Mardi 6 avril 2010
http://www.gilad.co.uk/writings/minding-the-gap-judaism-between-law-and-ethics-by-ariella-at.html
Parler de la morale n’est pas chose aisée.
Dans les démocraties libérales contemporaines, nous assistons à
une sévère tendance au rejet de l’éthique et de la moralité au
profit de manœuvres procédurières.
A contrario, le fait
de faire référence au jugement éthique en tant qu’acte vigilant
attribuable au sujet transcendantal plutôt qu’à l’individu
empirique revient à faire allusion au caractère improbable de
l’existence humaine.
Conformément à cette position du problème,
je défends l’idée que le fait de voir la justice en termes
légalistes signifie la trahison par les Occidentaux de son
héritage de la ‘polis’, dans lequel le politique est lié à
l’éthique. Dans l’Antigone de Sophocle, Heidegger nous offre une
volteface humaine sous la forme d’une réflexion sur le fait
d’argumenter de manière honnête et de penser de manière humaine
[1]. En violant le suprême pouvoir limitant inhérent au fait
d’ « Etre » poétiquement, les penseurs créatifs ont inventé « le
lieu », dans la cité - la
polis -, dans lequel le rhétoricien, le politicien, le
philosophe ou le législateur aspiraient à convaincre le public
de la « valeur authentique » de fragments innovateurs de
connaissance susceptibles d’être conquis. La physique, qui
reconsidère sans cesse la fluidité de concepts définis naguère
et dont le contenu est constamment modifié, nous rappelle
l’existence de cet « espace vide » au centre de la cité. Mais,
dans le judaïsme (religion pour laquelle la « vérité » est de
nature divine), un tel « espace vide » n’existe pas !
Partant, le judaïsme est exempt de
l’expérience éthique bouleversante. La question posée est
celle-ci : comment, dans le judaïsme, l’épisode éthique
pourrait-il survenir, dès lors que la science et l’art sont
interdits et dès lors que la justice est supplantée par
l’obéissance ? La loi juive ne tolère ni des espaces vides que
viendraient combler la rhétorique, ni une quelconque disparité
qui serait mise en scène par les moyens du théâtre ou de
l’épopée.
Or, cet « espace vide » est le noyau de
l’herméneutique, cet art d’inspirer de nouveaux enchaînements
permettant de comprendre un texte de manière créative.
L’approche judaïque du caractère ludique du langage est plus
élusive qu’il ne le semble : le juif, qui oscille en permanence
entre la connaissance textuelle immuable et le « retournement de
tout texte dans tous les sens, puisque tout s’y trouve », sans
néanmoins s’affaler dans l’une ou dans l’autre, est englué dans
une fausse herméneutique. Partant, dans le judaïsme, qui conçoit
l’être humain comme subordonné au Texte, la prétention à ramener
l’herméneutique à son principe ne peut qu’échouer.
Dans son article intitulé
The Law Wishes to have a Formal Existence [La loi aspire à une
existence formelle], Stanley Fish parle avec ironie de la menace
de l’herméneutique en tant qu’exposition d’un texte donné à de
trop nombreuses interprétations incontrôlées. Les deux menaces
pesant sur « La Loi » sont la moralité, à laquelle la loi
prétend se référer, et l’interprétation. Si la justice pouvait
être inférée directement au moyen d’une chaîne d’obligations
morales, il ne serait nul besoin d’un quelconque système
juridique ; en effet, c’est la crainte d’une (prétendue)
influence ‘délétère’ de la moralité qui entretient l’existence
formelle de la Loi.
De manière très étrange, le légalisme
coïncide avec la prétention qu’a le judaïsme d’élever
l’herméneutique à son sommet et en même temps de préserver
jalousement le statut formel de La Loi. Ainsi, en vue de
distancier le sujet observant d’une lecture imaginative
susceptible de (le) conduire à une pensée morale désordonnée,
une herméneutique ésotérique entraînant derrière elle des
fabrications rhétoriques a été élaborée. En inventant des
formalités auto-exécutantes, l’herméneutique juive affirme le
sens comme détenu par le dernier mot. Lyotard pose cette
question rhétorique : ‘si la déconstruction concerne quelque
chose de mal construit, comment la déconstruction pourrait-elle
déconstruire un texte qui ne saurait être amendé ?’ Le problème,
avec les juifs, c’est qu’au lieu d’être les « Gardiens de
l’Etant », ils sont devenus des gardiens « du
non-oubli-de-l’oublié » qui distordent la justice, au nom de
« La Loi ». [2].
Il en découle que le « peuple du livre »
est, en réalité, « le peuple de l’unique et même livre » : ils
sont lettrés, mais ils ne sont certainement pas bien informés.
Se concevant eux-mêmes comme « la lumière des nations », ils ne
montrent aucune aspiration à être éclairés (par autrui). Le zèle
judaïque en matière de signification abstraite, ce refus de
fournir des représentations de l’irreprésentable, interfère avec
une capacité à spéculer au moyen d’idées. Le fossé incomblable
entre l’hellénisme et le judaïsme peut être décelé dans le
Décalogue, où le péché n’est pas défini en termes éthiques ou
moraux et où la querelle éthique est remplacée par une
obéissance soumise. Depuis plus de deux-mille-cinq-cents ans, le
monde a été baigné dans le mythe de la justice et du bien-être
social dont les Dix Commandements l’ont gratifié. A partir d’une
lecture prudente des Dix Commandements, une intention tous
azimuts de déconnecter les êtres humains de leurs instincts
naturels, de leurs impulsions et de leurs tendances naturelles
peut être mise en évidence.
A commencer par le commandement qui nous
dit de respecter nos parents et de les aimer. Nous aimons nos
parents instinctivement, mais nous nous rebellons contre leur
autorité à travers de nombreux épisodes de notre vie. Ce fardeau
éthique compliqué, qui a été sans cesse reconsidéré par la
mythologie et la tragédie grecques, est ici livré sous la forme
d’un impératif excluant tout tiraillement éthique avec le
« donné ». Nous voir ainsi ordonner de respecter nos parents en
échange d’une récompense prenant la forme d’une longue vie en
Terre Promise ne ressemble certainement pas à la révélation
d’une vérité et d’une justice. Il en va de même en ce qui
concerne le « shabbat » : dans le monde antique, les
agriculteurs devaient labourer, semer et moissonner. Une fois
que les larmes et la sueur de la culture et de l’élevage avaient
porté leurs fruits, ils célébraient leurs récoltes en faisant la
fête, en buvant du vin et en dansant. L’harmonie entre l’homme
et la nature était signifiée par le rythme naturel des saisons
se succédant, dans l’espoir d’un équilibre obtenu dans la
douceur. Après avoir sué sang et eau dans les champs, les gens
se reposaient et ils faisaient la fête. Le fait de ponctuer les
vies des gens en faisant alterner six jours de « boulot » et du
« repos » le septième jour n’est pas une législation aussi
bénéfique, socialement, qu’il semblerait au premier abord.
D’autant plus que les jours de shabbat, les juifs ne sont pas
autorisé à allumer un feu ou à se déplacer d’un endroit à un
autre ; dans le judaïsme, aucun détail ne saurait être laissé au
hasard, ne serait-ce qu’une seconde. De fait, il en va des
païens comme de tous les êtres humains ordinaires : les valeurs
de décence, de civilité, de respect envers les parents et les
personnes âgées, l’obéissance envers les magistrats et la
soumissions aux lois sont vénérées dans les textes païens, y
compris dans les plus anciens.
Le monothéisme juif se distingue non
seulement du monde païen, mais aussi du christianisme. En tant
qu’adeptes d’un culte tribal, les juifs, qui se considèrent
élus, se sont différenciés eux-mêmes des gentils, qu’ils ont de
tout temps méprisés. Le christianisme, en tant que religion
universelle, permet des célébrations ethniques totalement
dépourvues de postures suprématistes. La Loi juive est un
système juridique appauvri. Même les six tomes du Talmud, en
tant que recueil de lignes de conduite comportementales, sont
très rarement engagés dans des intuitions morales. Voici
quelques questions dérangeantes à soulever : si la recherche
juive devait être, comme le déclarent les juifs, accréditée en
tant qu’effort universel embrassant l’éthique et la moralité,
comment se fait-il que plus les juifs sont plongés dans cette
étude, plus ils s’avèrent ségrégués ? Comment se fait-il que la
pensée éthique peut entrer en connivence avec une étude qui a
pour résultat davantage de ségrégation ? Serait-ce que
l’interdiction judaïque de « l’image » et la soumission au Logos
(considérée comme le contrôle de la sensualité par
l’intellectualité) distancieraient leurs tenants de la
syntonisation avec la terre et avec le ciel ?
En dépit des tentatives déployées par les
juifs afin de nous persuader de retirer une quelconque forme de
sagesse du Talmud, celui-ci n’a jamais évolué jusqu’à devenir
une part essentielle de la pensée occidentale. Son image
polémique dissimule une tradition de régurgitation de disputes
préfabriquées dans laquelle les vues et les opinions de
‘savants’ antérieurs sont pieusement conservées
verbatim, en citant le
rabbin qui, le premier, les a formulées. Il en découle que, tout
en s’affligeant de l’oubli de la sagesse du Talmud, les
théologiens juifs en dissimulent la nature juridique (purement)
formelle. La Loi Juive n’est pas à trouver dans une conception
morale ou éthique de l’homme, mais bien, plutôt, dans un
compendium de règlements qui ont découlé de conditions sociales
et de motifs cultuels obsolètes que nul ne comprend plus.
Les juifs, qui se flattent d’avoir sauvé le
monde oriental des cruautés du paganisme, n’ont fait en réalité
qu’incarner leur propre image mentale d’un Dieu invisible sous
la forme d’un simulacre de tyran oriental impitoyable fondant
Son pouvoir sur la Loi Mosaïque. En fait, cette conception de
Dieu est le moyen le plus génial qui ait jamais été inventé afin
de cimenter un groupe. C’est la stratégie imparable d’un esprit
supérieur, qui, en combinant répression et gratitude, autorise
un schéma parfait garantissant l’autoconservation.
Le monothéisme mosaïque vise en permanence
à parachever une mainmise totale sur la vie quotidienne des
juifs. Dans la prière ‘shma
Israel’ (« Ecoute, Israël… », ndt), il est dit à Israël :
« … Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de
toute ta force, aussi bien quand tu es couché que quand tu es
debout » (Deutéronome 6:4-8). Cet impératif à double tranchant
- l’amour de Dieu couplé avec la terreur - impose une dette
découlant du fait d’avoir été gratifié de trésors volés : « Ton
Dieu te conduira sur la terre dont il a fait le serment à tes
pères Abraham, Isaac et Jacob qu’il vous la donnerait en tant
que pays aux grandes et belles villes que vous n’aurez pas
édifiées, aux maisons emplies de bonnes choses que vous n’aurez
pas pourvues, aux citernes que vous n’aurez pas creusées et aux
vignobles et oliveraies que vous n’aurez pas plantées. Lorsque
vous y mangerez tout votre saoul, attention : n’oubliez pas le
Seigneur, qui vous a fait sortir d’Egypte ! » (Deutéronome
6:10-12).
L’esprit de la religion juive n’a pas été
inspiré par des idées, mais bien plutôt par un pacte d’alliance
concernant des activités conditionnelles qui ont fini par
dominer tous les aspects de la vie des gens. Pourtant, beaucoup
de juifs non-pratiquants continuent à suivre les rites juifs et
maintiennent la même vague admiration pour la sagesse judaïque.
Cette sorte de lavage de cerveau concernant l’intensité
intellectuelle du débat talmudique est entretenue par une
ignorance partagée prédéterminée. Alors que les juifs orthodoxes
rejettent la connaissance extérieure [à la sphère juive, ndt],
la plupart des juifs séculiers ne connaissent rien au texte
talmudique.
La tradition rabbinique ne fournissant
aucune explicitation morale intelligible de la Loi, la prise de
décision est autorisée uniquement par les besoins de la tribu ou
par l’avidité personnelle, tandis que les questions morales sont
approchées en termes de calculs du type : profits VS pertes. Les
relations avec Dieu sont conçues en termes contractuels : les
bonnes actions sont mesurées par comparaison avec les mauvaises,
tout à fait à la manière du compte de résultat d’une entreprise.
Bultmann fait remarquer le caractère gênant d’une éthique de
l’obéissance dans laquelle la réalisation de l’homme idéal est
remplacée par la gloire de Dieu. Profondément différente de la
pensée grecque, la moralité juive est perçue en termes d’action
et non pas en tant que l’une des vertus de l’ « homme idéal »
[3]. Les gens qui sont inspiré par le dieu intérieur diffèrent
de ceux qui sont pilotés par les piliers de « nuées et de feu ».
La dévotion basée sur la peur conduit le juif tremblant à se
rendre propice l’« autorité-Dieu » au moyen d’une obéissance
ostentatoire [4]. Mais alors, que peut être la satisfaction
morale, dès lors qu’elle est basée sur la peur et non pas sur
l’amour ? Que signifie l’«Amour » de Dieu, si lui sont associées
l’intimidation et la terreur ? Partant, alors que l’hellénisme a
inspiré la pensée des Occidentaux vingt-cinq siècles durant, la
contribution de l’Ancien Testament [à cette pensée] est
totalement négligeable. [C’est d’ailleurs la raison pour
laquelle] toute tentative de mettre en évidence le fossé entre
Athènes et Jérusalem est immédiatement dénoncée [par les juifs]
et qualifiée d’antisémitisme.
La Loi [judaïque] s’épanouit sur les ruines
de l’éthique. Heidegger était d’avis que plus les gens sont
immergés dans le légalisme, plus ils s’extraient de l’étreinte
de l’« Etant ». Alors que le légalisme est ancré à l’intérieur
de règles, la justice relève d’une idéation. Alors qu’un
jugement est un jeu dépourvu de règles, la loi est un
« attifement » linguistique élevé au stade suprême du
fondamentalisme sacré. Si l’éthique se manifeste dans cette zone
ineffable de pénombre où l’universalisme se mue en
particularisme [et réciproquement], comment le judaïsme, qui
résiste au « pluralisme », pourrait-il faire en sorte qu’un
quelconque acte éthique se produise ? C’est la nature servile
des choix [qu’opère le judaïsme] qui [lui] interdit toute
[véritable] réflexion théologique.
Dans le Livre de Job, qui est le seul texte
biblico-théologique qui concerne la justice divine, nous
découvrons la manière dont les enfants de Job sont assassinés et
dont ses serviteurs égorgés et Job lui-même battu à mort, tandis
que son épouse et ses amis lui dénient un quelconque soutien et
une quelconque compréhension. Ainsi, des profondeurs de sa
misère, Job se heurte à un mur de pierres, et finit par prendre
conscience du fait que ses déplorations ne sauraient obtenir
l’oreille compatissante d’un juge ô combien célébré et respecté
pour sa justice. Or, le déni d’un procès équitable est le pire
de tous les dénis. Si c’est là une leçon que Dieu nous donne au
sujet de l’équité, pourquoi exige-t-on des gens, dans les
tribunaux, qu’ils jurent sur un livre qui nous donne à voir
cette injustice abjecte ? Jung affirme (à juste titre) que Dieu
semble bien plus préoccupé par la manifestation de Sa puissance
que par l’entretien de Sa justice.
La conception d’êtres humains auxquels est
accordée la capacité de former des jugements rationnels divise
les approches consensuelles propres aux Lumières du judaïsme et
de l’Islam, dans un clash irréconciliable. La conception du
sujet humain en tant qu’individu parlé (plutôt que
s’auto-définissant) exclut la notion de démocratie. Pourtant,
alors que les juifs se voient dotés d’un statut spécial aux yeux
de Dieu, l’Islam n’est pas une religion tribale. La
justification juive est motivée non pas par l’amour, mais par la
crainte d’un pouvoir jaloux. La Bible ordonne : « Dans les cités
de ces nations que le Seigneur vous donne en patrimoine, vous ne
laisserez aucune créature en vie. Vous devez les anéantir
jusqu’à la dernière (Deutéronome 20:16) ». De tous les groupes
incompatibles qui résistent à la pensée occidentale, le judaïsme
est celui qui fait le moins de compromis. Le déchiffrement [des
raisons] du triomphe du monothéisme juif sur la civilisation
occidentale reste à faire.
Dans cet article, je me suis centrée sur le
judaïsme en tant que mode de pensée dichotomique de l’hellénisme
et des deux autres religions monothéistes. Le judaïsme célèbre
la primauté de l’ouïe sur les représentations visuelles. Mais le
mépris pour la vivacité du référent laisse le sujet juif enfermé
dans une bulle ségréguée, condamné à un détachement incurable.
Les juifs sont sans feu ni lieu, mais ils sont effrayés par
l’étrangeté. Bien que se considérant des « citoyens du monde »,
ils se sentent davantage en sécurité enfermés entre les murs de
leur ghetto mental. Dans le no man’s land entre la Loi et la
Morale, n’est-il pas excessivement dangereux qu’un peuple qui se soucie de l’Etant comme d’une
guigne puisse se manifester en tant qu’entité
politico-nationale ?
[1] Heidegger, M. (2000), Introduction
to Metaphysics, trans. Gregory fried and Richard Polt, New
Haven: Yale University Press, pp. 159-176
[2]
Lyotard, J. F. (1988 a), Heidegger and “the
Jews”, Minneapolis:
University of Minnesota
Press
[3] Bultmann, R. (1958), Jesus and the
Word, Fontana Books, pp. 57-8
[4] Bultmann, R. (1960), Primitive
Christianity, The Fontana Library
Ariella Atzmon est née en Israël.
Ancienne Maître de conférences émérite à la Faculté de Pédagogie
et à la Faculté de Droit de l’Université Hébraïque de Jérusalem,
elle est à la retraite depuis 2002. Elle est l’auteur de
l’ouvrage Multiple Amnesia:
a poststructuralist gaze (Amnésie multiple : un aperçu post-structraliste).
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier