Egypte
La place Tahrir et
sa démocratie
Ahmed
Bensaada
Jeudi 14 juin 2012
D’un banal et assez quelconque lieu
continuellement bondé d’autobus et de
vendeurs en tous genres, la place Tahrir
s’est métamorphosée, l’espace d’un
« printemps » hivernal, en épicentre
de l’effervescence sociale « démocratisante »
de l’Égypte. Les différentes
manifestations populaires qui s’y sont
déroulées début 2011 ont démontré que
l’idéologie de résistance non violente,
théorisée par Gene Sharp, jumelée à une
application pratique des concepts
acquise grâce aux formations du « Center
for Applied Non Violent Action and
Strategies » (CANVAS, Belgrade) est
d’une redoutable efficacité dans la
déstabilisation des régimes
autocratiques [1]. Les jeunes
cyberactivistes et militants
« pro-démocratie » égyptiens formés par
des organismes d’ « exportation » de la
démocratie (en particulier américains)
ont su efficacement combiner la
puissance des réseaux sociaux dans la
mobilisation des foules dans l’espace
virtuel et l’application stricte, dans
l’espace réel, des « méthodes d’actions
non violente » clairement établies par
CANVAS. Le président Moubarak en a fait
les frais : il a été chassé par les
« révoltés » de la place Tahrir après
trois décennies de pouvoir sans partage.
Gene Sharp a lui-même déclaré qu’il
était particulièrement fier de ce que
les cyberdissidents égyptiens avaient
réalisé [2].
Mais, depuis cette historique journée du
11 février 2011 qui a vu le déboulonnage
du raïs, les succès du camp
« révolutionnaire » se sont faits plutôt
rares, malgré le bouillonnement
quasi-permanent de la place Tahrir.
Jugez-en. Des résultats décevants aux
législatives balayées par les islamistes
[3], un taux d’abstention très élevé
témoignant d’une forte démobilisation de
la population, l’absence de femmes et de
coptes dans la liste des candidats
briguant la magistrature suprême,
l’abdication de Mohamed El Baradei, leur
candidat à ce poste et, surtout, le
mauvais classement au premier tour des
présidentielles des trois candidats sur
lesquels ils se sont rabattus: Hamdine
Sabbahi, Abdel Moneim Abou El-Foutouh et
Khaled Ali [4].
Le premier tour des élections
présidentielles ayant donné le résultat
inattendu de la confrontation entre
Mohamed Morsi, le candidat des Frères
musulmans et Ahmed Chafik, le dernier
premier ministre de Moubarak, les
militants « pro-démocratie » se sont
sentis dépossédés de
« leur révolution ». Tous les moyens
étaient alors bons pour recouvrer leur
« bien » quels que soient les moyens
utilisés.
Certains d’entre eux ont prôné le
boycott du second tour pour délégitimer
l’élection du futur président, alors que
d’autres ont avancé une alliance avec
les Frères musulmans moyennant quelques
ententes. Mais la plus surprenante idée
qui a émergé de la mythique place Tahrir
est celle de l’arrêt du processus
électoral et de la création d’un
« conseil présidentiel civil » [5].
Cette proposition, antidémocratique
voire purement réactionnaire, a fait
couler beaucoup d’encre dans le pays et
a alimenté de nombreux débats
contradictoires. Suggérée par les trois
candidats malheureux du premier tour
(cités précédemment) et soutenue par le
camp « révolutionnaire », elle proposait
même, selon certains, l’incorporation du
candidat de prédilection des jeunes
cyberactivistes, Mohamed El Baradei. La
déclaration commune rédigée par le
triumvirat a été conjointement signée
par de nombreux petits partis dits
« progressistes » et le célèbre
« Mouvement du 6 avril » [6] constitué
de cyberactivistes qui ont été à
l’origine de la révolte de la rue
égyptienne [7].
Cette idée de « conseil », rejetée du
revers de la main par Mohamed Morsi et
sa confrérie, n’a pas fait long feu et a
finalement périclité [8].
Mais comment expliquer que des militants
qui se vantent d’être
« pro-démocratie », qui ont combattu le
régime autocratique de Moubarak, qui
prônent la création d’un état de droit
respectueux des institutions puissent
appeler à l’arrêt d’un processus
électoral, pierre angulaire de la
démocratie, et à la constitution d’un
conseil fantoche dès lors qu’ils sont
désavoués par les urnes?
De quelle démocratie parle-t-on
lorsqu’on accepte la candidature de
Chafik, ancien cacique du régime honni,
au lieu de s’y opposer quitte à ne pas
prendre part aux élections si elle est
maintenue, et puis ensuite vouloir
changer les règles du jeu au cours de la
partie?
Quelle légitimité aurait eu un conseil
présidentiel formé par des candidats
nettement battus au premier tour alors
que ceux qui ont été démocratiquement
désignés par la première élection
présidentielle libre [9] du pays sont
écartés?
Ou bien le camp « pro-démocratie »
serait-il en tain d’utiliser les
techniques qu’il maîtrise le mieux,
c'est-à-dire la mobilisation des foules
sur la place Tahrir, pour imposer à
l’Égypte son propre agenda, en faisant
fi de la volonté du peuple qui s’est
quand même manifestée contre eux à deux
reprises?
Tiraillé entre l’état religieux de Morsi
et l’état militaire de Chafik et arbitré
par un camp « révolutionnaire » surfant
sur une démocratie « de circonstance »,
l’avenir politique de l’Égypte est voué
à d’évidentes dissensions.
À moins que, dans un sursaut
patriotique, les forces politiques en
présence ne s’en tiennent qu’aux
résultats des urnes, mettent leurs
intérêts partisans en veilleuse et
s’attèlent à la construction d’un projet
national rassembleur, centré sur le
respect de chaque Égyptien et dans
lequel le vivre-ensemble ne sera pas un
vain mot.
Expurgée de ses
autobus, de ses vendeurs en tous genres
mais aussi de certains militants qui la
squattent et qui pensent que la
démocratie n’est bonne que lorsqu’elle
donne raison à leur camp, la
place Tahrir aura alors conquis ses
lettres de noblesse.
Montréal, le 12
juin 2012
Références
1.
Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la
rue arabe », Éditions Michel Brûlé,
Montréal (2011) ; Éditions Synergie,
Alger (2012).
2.
Aimée Kligman,
« Why
is Gene Sharp credited for Egypt's
revolution?
», Examiner, 5 mars 2011,
http://www.examiner.com/article/why-is-gene-sharp-credited-for-egypt-s-revolution
3.
Benjamin Barthe, « La grande solitude des progressistes »,
Le Monde, 2 décembre
2011,
http://egypte.blog.lemonde.fr/2011/12/02/la-grande-solitude-des-progressistes/
4.
Ahmed Bensaada, « Égypte : la
grande désillusion des révoltés de la
place Tahrir »,
Le Quotidien d’Oran, 7 juin 2012,
http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=181:egypte-la-grande-desillusion-des-revoltes-de-la-place-tahrir&catid=46:qprintemps-arabeq&Itemid=119
5.
Courrier International, « Le futur président déjà contesté
», 6 juin 2012,
http://www.courrierinternational.com/article/2012/06/06/le-futur-presidentdeja-conteste
6.
Essafir, « Les forces révolutionnaires pressent Chafik et ne s’entendent pas avec Morsi
», 5 juin 2012,
http://m.assafir.com/content/1338856395354954700/first
7.
Ahmed Bensaada, « Arabesque américaine : Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la
rue arabe », Op. Cit.
8.
Nile International, « Égypte: Le PLJ
rejette la création d’un conseil
présidentiel », 4 juin 2012,
http://www.nileinternational.net/fr/full_story.php?ID=48733
9.
De l’avis de tous les observateurs, et même de
celui du
camp « révolutionnaire » avant la
promulgation des résultats.
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