Opinion
« Il y a charia et
charia »
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Lundi 20 août 2012
J’ai presque honte de le citer. Voici
l’homme qui est entré à Gaza sur un char
israélien en 2009, « le
philosophe des beaux quartiers »
comme chante Renaud, qui ne manque pas
une occasion d’attaquer « les islamistes
» (formulation assez vague pour inclure
les Frères musulmans, le Hezbollah,
Al-Qaida, les multiples courants
salafistes, etc.) et d’appeler à
une nouvelle guerre mondiale contre eux,
l’homme qui a toujours fait de la charia
le mal incarné. Pourtant, dans un
éditorial intitulé «
La Libye, la charia et nous » (Le
Point, 3 novembre 2011),
Bernard-Henri Lévy écrit :
« ll y a charia et charia. Et il
faut, avant d’entonner le grand air de
la régression et de la glaciation,
savoir de quoi on parle.
Charia, d’abord, n’est pas un gros
mot. Comme “djihad” (qui signifie
“effort spirituel” et que les islamistes
ont fini par traduire en “guerre
sainte”), comme “fatwa” (qui veut dire
“avis religieux” et où le monde, à cause
de l’affaire Rushdie, a pris l’habitude
d’entendre “condamnation à mort”), le
mot même de charia est l’enjeu d’une
guerre sémantique sans merci mais
continue de signifier, heureusement,
pour la majorité des musulmans, quelque
chose d’éminemment respectable. »
On aimerait qu’il puisse s’en
souvenir plus souvent. A l’heure où les
éditocrates occidentaux résument les
révolutions dans les pays arabes à un
combat qui opposerait partisans et
adversaires de la charia, il est
important de rappeler l’histoire
complexe du concept et de ses
applications.
Deux livres récents nous aident dans
ce travail. Le premier, paru aux
éditions La Découverte, sous la
direction de Baudouin Dupret, et qui
s’intitule
La charia aujourd’hui. Usages de la
référence au droit islamique,
regroupe les contributions d’une bonne
vingtaine de spécialistes de droit
musulman, et comprend aussi bien des
analyses générales que des études de cas
particuliers : Egypte, Iran, Pakistan,
communautés musulmanes en Europe, etc.
L’autre est écrit par Sadakat Kadri, un
spécialiste du droit, diplômé de la
Harvard Law School et a pour titre
Heaven on Earth. A Journey Through
Sharia’s Law from the Deserts of Ancient
Arabia to the Streets of the Modern
World, Farrar, Strauss and
Giroux, New York, 2012.
Il n’est pas question de résumer ces
ouvrages, denses et argumentés, mais
simplement de souligner la complexité du
sujet et l’incapacité des médias et des
responsables politiques à prendre en
compte cette complexité (ce n’est pas le
seul sujet pour lequel prédomine une
dichotomie noir-blanc, mais il s’y
ajoute, dès que l’on parle de l’islam,
une forte dimension d’hostilité a
priori).
Mais d’abord qu’est-ce que « la »
charia ? Au risque de choquer bien du
monde, Robert Gleave rappelle dans le
premier chapitre du livre de Dupret que,
pour la majorité des penseurs de la
période classique (celle de
l’élaboration de la pensée islamique,
notamment durant l’empire abbasside –
VIIIe-XIIIe siècles), « la charia
était largement inconnaissable – elle
référait à la règle de Dieu, la loi
divine. Toute personne prétendant
connaître la charia s’élevait, pour la
plupart des jurisconsultes musulmans
classiques, au rang de Dieu, commettant
de la sorte le péché (et le crime)
d’associationnisme (shirk) ».
Même quand une norme musulmane était
acceptée largement, les penseurs de
l’âge classique affirmaient qu’elle
relevait, en fin de compte, de leur
opinion personnelle. Pour eux, il était
inconcevable de prétendre : « la charia
exige ceci ou cela ». Les règles
juridiques étaient fixées par le
processus dit de l’ijtihad,
l’effort individuel d’un juriste pour
arriver à une norme juridique. Or,
poursuit Gleave, « dès lors que la
plupart des questions juridiques étaient
en fait des questions d’ijtihad, d’un
point de vue théorique, très peu de
choses de la charia pouvaient être
connues. Le contraste avec l’expression
contemporaine de la certitude au sujet
du contenu de la charia ne saurait être
plus marqué ».
Mais plusieurs processus parallèles
vont changer la donne : la constitution
de l’Etat moderne (pas forcément
national) et la colonisation.
Comme le note Kadri, c’est le sultan
Mehmet II, celui-là même qui a conquis
Constantinople en 1453, qui décida de
faire rédiger un code juridique,
initiative qui, quelques siècles
auparavant, lui aurait valu des
accusations terribles : comment
pouvait-on coucher sur le papier les
lois de Dieu ? Quelques dizaines
d’années plus tard, cela devait devenir
la règle, mais sous des conditions très
différentes selon les situations et les
pays. Ainsi les puissances coloniales
cherchèrent-elles à codifier les règles,
mais, comme le note Baudouin Dupret dans
son introduction, partout, même dans les
pays non colonisés, « le droit
d’inspiration religieuse s’est retrouvé
progressivement confiné au seul domaine
personnel (mariage, divorce, filiation,
successions) et les juridictions
administrant ce droit ont été
dépouillées de leur compétence au profit
de juridictions nationales plus ou moins
séculières ».
La charia n’est donc pas un ensemble
de lois qui nous ramènerait, comme
prétendent certains, au VIIe siècle,
mais un ensemble fluctuant, controversé
parmi les musulmans eux-mêmes. Le droit
de vote des femmes a été longtemps
interdit au nom de la charia et autorisé
plus tard au nom de celle-ci ; rappelons
que l’ayatollah Khomeiny a condamné le
contrôle des naissances à son arrivée au
pouvoir avant de le légaliser à la
veille de sa mort.
Mais, à partir des années 1970, les
Etats dans le monde musulman, à la fois
de leur propre initiative et sous la
pression des mouvements dits islamistes,
ont adopté, poursuit Dupret, « des
texte législatifs référencés à la
charia, elle-même souvent promue au rang
de source principale de la législation ».
Pour y voir plus clair dans la
traduction concrète de ces évolutions,
on se limitera aux deux articles de
Nathalie Bernard-Maugiron consacrés à
l’Egypte (le premier est plus large
puisqu’il étudie la place de la charia
dans la hiérarchie des normes dans le
monde musulman).
Si une dizaine d’Etats musulmans (sur
une cinquantaine) ne font aucune
référence à la valeur normative de la
charia dans leur constitution (Algérie,
Maroc, Tunisie, Indonésie, Turquie,
etc.), pour les autres, qui y font
explicitement référence, il n’est jamais
précisé de quels principes de la charia
il s’agit, « ni à quelle école
juridique il convient de se référer pour
les identifier ». Il existe quatre
écoles juridiques pour l’islam sunnite
et leurs interprétations divergent
souvent sur des points importants. Par
ailleurs, qui jugera de la conformité
des lois aux principes de la charia
énoncés dans la Constitution ?
Bernard-Maugiron se penche alors sur
le cas de l’Egypte, où la Haute Cour
constitutionnelle est chargée de ce
contrôle, notamment après l’’adoption en
1971 d’une Constitution qui fait de la
charia (pour la première fois dans
l’histoire de l’Egypte) « une source
principale de la législation »,
puis, par un amendement de 1980 « la »
source principale de la législation
(rappelons que ces réformes furent
imposées par le président Anouar Sadate,
tant loué en Occident).
La Haute Cour fut, à plusieurs
reprises, saisie pour se prononcer sur
l’interprétation à donner de l’article
2. Elle affirma d’abord que « seules
les lois postérieures au 22 mai 1980
pouvaient être déclarées
inconstitutionnelles pour violation de
l’article 2 (...) Le 22 mai 1980
correspond à la date de publication des
résultats du référendum (sur les
amendements constitutionnels) ».
De manière plus significative, elle
dénia « aux principes de la loi
islamique tout effet direct immédiat
dans l’ordre juridique égyptien,
affirmant que l’amendement était une
injonction à l’adresse du législateur et
non du juge. Pour la Cour, ce dernier ne
pouvait donc refuser d’appliquer un
texte qu’il estimait contraire à la
charia et lui substituer un principe
tiré de la loi islamique ».
C’est sur les problèmes de statut
personnel, notamment du droit des femmes
(à l’héritage, à obtenir le divorce, la
garde des enfants...), que la Cour fut
saisie à nouveau. Sans entrer dans les
détails, elle établit deux principes
importants :
— elle fit une différence entre les
principes de la charia « dont
l’origine et la signification sont
absolues » et les règles relatives
qu’il appartenait au détenteur de
l’autorité d’établir en fonction des
évolutions historiques et sociétales.
Ainsi, « aucune des dispositions de
la loi sur le statut personnel de 1985
ne fut invalidée pour violation d’un
principe absolu de la loi islamique »
;
— d’autre part, la Cour « a refusé de
reconnaître toute valeur supra
constitutionnelle aux principes de la
charia, affirmant que la Constitution
est un ensemble cohérent de principes
homogènes et non contradictoires et que
l’article 2 doit être interprété à la
lumière des autres dispositions
constitutionnelles ».
Ceci, conclut Nathalie Bernard-Maugiron
dans sa première étude, n’est évidemment
pas exempt de risques de dérives. Il
existe « un danger de surenchère dans
le religieux », et la référence à la
charia peut être utilisée par les
politiques pour tenter d’imposer, par la
loi, des mesures contre l’apostasie,
l’égalité entre hommes et femmes, la
censure, etc.
Ici comme ailleurs, ce qui compte, ce
sont les rapports de force dans la
société elle-même et les évolutions de
celle-ci.
Nous l’avons dit, c’est dans le droit
pénal et celui de la famille que
subsistent encore les normes
religieuses. Pour le reste, le «
droit positif égyptien s’est fortement
inspiré des Codes européens », note
Bernard-Maugiron, qui insiste : « La
construction juridique positive peut, en
effet, être validée par sa
non-contradiction avec la loi islamique
ou par une interprétation évolutive de
ses dispositions. » Dit autrement,
les banques, les administrations,
l’armée, les entreprises, ne
fonctionnent pas différemment en Egypte
que dans les autres pays du monde.
C’est la réforme du droit de la
famille qui rencontre le plus
d’obstacles : « Le principal est la
symbolique politique forte dont continue
à être chargée cette branche du droit,
qui exprimerait une identité musulmane à
préserver impérativement. Se posant en
gardien des valeurs religieuses, l’Etat
égyptien s’attache donc à présenter ses
réformes comme le résultat d’un
processus interne de rénovation issu du
droit musulman et respectant les
principes de l’islam. »
Désormais, toute réforme dans ce
domaine doit se faire au nom de l’islam,
même si on use d’interprétations tout à
fait innovantes. C’est d’ailleurs au nom
de l’islam que le roi du Maroc a
profondément réformé le code de la
famille ; et Bernard-Maugiron note que
« le mouvement féministe égyptien
choisit de plus en plus de se placer lui
aussi dans le champ du religieux,
puisant de nouvelles interprétations des
sources classiques dans l’héritage
islamique pour légitimer ses
revendications de la modernisation de la
condition féminine ». J’ai plusieurs
fois attiré l’attention sur l’importance
de ce
féminisme islamique.
Dans sa conclusion de l’ouvrage,
Jean-Philippe Bras note que la «
surexposition du thème de la charia »
conduit à « une surévaluation de sa
place dans la production juridique ».
Mais cette surexposition, à la fois chez
les islamistes les plus radicaux et dans
les médias occidentaux, a aussi un effet
induit sur notre vision du monde arabe
et musulman : les batailles symboliques
autour du référent religieux occultent
les luttes réelles qui se développent
dans ces pays autour des questions
économiques, sociales et culturelles. Et
elles amènent à mesurer ce qui se passe
en Egypte ou en Tunisie à l’aune des
discours sur la charia.
Le voyage auquel nous convie Sadakat
Kadri, à travers l’histoire et la
géographie – pour l’essentiel, au
Pakistan, en Inde et en Iran –, permet
d’échapper à ces vues réductionnistes.
Adoptant une tout autre démarche que les
auteurs de l’ouvrage précédent, il
arrive à la même conclusion, celle de
l’historicité de la charia, dont les
conceptions ont profondément changé
selon les époques et dont l’application
varie aujourd’hui selon les pays.
Les huit premiers chapitres nous
guident des premiers pas du Prophète
dans le domaine de l’organisation de la
communauté des croyants jusqu’à l’époque
moderne, en passant par la constitution
des écoles juridiques durant l’âge
classique. Dans un chapitre, il traite
de « la réinvention de la tradition »,
et du rôle particulier que joua le
juriste Ahmad Ibn Taymiyya aux
XIIIe-XIVe siècles, qui promut le
salafisme, cette volonté d’imitation des
anciens (le Prophète et ses compagnons),
de s’appuyer sur ce qu’ils auraient fait
pour dicter ce qu’il faut faire
aujourd’hui. L’importance de ce penseur
dans les courants islamistes actuels ne
peut être sous-estimée.
Le dernier chapitre de cette partie
est consacré au djihad et à ses
différentes acceptions au cours de
l’histoire. Traditionnellement, il ne
pouvait être déclenché que par le
détenteur de l’autorité et devait se
fonder sur un consensus ; désormais, il
est devenu pour certains une obligation
individuelle face à ce qui est perçu
comme des agressions de l’Occident et
des pouvoirs corrompus que l’on ne peut
plus qualifier de « musulmans ». Ces
transformations, même si elles trouvent,
comme toujours, des justifications dans
les textes sacrés, se nourrissent avant
tout du contexte national et
international.
En introduction de sa deuxième partie
consacrée aux débats actuels, l’auteur
note la capacité d’adaptation de
l’islam, la manière dont il a intégré
les coutumes locales. Il remarqua aussi
que l’islam a toujours été en changement
permanent.
A travers des rencontres en Inde, au
Pakistan ou en Iran, en fréquentant les
confréries et leurs penseurs (Deobandis,
Barelvis, etc.), l’auteur aborde les
sujets les plus controversés de
l’actualité : celui des châtiments
corporels, de l’apostasie, du blasphème,
etc. S’il note, à juste titre, le
durcissement du discours religieux sur
ces questions – et la prégnance
aujourd’hui, notamment dans le monde
sunnite, d’une vision largement produite
(et financée) en Arabie saoudite –, il
fait vivre les mille et une manière
d’interpréter les textes ou, quand ils
sont trop explicites (comme sur la
lapidation), de les contourner. «
Jusqu’à ce que nous arrivions à une
société juste, la question des
châtiments est une simple note de bas de
page », lui explique le président du
plus important parti islamiste au
Pakistan.
« Il ne faut pas beaucoup de
semaines de voyages à travers le monde
musulman, écrit Kadri, pour
comprendre qu’il n’existe pas une seule
approche musulmane de la raison, de la
révélation ou de la modernité. Les
croyants ont développé des stratégies
multiples pour faire la différence entre
ce qui est fondamental et ce qu’ils
considèrent comme faux. Leurs efforts
pour s’adapter au XXIe siècle sera
défini aussi bien par leur imagination
que par les limites fixées par Dieu. »
Mais qui décide des limites fixées
par Dieu ? Hier comme aujourd’hui, les
réponses à cette question sont multiples
et il est important de rappeler que ce
sont toujours des êtres humains,
enserrés dans des sociétés vivantes et
en évolution, qui donnent la réponse.
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