Opinion
Frères musulmans :
victoire électorale et défaite politique
?
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Lundi 18 juin 2012
Le second tour de l’élection
présidentielle semble avoir donné la
victoire au candidat des Frères
musulmans Mohammed Morsi, qui aurait
obtenu plus de 52,5 % des votes contre
47,5 % pour son rival, l’ancien général
Ahmed Chafik. Cette élection infirme la
plupart des prévisions que j’ai pu
entendre, formulées par des journalistes
ou des intellectuels libéraux, encore
une fois incapables de comprendre la
réalité du fait politique islamiste.
Pourtant, malgré cette victoire, les
Frères ne peuvent être satisfaits. Leur
candidat n’aura que peu de prérogatives,
l’essentiel de celles-ci restant entre
les mains du Conseil suprême des forces
armées (CSFA) qui ne semble pas décidé à
une vraie transition du pouvoir vers les
autorités civiles. Et l’organisation a
subi de graves reculs durant ces
derniers mois, dont elle est pleinement
responsable : son candidat Morsi a
obtenu au premier tour de la
présidentielle cinq millions de voix, la
moitié du score obtenu par les Frères
aux élections législatives.
Reprenons depuis le début. La
première et la plus importante leçon de
ce second tour est le refus du peuple
égyptien d’un retour au passé. Malgré la
formidable campagne de propagande menée
par le pouvoir, malgré les annonces de
violences à venir – nombre de chauffeurs
de taxi, souvent liés aux moukhabarat,
m’ont expliqué que les Frères musulmans
s’apprêtaient à mettre le pays à feu et
à sang ;
une vidéo sur Youtube annonçait une
révolution à l’iranienne. La presse et
les médias officiels, les journalistes,
qui s’étaient surtout illustrés par leur
absence d’opposition au régime Moubarak,
des représentants de partis comme le
Tagammu (de « gauche ») ont surenchéri,
affirmant que le danger principal était
désormais la confrérie, reprenant
exactement le même discours que celui
des présidents déchus Ben Ali et
Moubarak.
Pour les électeurs qui ont voté Morsi,
il ne s’agit en aucun cas d’un
blanc-seing mais de mettre l’accent sur
le danger principal : les militaires qui
ne veulent pas céder le pouvoir. Car
l’élection de Chafik aurait abouti à la
reconstitution d’un parti-Etat, lié à
l’armée, à l’Etat, aux services de
renseignement, aux capitalistes
corrompus, ceux-là même qui ont mis le
pays en coupe réglée depuis des
décennies.
Ceci ne signifie pas que les 8,5
millions de votants qui se sont ajoutés
aux 5 millions du premier tour ne sont
pas conscients des sérieux manquements
de la confrérie, de ses erreurs ni de
ses hésitations depuis le début de la
révolution.
Dans un premier temps, les Frères
avaient annoncé qu’ils ne concourraient
que pour un tiers des sièges du
Parlement : ils en ont finalement obtenu
environ 45 %. Ils s’étaient engagés à ne
pas présenter de candidat à la
présidentielle,
ils sont revenus sur cet engagement.
Mais, surtout, ils ont hésité entre une
alliance avec le CSFA et avec les jeunes
révolutionnaires. Ce n’est qu’après
l’élection législative et quand le CSFA
a refusé que les Frères forment le
gouvernement, qu’ils ont commencé à se
heurter aux militaires, mais toujours en
évitant toute mobilisation populaire.
Par des déclarations ambiguës, ils ont
avivé les craintes de différentes
couches de la population qui craignent
leur volonté d’imposer un Etat
islamique. Ils ont permis au CSFA de
ressusciter, avec Chafik,
l’Etat-profond, celui qui a dirigé le
pays depuis des décennies. Entre les
deux tours, le candidat de la confrérie
n’a pas été capable de forger une
alliance avec ceux de ses adversaires
qui, d’une certaine manière,
représentaient la révolution : Hassan
Hamdin et Abdelmonem Aboul Foutouh qui,
ensemble, avaient obtenu 40 % des voix.
C’est dans ces conditions, que
quelques jours avant le scrutin, la
haute cour constitutionnelle
a annoncé la dissolution du Parlement.
Les Frères ont dans un premier temps
accepté cette décision scandaleuse. «
Ils ont refusé de se concertes avec les
autres candidats à la présidentielle
pour marcher sur le Parlement et créer
un conseil présidentiel composé de leur
candidat et des candidats de la
révolution », explique un jeune
intelllectuel, ancien membre de la
confrérie. « Ils ne savent pas faire
de la politique, poursuit-il. Les
Frères sont une organisation caritative
et de prédication. Ils ont créé un parti
politique, mais qui n’a aucune
autonomie. » Pourtant, le fait
qu’ils aient perdu plus de la moitié de
leurs suffrages entre les législatives
et le premier tour de la présidentielle
aurait dû leur faire comprendre que leur
base n’est ni homogène, ni solidement
acquise.
Enfin, pour ajouter aux difficultés
des Frères, le CSFA a adopté dans la
nuit de l’élection présidentielle un
addendum constitutionnel aux textes
qui régissent la période intérimaire.
Comme le résumait un journal : l’armée
donne le pouvoir à l’armée. Et le CSFA
gardera tous les pouvoirs législatifs,
en attendant l’élection d’un Parlement
dans plusieurs mois.
Il serait cependant faux de croire
que l’armée peut agir à sa guise. Le
paysage politique du pays est complexe
et la mobilisation pour les élections
confirme que les Egyptiens ne veulent
pas se départir des droits qu’ils ont
chèrement conquis.
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