Opinion
Ce que Kadhafi
aurait pu dire devant la Cour
Internationale
Armen
Oganesian
Mardi 8 novembre
201
Après que le président américain
Barack Obama eut déclaré que la mort de
Kadhafi était une leçon pour les
dictateurs, cette thèse a été relayée
avec enthousiasme par la presse d’Europe
occidentale, à l’exception de
l’Allemagne. On se demande alors de
quelle leçon il s’agit. Qu’est-ce qui a
été une plus grande leçon: l’exécution
sommaire de Mussolini suspendu la tête
en bas avec sa maîtresse, ou le procès
de Nuremberg qui a révélé le fond
haineux du régime nazi? Je pense que la
réponse va de soi en dépit de
l’incompatibilité de l’ampleur du
contexte historique et des
protagonistes.
Si la leçon consistait à effrayer le
président syrien Bachar al-Assad et son
homologue yéménite Ali Abdullah Saleh,
cette tentative serait vouée à l’échec.
Les Etats-Unis se sont empressés
d'offrir la tête de Hosni Moubarak
(ex-président égyptien) à l’opposition,
bien qu’il ait été un allié loyal
pendant de nombreuses années. Au
contraire, impressionnés par le lynchage
de Kadhafi, lesdits dictateurs devraient
être poussés à mener une lutte encore
plus intransigeante contre l’opposition.
En Syrie cette lutte est susceptible de
conduire à un bain de sang.
Certains ont tout de même exprimé leur
désaccord timide avec l’opinion
générale. Ainsi, le sociologue suisse
Jean Ziegler a reconnu qu’il espérait
que Kadhafi serait arrêté et qu’il
répondrait de ses crimes devant la Cour
pénale internationale de La Haye. Il est
à noter qu’aucun des chefs de la
coalition Défenseur unifié n’a exprimé
un tel regret. Pourquoi?
Une question se pose alors: qu'est-ce
que Kadhafi aurait pu raconter à la Cour
internationale? L’ancien dirigeant
libyen était très connu pour ses talents
oratoires. Encore plus pour sa façon de
communiquer. Selon Mikhaïl Gousman, qui
a réalisé un entretien avec lui pour la
télévision russe, il a une manière
désagréable pour ses interlocuteurs de
toujours dire ce qu’il pense,
indépendamment de ce qu’on lui demande
ou de ce qu’on attend de lui. La
comparaison Kadhafi-Milosevic, formulée
juste après la délivrance d'un mandat
d'arrêt par la Cour pénale
internationale (CPI), était
désavantageuse pour ce dernier.
Cependant, il ne s’agit pas des qualités
d’orateur de Kadhafi. Il n’y a pas de
pétrole en Serbie, ce qui n’est pas le
cas de la Libye, où il y en a beaucoup
et de bonne qualité. Aujourd’hui, si
vous êtes proche du pétrole, vous êtes
proche de la politique mondiale et vous
connaissez les mécanismes qui la
régissent. Non seulement la sphère de
votre compétence, mais également le
cercle de vos connaissances et la
qualité de votre communication avec des
gens de premier plan et de l’élite
politique et commerciale s’élargissent à
l'infini.
Le chef de la Jamahiriya libyenne a été
un ami et un partenaire convoité par
tout le monde: les présidents, les rois,
les magnats du pétrole, les présidents
de sociétés transnationales. Même Leonid
Brejnev est venu l'accueillir en
personne au bas de la rampe de l’avion
au mépris du protocole, et le premier
ministre italien Silvio Berlusconi lui a
baisé la main dans un élan de
reconnaissance.
En termes de réserves avérées de
pétrole, la Libye occupe la première
place en Afrique. En 2008, près d’un
tiers du pétrole était extrait par des
sociétés conjointes américano-libyennes.
Cependant, selon les informations
dévoilées par WikiLeaks, à la veille de
la visite de la secrétaire d’Etat
Condoleezza Rice à Tripoli en 2008, une
dépêche diplomatique avait fait part des
"signes de croissance du nationalisme
pétrolier libyen."
Kadhafi avait l’intention d’augmenter la
part des revenus de la Libye et
d’augmenter les prestations
compensatoires des compagnies
étrangères. Il avait déclaré: "Les
compagnies pétrolières sont dirigées par
des étrangers qui ont gagné des millions
de dollars. Désormais, ce sont les
Libyens qui doivent prendre leur place
pour profiter de cet argent."
Comme je l’ai déjà dit, il n’existe
aucun secret particulier uniquement lié
au pétrole, il y a toujours des dessous
politiques. Les pays occidentaux, et
notamment les Etats-Unis, menaient des
négociations non seulement économiques,
mais également politiques avec Kadhafi.
Les réserves monétaires immenses
permettaient à ce dernier de régler dans
son pays les problèmes sociaux, ce qui
attirait la main d’œuvre d’Egypte, de
Tunisie et d’autres pays voisins, et
servaient également de ressource pour
son activité politique en dehors de la
Libye.
Kadhafi aimait être pris en photo sur
fond de carte de l’Afrique revêtu de
tenues africaines de couleurs vives.
Vers la fin de son règne, il se sentait
de plus en plus dans le rôle de leader
et de porte-parole des intérêts du
continent. Dans les dernières années, il
a lancé la mise en œuvre d’un plan
audacieux: en s’appuyant sur l’argent
accumulé provenant des ventes du
pétrole, Tripoli élaborait un système de
prêt panafricain avec un taux d’intérêt
insignifiant, parfois même nul, sabotant
ainsi l’influence économique et
politique du Fonds monétaire
internationale (FMI).
Les Etats-Unis craignaient en
particulier l’idée de Kadhafi
d’instaurer une monnaie africaine
unique, le dinar or, qui pourrait nuire
considérablement au dollar. L’Afrique
est pratiquement la dernière ressource
de la mondialisation à n'avoir pas
encore été engloutie. Et les tentatives
du colonel libyen pour exercer son
contrôle sur cette ressource sont une
marque d'insolence, évidemment,
inacceptable aux yeux de l’Occident,
sachant également qu’à terme Tripoli
pouvait espérer compter sur une alliance
avec Pékin.
Récemment, une table ronde a été
organisée par le magazine
Mejdounarodnaïa jizn (Vie
internationale) et l’Institut des
recherches internationales auprès de
l’Institut d’État des relations
internationales de Moscou (MGIMO) avec
la participation d’ambassadeurs
soviétiques et russes qui ont travaillé
en Libye durant les deux dernières
décennies. La question posée aux invités
était la suivante: "Qu'est-ce que
Kadhafi aurait pu dire devant la Cour
pénale de La Haye?"
Mouammar Kadhafi aurait pu dire beaucoup
de choses sur l’affaire UTA: l’attentat
contre un avion français au-dessus du
Niger en 1989. La France a réussi à
obtenir des compensations pour les
victimes, bien que les sommes payées
aient été largement inférieures au
montant que Kadhafi a accepté de verser
aux victimes de la catastrophe de
Lockerbie.
L’affaire Lockerbie reste floue malgré
l’enquête. Sa clôture est en fait une
transaction entre Tripoli et Londres,
qui a permis la libération du terroriste
condamné pour l’attentat, Abdelbaset
Megrahi, accueilli à Tripoli en août
2009 comme un héros, après un examen
médical et humanitaire (formellement,
sur décision du tribunal écossais
indépendant de Londres). En échange, les
Britanniques, avant tout British
Petroleum (BP), ont obtenu des contrats
pour 18 milliards de dollars pour la
production de pétrole et de gaz en
Libye.
Hormis ces affaires, on pourrait
mentionner l’attentat dans le club La
Belle à Berlin-Ouest, dans lequel des
militaires américains ont été tués, dont
les Libyens ont également été accusés,
et suite à quoi l’aviation américaine et
britannique a bombardé Tripoli et
Benghazi en avril 1986.
Les Libyens étaient en relation étroite
avec diverses organisations
palestiniennes, notamment le Front de
libération de la Palestine d’Abou Nidal,
dont les forces ont été utilisées pour
des opérations militaires en Afrique,
par exemple contre le Tchad. Ils
savaient beaucoup de choses au sujet des
contacts entre les organisations
terroristes et les services de
renseignement.
Kadhafi a directement financé l’Armée
républicaine irlandaise, l’Autrichien
Jörg Haider, le Mouvement des droits
civiques aux Etats-Unis et la campagne
électorale de Nicolas Sarkozy. Tony
Blair a également eu sa part du gâteau.
Avant les événements récents en Libye,
la fortune personnelle de Kadhafi était
estimée à 110 milliards de dollars.
Aujourd’hui, après le gel des fonds
libyens, ses héritiers détiennent près
de 38 milliards de dollars dans les
banques d’Afrique, d’Asie et de certains
pays d’Amérique Latine.
Pendant le règne de Kadhafi, la
corruption était purement familiale,
tribale et même systémique, car la Libye
était une "société d’actionnaires
Kadhafi et fils." Les fils de cette
corruption conduisaient loin derrière
les frontières du pays.
La révélation de l’exploitation
impitoyable des ressources libyennes et
africaines (Kadhafi en était
parfaitement conscient) n’était qu’un
désagrément dérisoire à côté de ce qui
aurait pu se produire si l’affaire
Kadhafi s’était terminée devant la Cour
pénale. La révélation des faits ignorés
de corruption aurait pu conduire à une
explosion bien plus puissante lourde de
graves conséquences pour beaucoup. C’est
la raison pour laquelle, selon les
ambassadeurs russes, Kadhafi ne devait
en aucun cas se présenter à la Cour
pénale internationale de La Haye.
Le lendemain du lynchage de Kadhafi, on
ne pouvait pas ne pas condamner la
férocité cruelle et le fait que cet acte
répugnant soit entré dans le domaine
public. Et le président américain Obama
l’a fait. L’exécution de Kadhafi, de
même que le traitement réservé à sa
dépouille est en réalité une grande
leçon et un avertissement, non pas pour
les dictateurs et les tyrans, mais à
tous ceux qui se considèrent comme des
humains.
L’opinion de l’auteur ne coïncide
pas forcément avec la position de la
rédaction
© 2011 RIA
Novosti
Publié le 10 novembre 2011
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