renaissante, qui veut qu’en dépit d’un flot
ininterrompu de déceptions causées par les présidents américains
successifs, dès qu’une année électorale est annoncée, ils sont
inévitablement les victimes de l’illusion selon laquelle cela a
quelque chose de prometteur pour la cause palestinienne. Depuis
que des théoriciens du complot ont fait circuler l’idée que ce
seraient « les juifs » qui auraient assassiné Kennedy au motif
qu’il avait l’intention de résoudre la question palestinienne,
la même mentalité, le même modèle de comportement naïf ne cesse
de se répéter, y compris dans la presse arabe. Ainsi, d’une
élection à la suivante, nous voyons les Arabes miser leurs
espoirs sur tel candidat ou tel autre, suivre jour après jour la
façon dont il mène sa campagne et, le jour de l’élection venu,
rester assis sur le bord de leur siège, anticipant les
résultats.
Ce qu’il y a d’étonnant, toutefois, c’est le fait que cette
lubie des Arabes a déteint sur Obama. Son estomac qui se met à
gargouiller de sa fringale d’entrer dans les bonnes grâces de l’Aipac,
des dirigeants israéliens et de l’idéologie sioniste, en
général ; sa sympathie totale pour la situation des habitants de
Sderot, sans la moindre once de compréhension de la situation à
Gaza ; et son psittacisme des clichés de l’administration Bush
sur le terrorisme et les Palestiniens, traduisent non seulement
l’étendue de son opportunisme, mais aussi l’ampleur de son
mépris pour les Arabes, et peu importe qu’il croie sincèrement,
ou non, à ce qu’il raconte au sujet d’Israël…
N’ont qu’il ait eu en face de lui un front arabe uni qui l’eût
amené à les prendre en considération, ou qui lui eût donné, au
minimum, quelques conseils. Bien entendu, il a dû entendre des
avis contradictoires de la part des Arabes, et ses conseillers
lui ont certainement fait état de rapports tout aussi
contradictoires en ce qui concerne les espoirs et les attentes
des Palestiniens. Et, naturellement, il a dû entendre parler de
l’initiative des pays arabes qui excellent à se faire
mutuellement des crocs-en-jambes, à instiguer des antagonismes
mutuels et à promouvoir secrètement leur propre agenda en ce qui
concerne la reddition d’un semblant de justice aux Palestiniens.
C’est là sans doute la principale raison pour laquelle les
Arabes ne devraient s’attendre à nulle promesse d’un président
des Etats-Unis quel qu’il soit – cette promesse, ils ne se la
sont toujours pas faite entre eux. Il n’y a strictement aucune
raison pour que les Arabes puissent escompter un changement
quelconque à une situation dans laquelle de si nombreux facteurs
avantagent Israël, tandis que les Arabes ne font strictement
rien pour tirer l’échelle vers eux-mêmes.
La principale faiblesse des Arabes tient au fait qu’ils sont
désunis, fragmentés, qu’il leur manque un agenda commun, ainsi
que la résolution et le pouvoir de soutenir une quelconque
décision commune, ni aucune action qu’ils entreprennent. Aussi,
même quand une crise pendante les pousse à se réunir et à
produire une déclaration commune, ils sont incapables d’appuyer
leurs paroles verbales au moyen d’une action concrète
quelconque.
Il n’y a pas de recette miracle. Les Arabes ne constateront
aucun changement en leur faveur tant qu’ils ne feront pas le
nécessaire pour que leur présence soit ressentie comme un
facteur de cohésion incontournable dans l’arène internationale.
Dans l’attente, les choses étant ce qu’elles sont, il y a bel et
bien quelque chose de nouveau aux Etats-Unis.
Mais, malheureusement, il n’y a toujours strictement rien de
nouveau, pour les Arabes.
Traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier
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