Opinion
Mali, Afghanistan,
les leçons oubliées
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Lundi 14 janvier
2013
Une nouvelle fois, un
consensus politique se dessine
autour de l’intervention
militaire française au Mali.
Le Parti socialiste comme l’UMP
et le Front national soutiennent
l’initiative du chef de l’Etat.
Seules quelques voix
discordantes se font entendre,
au Parti communiste («
L’intervention militaire
française comporte de grands
risques de guerre », PCF, 12
janvier) ou au Parti de gauche.
L’ancien premier ministre
Dominique de Villepin, dans une
tribune au Journal du
dimanche («
Villepin : “Non, la guerre ce
n’est pas la France” », 13
janvier), s’inquiète également :
« Ne cédons pas au réflexe
de la guerre pour la guerre.
L’unanimisme des va-t-en guerre,
la précipitation apparente, le
déjà-vu des arguments de la
“guerre contre le terrorisme”
m’inquiètent. Ce n’est pas la
France. Tirons les leçons de la
décennie des guerres perdues, en
Afghanistan, en Irak, en Libye.
Jamais ces guerres n’ont
bâti un Etat solide et
démocratique. Au contraire,
elles favorisent les
séparatismes, les Etats faillis,
la loi d’airain des milices
armées.
Jamais ces guerres n’ont
permis de venir à bout de
terroristes essaimant dans la
région. Au contraire, elles
légitiment les plus radicaux. »
Il est ironique de noter que
cette intervention a commencé au
moment où la France se retire
d’Afghanistan (Lire «
Fin de mission en Afghanistan
», Défense en ligne, 19 décembre
2012) et où le président Hamid
Karzaï se trouvait à Washington
pour discuter du retrait total
(ou presque) des forces
américaines. Est-ce sur un
succès que ces troupes se
retirent d’Afghanistan ? «
Mission accomplie » ?
Rien n’est moins sûr.
Le pouvoir qui s’est installé
à Kaboul, dans les fourgons des
armées étrangères, est dirigé
par Karzaï, dont il faut
rappeler qu’il n’a gagné
l’élection présidentielle de
septembre 2009 que grâce à des
fraudes massives ; sa
légitimité ne dépasse pas celle
de son clan, de ses affidés,
profondément corrompus. Ce sont
des dizaines de milliards de
dollars d’aide internationale
qui ont disparu dans les poches
sans fond des responsables
politiques. Sans parler du fait
qu’une part importante de cette
aide « retourne » aux pays
donateurs, comme le remarque
Oxfam-France :
« L’aide internationale à
l’Afghanistan est relativement
significative en volume, mais
elle reste largement inefficace
: presque 40 % des montants
versés depuis 2001 sont
retournés aux pays donateurs
sous la forme de profits ou de
rémunérations. De plus une large
part de l’aide ne parvient pas
aux Afghans les plus pauvres. »
Et, du point de vue social,
la situation reste terrible,
marquée par une guerre qui n’en
finit pas. Toujours selon Oxfam
:
« Si quelques progrès ont
été enregistrés en matière de
santé et d’éducation dans les
années qui ont suivi la chute
des talibans, les défis à
relever dans ces secteurs
restent écrasants : actuellement
un enfant sur cinq meurt avant
l’âge de cinq ans, une femme sur
huit meurt de complications
liées à la grossesse ; deux
millions d’enfants, dont deux
tiers sont des filles, ne sont
pas scolarisés. On estime
actuellement que près de la
moitié de la population afghane
vit toujours en dessous du seuil
de pauvreté, tandis que plus de
la moitié des enfants souffre de
malnutrition chronique. »
Qui peut croire que la guerre
amène une amélioration de la
situation des populations ?
Le plus paradoxal est que le
seul progrès représenté par la
scolarisation plus importante
des filles reste menacé : les
seules chances de
l’administration actuelle
afghane de ne pas être éliminée
après le départ des troupes de
l’OTAN est de négocier avec les
talibans. Et, comme le
remarquent les responsables
d’Oxfam, ce sont les femmes qui
risquent d’être les victimes de
cette réconciliation. Quoiqu’il
en soit, il est faux de croire
que la libération des femmes
peut être imposée par les
baïonnettes des armées
étrangères (lire Christine
Delphy, «
Une guerre pour les femmes ?
», Le Monde diplomatique,
mars 2002). Le colonialisme
aussi prétendait « libérer » les
femmes musulmanes.
Mais les interventions en
Afghanistan (puis en Irak) ont
eu bien d’autres conséquences
régionales et internationales
dont on paie encore le prix. La
guerre s’est étendue au
Pakistan, où les talibans locaux
se sont renforcés au détriment
d’un pouvoir central affaibli.
Et l’utilisation massive des
drones par l’administration
Obama pour éliminer des «
terroristes » — avec de
nombreuses victimes «
collatérales » —, alimente les
haines anti-occidentales.
Ces expéditions militaires
menées au nom d’une guerre sans
fin contre le terrorisme ont eu
pour effet paradoxal de
renforcer ces organisations que
l’Occident affirmait vouloir
détruire. Il s’est créé, en
réponse aux interventions
multiples, «
une autoroute de
l’internationale insurgée »,
du Pakistan au Sahel, en passant
par l’Irak, la Somalie : par
elle circulent les combattants,
les idées, les techniques de
combats, les armes de tous ceux
qui veulent lutter contre « les
nouveaux croisés ». Des
combattants irakiens se sont
formés en Afghanistan, tandis
que des Maghrébins ont pu
acquérir en Irak une compétence
militaire incontestable. La
guerre contre le terrorisme a
facilité l’unification de
groupes très divers sous le
drapeau d’Al-Qaida. Et, sans
doute, Al-Qaida au Maghreb
islamique (AQMI) n’aurait jamais
pris cette dimension sans
l’intervention en Afghanistan.
Et aussi, rappelons-le, sans la
guerre en Libye qui a « libéré »
des arsenaux militaires
considérables et de nombreux
combattants enrôlés (et
contrôlés) par Kadhafi. Peut-on
s’étonner que de nombreux
musulmans voient dans ces
interventions une croisade
contre l’islam ? Toutes, depuis
2001, ont eu lieu dans des pays
musulmans — Afghanistan, Irak,
Somalie, Liban, Mali, sans
oublier les guerres menées à
Gaza. Et au moment où
l’islamophobie fait des ravages
dans les sociétés occidentales.
Combien de fois nous a-t-on
expliqué qu’il n’y avait pas le
choix, que « nous » défendions
en Afghanistan la sécurité de
l’Occident : si « nous » étions
battus là-bas, les combats se
déplaceraient demain dans nos
banlieues. Et pourtant « nous »
allons partir d’Afghanistan
comme si de rien n’était, sans
avoir stabilisé la situation,
sans même parler de démocratie.
Et personne ne prétend que les
conséquences en Europe seront
catastrophiques. On peut
remarquer, au contraire, que
chacune de ces expéditions
coloniales aboutit à plus
d’insécurité, plus de contrôles,
plus de surveillance et, par là
même, à une atteinte aux
libertés fondamentales.
Pourtant, c’est le même
argument qui est repris pour le
Mali : éviter que s’installe à
nos frontières un foyer
terroriste, un Sahelistan (lire,
dans Le Monde diplomatique
de janvier,
le reportage de Philippe
Leymarie). Et la première
décision du gouvernement
français au lendemain de
l’engagement au Mali est de
renforcer le plan Vigipirate !
N’est-ce pas parce que nos
gouvernants savent que ce type
d’intervention alimente le
terrorisme, qu’elle ne
l’affaiblit pas ?
Douze ans après,
l’intervention occidentale en
Afghanistan est un fiasco. Celle
en Irak a abouti à la
déstabilisation durable du pays
(et à une implantation de
groupes liés à Al-Qaida qui n’y
étaient pas présents avant
2003). D’ici douze ans, quel
bilan dressera-t-on de
l’engagement de la France au
Mali ?
L’existence de notre journal
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