Opinion
Syrie, arrêter la
course à l'abîme
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Vendredi 1er juin 2012
Voici un discours qui tranche avec la
pensée dominante, venant d’un pays qui
compte sur la scène internationale et,
de plus, démocratique. Dans un entretien
au quotidien Le Monde, Antonio
Patriota, le ministre des relations
extérieures du gouvernement brésilien de
Dilma Rousseff, tente de faire entendre
la voix de la raison («
Brasilia défend le dialogue avec Damas
en vue d’une transition politique »).
Question : Avant sa venue à
Brasilia, en février, Catherine Ashton,
la haute représentante de l’Union
européenne aux affaires étrangères,
avait tenu des propos assez durs, vous
demandant de choisir entre Assad et le
peuple syrien...
« Nous choisissons toujours la
diplomatie et la paix, les solutions qui
entraînent le moins d’instabilité et le
moins de danger pour les civils. C’est
pourquoi nous avons lancé un débat au
Conseil sur la “responsabilité en
protégeant” (responsability while
protecting) lors d’une action de
protection. Même lorsque le Conseil
autorise une intervention soi-disant
pour protéger les civils, l’histoire
n’est pas finie. Il faut que l’action
menée sous ce mandat soit responsable et
se tienne aux paramètres de la
résolution du Conseil. »
Vous pensez à l’intervention
en Libye ?
« Je pense à la crédibilité du
Conseil de sécurité. Parce que si l’on
ne respecte pas le mandat du Conseil,
cela peut créer une situation où chacun
fait ce qu’il veut. Ce n’est pas pour
cela que les Nations unies ont été
créées. »
Le massacre de Houla doit-il
entraîner une intervention militaire
occidentale, comme de plus en plus de
voix le suggèrent ?
Une remarque préalable concernant la
guerre de propagande menée par les
médias occidentaux. Elle est réelle
(lire As’ad AbuKhalil,
« Some Questions on the Houla
Massacre... and Beyond », Al-Akhbar
English, 31 mai). Mais ces mensonges
sont parfois utilisés pour présenter la
politique du régime sous un jour
favorable, pour nier les informations
crédibles sur la répression de
manifestants pacifiques, sur l’usage
systématique de la torture, sur les
milices confessionnelles.
L’aventure survenue au journaliste
belge Pierre Piccinin,
avec qui j’avais débattu des mensonges
médiatiques sur la Syrie, est
notable : lui qui critiquait la
couverture de la crise syrienne par les
médias occidentaux a été arrêté à Homs.
Après avoir passé six jours dans les
prisons du régime, où il a assisté à la
torture de dizaines de prisonniers, il
est revenu sur ses positions («
Un chercheur belge emprisonné en Syrie
raconte “l’Enfer sur Terre” »,
Franceinfo.fr).
Il est important d’insister sur le
fait qu’il est possible de faire un bon
travail de journaliste, y compris à
partir de Damas : lire Patrick Cockburn,
« Long War Looms. Syria After the
Massacre », Counterpunch, 28 mai
2012.
Revenons au conflit lui-même. Je
voudrais souligner quelques données que
j’ai déjà mentionnées ici, mais qui
me semblent indispensables pour
comprendre la situation. L’émotion, même
justifiée, est parfois mauvaise
conseillère. La révolte en Syrie ne se
différencie pas de celles qui ont éclaté
ailleurs, de la Tunisie au Bahreïn, de
l’Egypte au Yémen : elle est une révolte
contre l’autoritarisme, l’arbitraire de
l’Etat, la corruption, les politiques
économiques néolibérales.
La réponse du pouvoir a été une
brutale répression contre des
manifestants pour l’essentiel
non-violents et qui avaient souvent
surmonté les divisions confessionnelles
et nationales (Arabes-Kurdes). Cette
violence étatique a favorisé
l’apparition d’un mouvement
d’autodéfense, mais aussi la
militarisation de certains pans de
l’insurrection. En réponse à
l’instrumentalisation des minorités par
le pouvoir s’est développée une
mobilisation communautaire sunnite,
encouragée par l’infiltration de groupes
armés venus du Liban et d’Irak, mais
aussi de combattants d’Al-Qaida, comme
le reconnaissent désormais même les pays
occidentaux les plus hostiles au régime.
Dans plusieurs régions, le conflit s’est
transformé en lutte armée et en
guérilla, prenant un tour confessionnel.
Il est ironique de voir que les pays
occidentaux qui condamnent régulièrement
la violence palestinienne contre
l’occupation israélienne défendent cette
même violence en Syrie.
Parallèlement s’est développé, sur
certaines chaînes satellitaires arabes
(notamment saoudiennes), un discours
anti-chiite radical, présentant le
conflit comme une guerre théologique. Ce
discours est encouragé par les
dirigeants du Golfe, notamment ceux de
l’Arabie saoudite, qui craignent la
propagation du printemps arabe (et
écrasent le soulèvement populaire au
Bahreïn), voyant dans l’Iran la menace
principale. Cette propagande est en
phase avec la stratégie américaine et
israélienne d’isolement de Téhéran, qui
n’a rien à voir, bien sûr, avec
l’instauration de la démocratie en
Syrie.
La menace principale qui pèse
désormais sur la Syrie, mais aussi sur
la région — dont le Liban —, est
l’extension d’une guerre
confessionnelle.
Dans ce contexte, que penser des
appels à l’intervention militaire — dans
le cadre de l’ONU, comme le souhaite le
président
François Hollande, ou en dehors,
comme le suggère
Susan Rice, la représentante des
Etats-Unis à l’ONU ? Je n’évoquerai pas
ici les palinodies de Bernard-Henri
Lévy,
l’homme qui est entré dans Gaza en
décembre 2008 sur un char israélien, la
seule question étant de savoir pourquoi
les responsables politiques (et les
médias) continuent à le prendre au
sérieux — à ce propos, une bonne
nouvelle :
son film sur la Libye s’annonce comme un
bide (comme celui sur la Bosnie)...
Mentionnons, tout d’abord, le fait
que le bilan des interventions
militaires étrangères est rarement
positif. Celle des Etats-Unis en Irak en
2003 a durablement détruit le pays et il
faudra des décennies pour le
reconstruire (le 31 mai, de nouveaux
attentats à Bagdad, à peine évoqués dans
la presse internationale, ont tué 17
personnes). Celle des Etats-Unis en
Afghanistan, cette fois sous l’égide des
Nations unies, est un fiasco et le pays
sera, lors du départ des Occidentaux,
encore plus ravagé qu’après le retrait
soviétique. Et ne parlons pas du Kosovo
ou de la Somalie... Bien sûr, ce n’est
pas une règle absolue et, pour remonter
dans l’Histoire, on aurait pu soutenir
une intervention française ou
britannique aux côtés de la République
espagnole en 1936. On peut aussi penser
que le renversement du régime khmer
rouge par l’armée vietnamienne en 1978 —
bien que condamné par les Occidentaux,
qui obtinrent pendant des années que les
Khmers rouges gardent leur siège aux
Nations unies — fut positif.
Donc, une règle générale — il ne faut
pas ajouter la guerre à la guerre, comme
disait un ancien président socialiste
(François Mitterrand dans une interview
au Point, en 1993) -, mais aussi
parfois des exceptions.
Que faire en Syrie ? Est-il vraiment
nécessaire d’expliquer à quel point une
intervention militaire occidentale (même
si elle obtenait l’aval de l’ONU, ce qui
est peu probable) serait une
catastrophe, entraînant une guerre
confessionnelle à l’intérieur et sur le
plan régional — l’Iran, mais aussi
l’Irak et sans doute le Hezbollah
libanais, se rangeant aux côtés de Damas
? Une telle issue aggraverait de
surcroît les tensions entre chiites et
sunnites dans toute la région — ces
tensions ne sont pas, comme on peut le
lire ici ou là, « naturelles » : les
portraits de Hassan Nasrallah ornaient
toutes les boutiques du monde arabe,
toutes confessions religieuses
confondues, après la résistance du
Hezbollah face à l’armée israélienne en
2006.
Alors, ne rien faire ? Peut-on être
contre l’intervention militaire tout en
combattant la dictature (Bassam Haddad,
« The idiot’s guide to fighting
dictatorship in Syria while opposing
military intervention ? », Jadaliyya,
20 janvier 2012) ?
Il est de bon ton de moquer la
mission menée par l’ancien secrétaire
général des Nations unies Kofi Annan, en
la présentant comme un échec. Dès le
départ, nombre de pays occidentaux (dont
la France) et d’Etats du Golfe ont
affirmé qu’elle ne pouvait pas réussir
et n’ont rien fait, c’est le moins qu’on
puisse dire, pour la soutenir. Ce qui a
incité les groupes armés en Syrie — qui
sont extrêmement divisés — à ne pas se
conformer, eux non plus, aux demandes de
cessez-le-feu (le régime a lui-même
violé ses engagements). Au lieu de faire
pression de concert sur Damas et sur les
combattants rebelles, les Occidentaux et
la Russie ont développé des stratégies
contradictoires. Pourtant, le bilan
n’est pas totalement négatif (lire
l’entretien de l’opposant Haytham Manna
au Figaro, 1er juin).
Dans un entretien donné au quotidien
Le Monde (28 mai), Robert Mood,
chef de la mission de supervision des
Nations unies en Syrie, explique que
« seuls les Syriens ont la clé d’une
issue pacifique ».
Il note toutefois :
« A plusieurs endroits, nous avons
enregistré des progrès au niveau local.
Nous avons réussi à établir des liens
entre les entités locales du
gouvernement et de l’opposition, à faire
respecter des cessez-le-feu et à
résoudre des litiges entre les deux
parties, notamment par des échanges de
détenus. »
Mais il précise :
« En clair, l’outil politique que
la mission des Nations unies représente
dépend totalement de la bonne volonté de
tous les acteurs syriens à cesser toute
violence et à évoluer vers un dialogue
politique. Ce qui ne semble pas se
matérialiser pour l’instant. »
Et c’est là où il faut que les
grandes puissances, pas seulement celles
qui sont membres du Conseil de sécurité
de l’ONU, mais aussi des pays comme le
Brésil ou l’Inde (qui ont maintenu leurs
relations diplomatiques avec le régime),
puissent agir pour obtenir non seulement
l’extension de la mission, mais aussi
l’amorce d’un processus politique sans
lequel il n’y a pas de sortie de crise
possible. C’est une voie très étroite,
mais toutes les autres précipiteraient
le peuple syrien, et la région, vers
l’abîme.
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