Opinion
Le Coffre de
Wadhah
Ahmed Amri
Dimanche 26 juin
2011
Aux
origines du présent article, une bourde
de traduction relevée sur les pages d'un
média français, à laquelle je n'ai pu
rester indifférent. Non que le média, de
grande renommée, ou que le traducteur,
réputé "arabisant émérite", aient commis
quelque vilain péché à travers une perle
somme toute minime et s'inscrivant dans
les risques du métier. Mais parce que
l'expression arabe originale, dont on a
altéré la poéticité et le sens vieux de
quelque mille trois cents ans,
m'appela
à sa rescousse!
En date
du 14.06.11, Le Monde publie dans son
dossier spécial "PRINTEMPS ARABE"
un texte de Ahmad Zein (1)
traduit par Gilles Gauthier (2).
Quoique ce dernier semble maîtriser
l'arabe, il a commis
l'ingénue
maladresse de traduire l'expression "soundouk
wadhah" صندوق وضاح par "le coffre
lumineux": translation littérale
assignant au mot "wadhah" وضاح un sens
dérivé de l'étymologie, alors que dans
le texte original et l'usage courant le
mot a valeur absolue de nom propre.
Certes,
Gilles Gauthier est excusable. Il n'y a
pas de bilingue parfait. Et l'expression
sur laquelle il a candidement buté, peu
usitée, pourrait piéger même les
locuteurs natifs de l'arabe. A moins de
connaître la légende de Wadhah Al-Yamen
(littéralement: Wadah du Yémen) et du
coffre qui lui est associé, ce qui
suppose une bonne imprégnation de la
littérature arabe classique, on ne peut
saisir le sens exact de "soundouk wadhah".
D'où ce
texte dont le propos est de fournir aux
non initiés (arabes ou occidentaux) la
clé ayant fait défaut à Gilles Gauthier.
Wadhah Al-yamen
est un poète yéménite né aux alentours
de Sanaa(3) et mort à Damas en 708. En
raison des discordances marquant les
récits des anciens et de certaines
incohérences biographiques, ses
origines, son œuvre et sa vie sont
controversées. Persan émigré au Yémen
pour les uns, Yéménite de souche pour
d'autres, pure légende selon certains
critiques modernes(4), il est l'un des
rares poètes arabes classiques autour de
qui la polémique ne semble pas à ce jour
épuisée.
Toujours est-il que sa légende,
authentique ou affabulée, est quelque
peu rocambolesque. Et par certains
aspects, elle n'est pas sans rappeler le
mythe grec d'Adonis. A commencer par la
beauté sublime du personnage qui a valu
à ce dernier le surnom
Wadhah
Al-Yamen, le Lumineux du Yémen.
Si
le surnom est indiscutablement éloquent,
les témoignages historiques le sont
davantage. D'après Kitab Al-Aghani (5),
Wadhah, "lumineux,
radieux, de stature parfaite,
est
avec Al-Moukanna Al-Kantadi et Abou Zid
Attaï l'un des trois Arabes qui
n'entraient jamais dans un souk sans
s'être auparavant voilé le visage, de
peur d'avoir à pâtir du mauvais œil et
de faire pâtir les femmes de l'effet
pernicieux de leur beauté."
De son vrai nom, il s'appelait
Abderrahmane Ben Ismaïl Al-Khoulani(6).
Son père étant mort alors qu'il est tout
petit, sa mère a dû quitter la tribu
maritale pour vivre chez ses parents qui
sont d'origine perse. Passée son
îdda
(période d'attente que doit observer une
veuve ou une divorcée avant de se
remarier, pour s'assurer qu'elle n'est
pas enceinte) elle a épousé en secondes
noces un cousin qui a pris en charge
l'éducation de son fils. Au bout de
quelques années, la grand-mère
maternelle de l'enfant est venue à la
tête d'une délégation de sa tribu les
Béni-Hamir(7) réclamer au couple son
petit-fils. Vraisemblablement de concert
avec sa femme, le beau-père a refusé de
livrer Abderrahmane, prétendant que
celui-ci était son enfant biologique. La
tribu des Béni-Hamir déposa une plainte
devant un juge et gagna le procès. On
raconte qu'au moment de prononcer le
verdict, le juge s'est approché de
Abderrahmane, lui a caressé la tête et
dit:"
Va, tu es Wadhah Al-Yamen, et non
descendant des Yezan",
des
Perses s'entend.
Depuis, plus personne ne le connut
autrement que par son surnom Wadhah.
L'on
imagine que pour s'appeler ainsi et
avoir à se plier à la prévention à la
fois superstitieuse et morale qui le fit
porter le voile dans les lieux publics,
Wadhah devait avoir sur les femmes un
pouvoir de séduction peu commun.
A vrai dire, à
travers l'œuvre courtoise attribuée à ce
poète (8), deux femmes seulement
semblent avoir tenu une place
privilégiée dans sa vie. Mais l'un des
éléments qui donnent matière à la
controverse évoquée précédemment
concerne précisément l'ordre
chronologique de ces deux amours dans la
vie de Wadhah. Les récits ne concordant
pas à ce propos, nous reproduirons tour
à tour les deux chronologies, en
commençant par celle qui fait de Raoudha
Bent Amr la première amante du poète.
Raoudha (au sens étymologique, le nom
arabe روضة signifie "jardin") est le
surnom donné par Wadhah à une jolie
jeune fille (9) d'origine perse vivant
au Yémen. Le poète l'ayant aimée dès sa
puberté et chantée dans des poèmes
devenus célèbres, voulant l'épouser il a
buté contre le refus de ses parents.
L'amour s'était ébruité, semble-t-il, et
conformément à une tradition arabe
inscrite au chapitre de l'honneur, la
famille de la jeune fille a sanctionné
en conséquence le prétendant
disqualifié par son inconduite.
C'est alors que les amoureux, d'un
commun accord, choisirent de vivre comme
amants.
Il semble que pour persuader sa
bien-aimée de la justesse de ce recours,
le poète a dû s'engager avec elle dans
une joute de paroles. On ne s'étonnerait
pas que ce soit lui qui ait pris en la
circonstance le dessus! Un poème
célèbre, plus tard adapté en
chanson pérennisée et vivante à ce
jour, rend compte de ce
fait
d'armes dont s'enorgueillit à
juste titre
le
conquérant. Aux avances
pressantes qui lui sont faites, Raoudha
alléguait de mille obstacles qui
empêcheraient Wadhah d'accéder à sa
chambre. Mais à chaque argument féminin,
à chacune des enchères tendant à le
décourager, surenchérissant de son côté,
Wadhah opposait, plus percutante, sa
réplique d'amant pressant. Au bout de ce
duel poétique, Raoudha finit par
battre
la chamade, dans tous les sens de
l'expression, fixant au
soupirant rendez-vous chez elle à
une heure tardive de la nuit.
On
imagine que les contraintes et les
risques liés à cette relation n'étaient
pas de nature à encourager l'assiduité
de Wadhah ni surtout sa fidélité à
Raoudha. Mais cela ne devait pas
l'incommoder beaucoup non plus car il
était souvent bien plus sur les routes
du Hedjaz que bivouaquant ici ou là aux
alentours de Sanaa. En vérité, le poète
était
un pieux fidèle des lieux saints!
Une fois tous les ans, le
pèlerinage et, à longueur d'année,
l'amra
drainaient vers la Mecque
et Médine des foules humaines venant de
toutes parts s'acquitter de leur devoir
de musulmans.
Ces moments exceptionnels
qui procuraient aux dévots la joie de se
laver de leurs péchés
constituaient aussi pour les poètes du
ghazal une bonne aubaine, compte
tenu des opportunités d'aventures
galantes qu'ils offraient, nonobstant la
sainteté des lieux, aux poètes
libertins!
C'est à la faveur de ces moments de vie
à la bohème
que Wadhah aurait rencontré pour la
première fois à la Mecque l'autre amour
majeur de sa vie, Oum Al-Banin. Mais il
y a lieu de croire que cette rencontre
fut bien moins le fruit d'une
prédisposition à l'inconstance
chez Wadhah que la conséquence d'un
drame survenu dans sa vie avec Raoudha,
lequel a détruit de façon irrémédiable
sa relation physique avec celle-ci. Il
rentrait d'un voyage qui a dû être long
et avait hâte de revoir son amante. Se
rendant chez celle-ci, au lieu de
trouver la femme radieuse et la douce
étreinte des retrouvailles dont il
rêvait, c'est une triste nouvelle et une
vision traumatisante qui l'attendaient.
Pendant son absence, la belle Raoudha
était devenue lépreuse. Et comme le
prescrivait la tradition en ces
temps-là, elle fut placée dans un
hospice pour lépreux. "Alors
qu'il rentrait de voyage avec ses
compagnons, lit-on à ce
propos dans Kitab Al-Aghani,
Wadhah a pris congé de ceux-ci pour
s'absenter une heure. Quand il revint,
il était en pleurs. Interrogé, il
répondit:" je suis allé voir Radhoua et
je l'ai trouvée lépreuse et bannie parmi
les lépreux. Je l'ai consolée du mieux
que j'ai pu et lui ai laissé le gros de
ma bourse." Et il a donné libre cours à
ses sanglots d'homme accablé par le
malheur." Vraisemblablement,
Wadhah a quitté définitivement le Yémen
après cet évènement tragique et ce
serait dans de telles circonstances que
sa rencontre avec Oum Al-Banin a eu
lieu. Mais même avec celle-ci, il
n'oubliera pas Raoudha. Plus d'un
poèmes, marqués de la lancinante hantise
de cette amante, témoignent de la place
que celle-ci tenait encore dans sa
pensée, alors qu'il vivait à Damas, si
éloigné d'elle et de Sanaa.
Le
nom de Oum Al-Banin ayant été porté par
trois ou quatre femmes célèbres, au
moins, et toutes vivant à l'époque
omeyyade (661-750), il convient de
distinguer la femme qui nous intéresse
ici en précisant qu'il ne s'agit ni de
l'épouse de Abdelmalek Ben Marouan
(calife) ni de la sœur de Omar Ben
Abdelaziz (calife lui aussi) ni enfin de
l'épouse de Ali Ibn Abi Talab (cousin du
Prophète). Il s'agit plutôt de l'épouse
du calife omeyyade Walid Abdelmalek,
elle aussi yéménite comme Wadhah.
Coquette et recherchant à se mettre en
vedette auprès des grands maîtres du
ghazal,
cette dernière femme aurait succombé au
charme du
Lumineux Voilé bien avant de le
voir en personne, à travers ses poèmes
et nouvelles de
bourreau de cœurs, lesquels
colportés par les conteurs, les
voyageurs ou les troubadours, seraient
parvenus jusqu'au palais du calife à
Damas. Toujours est-il que lorsque Oum
Al-Banin rencontra sur son chemin Wadhah,
elle ne s'est pas le moindrement
embarrassée pour lui demander,
lui
demander et non suggérer, de lui
dédier à elle aussi une romance qui la
mette au rang des
immortelles. Cette même demande,
Oum Al-Banin l'a faite simultanément à
un autre poète de même veine, en
l'occurrence Kathir Azza, qui hantait
lui aussi les lieux saints pour des
raisons identiques à celles de Wadhah.
Comment expliquer une telle audace, une
telle témérité chez Oum Al-Banin, alors
que son rang de femme de calife est
censé lui dicter une conduite plus sage?
Sachant en plus que son mari qui régnait
sur l'ensemble de l'empire musulman
(10), sans doute soupçonnant
les bonnes dispositions de sa
femme à l'égard des poètes, avait bien
mis en garde ceux de son empire, contre
toute tentation de "faire
la romance" à Oum Al-Banin ou ses
odalisques, on peut dire à propos de
cette femme qu'elle jouait tout
simplement avec le feu.
La
menace du calife signifie que tout
contrevenant était passible de la peine
de mort. Et conscient du risque, Kathir
Azza n'a pas donné satisfaction à Oum
Al-Banin, bien qu'il ait déjà composé un
poème pour l'une des odalisques de sa
compagnie. Wadhah quant à lui a défié le
péril. Et s'il s'était prêté de bon cœur
au désir de Oum Al-Banin, c'était
surtout parce qu'il avait reçu de
celle-ci les gages de son amour et
l'assurance qu'elle le protègerait
auprès de son mari.
Pour
quelqu'un dont la perception du monde
arabo-musulman filtre à travers un
réseau d'images stéréotypées, quelqu'un
qui verrait ce monde à l'image d'une
citadelle de dogmes comme peut
l'illustrer l'actuelle Arabie, il serait
difficile d'imaginer dans le même espace
géographique une société totalement
différente, plus ouverte, voire
libertine, existant au 7e siècle, au
cœur même des lieux saints. Et pourtant,
cette société-là fut bien réelle,
assumant à la perfection cette
cohabitation des contraires, ou ce
chassé-croisé entre le divin et
l'humain, le spirituel et le profane,
l'action visant le salut de l'âme
éternel et celles recherchant les
voluptés physiques éphémères. Hassan Ibn
Thabit ou encore Kaâb Ibn Zouhayr,
pourtant l'un et l'autre considérés
comme les poètes du Prophète, ne
commençaient jamais une ode sacrée
autrement que par des vers galants.
En
réalité, la poésie galante prospérant
sur les lieux saints était une tradition
bien ancrée dans la culture du Hedjaz
(11). Les poètes dits libertins
saisissaient l'opportunité que leur
offraient les périodes de pèlerinage
pour élire à la Mecque leurs
muses.
Celles-ci se faisaient distinguer en
particulier autour de la Kaâba, dans la
foule des femmes accomplissant les sept
tours du tawaf (circumambulation). Si
sacrée la Kaâba soit-elle, il n'était
pas rare que des femmes, et de haut rang
souvent (12), flanquées de leurs
chaperons pour les jeunes et les plus
belles, fussent là pour mettre en valeur
autre chose que leur piété de
musulmanes. La dévotion pour la parade
susceptible d'enflammer les poètes
courtois avait ses fidèles, qui
n'étaient pas moins zélées que leurs
sœurs attentives à celle que réclame le
devoir envers Dieu. Dans ce hajj
(pèlerinage) où le divin et le profane
se partagent le lieu et le rituel, Allah
reconnaissait les siennes dans le
troupeau, cela va de soi, de même que
les leurs les poètes courtois!
Comme Omar Ibn Rabiâ, Bachar Ibn Bord,
Abou Nawas et bien d'autres "coutumiers
du fait", Wadhah Al-yamen dont la verve
en outre n'était pas moins étourdissante
que sa beauté physique était sollicité
par les femmes elles-mêmes pour qu'il
les immortalisât dans un poème
osé,
lequel, de belle facture, repris par les
voyageurs, mis en musique et chanté par
les bardes, se diffusait au bout d'un
certain temps dans toute l'Arabie, avant
de se répandre dans le reste de l'empire
musulman. Cette quête féminine de la
célébrité était d'autant plus courante
que les poètes courtois, en
professionnels du genre, maquillaient
souvent par un surnom inconnu le
véritable nom des belles qu'ils
célébraient ainsi. Faute de quoi, ces
"libertins" et les femmes complaisantes
à leurs égards risquaient de payer cher
ces poèmes, tant la plupart à ce jour
sont jugés impudiques, immoraux.
Quand Wadhah a fait sa romance à Oum Al-Banin,
celle-ci lui a demandé de la suivre
jusqu'à Damas. Elle a fait de lui son
amant. Mais pour espérer voir cet amant
à sa guise, et au palais, elle a dû
persuader son mari de l'accepter dans sa
cour. La verve poétique de Wadhah ayant
plaidé pour cette faveur, Oum Al-Banin a
pu mettre ainsi à sa disposition "le
poète du calife", et partant cocufier
son mari, sans problèmes, du moins
pendant un certain temps. On dit que les
concubines de Walid Abdelmalek avaient
soupçonné la liaison mais n'avaient
jamais réussi à surprendre les amants en
flagrant délit.
Nous
allons marquer une pause ici, ou plutôt
faire marche arrière pour reprendre ce
même récit selon l'autre chronologie que
nous évoquions ci-haut. Cela allongera
un peu le récit mais le mystère du
coffre n'en sera que plus piquant.
Wadhah et Oum Al-Banin, tous deux
yéménites et des Béni-Hamir, vivant au
même quartier, se sont aimés
passionnément dès leur enfance. Tant
qu'ils avaient l'âge candide, ils
étaient presque inséparables. Mais
arrivés à la puberté, il leur fut
interdit de se revoir, et pour cause!
Tous deux ont souffert de cette rude
épreuve mais leur amour n'en fut que
plus intense. Si la pudeur ne permet pas
à la jeune fille, en général, de crier
sur les toits son amour, ce qui n'en
diminue pas l'intensité mais doit plutôt
exacerber cet amour, faute d'expression
permettant son délestage, il en va
autrement pour un garçon quand il est
poète. Wadhah a tiré de sa souffrance
les meilleurs vers, composé les plus
belles romances, glorifiant, toute bride
lâchée, son amour et sublimant, à
l'instar de
Antar et
Majnoun Leyla, la beauté de sa
bien-aimée. Chantées par les troubadours
arabes et perses, ces romances s'étaient
vite répandues à travers l'empire
omeyyade. Leur facture était telle
qu'elles ont pu conquérir la cour même
du calife, à Damas. Quand il les
entendit, Walid Abdelmalek en éprouva le
désir de voir Oum Al-Banin. A la fin
d'un pèlerinage à la Mecque, au lieu de
rentrer en Syrie, il visita le Yémen et
demanda à voir la muse de Wadhah. Quand
on la lui fit voir, ébloui à la fois par
sa beauté, son esprit et la richesse de
sa culture, il demanda aussitôt à
l'épouser. Oum Al-Banin ne pouvait en
aucun cas refuser la demande ni la faire
attendre. Et c'est ainsi que le calife
l'a
ravie à Wadhah, la conduisant
après le mariage vers son palais à
Damas.
Wadhah en était devenu presque fou,
dit-on, ne pouvant se faire à l'idée
qu'il ne reverrait plus Oum Al-Banin. Et
la peur d'être persécuté, voire tué par
le calife, l'a contraint à ravaler son
amour, dans l'expression poétique de
celui-ci.
C'est alors qu'il aurait tenté de
trouver consolation auprès de Raoudha
Bent Amr (citée précédemment). Et
voulant susciter la jalousie d'Oum Al-Banin,
Wadhah a composé des poèmes chantant
selon la même facture que ses vieilles
romances la beauté de sa nouvelle
amante. Quand Oum Al-Banin a entendu ces
poèmes, sachant que Wadhah était de ceux
qui hantaient les lieux saints aux
saisons de pèlerinage, elle a demandé à
son mari de l'autoriser à aller à la
Mecque. Le mari l'y autorisa non sans
prévenir les poètes galants contre la
tentation de mentionner le nom de sa
femme ou de l'une de ses odalisques dans
une romance. Wadhah et Kathir Azza,
entre autres, avaient reçu des messages
écrits à ce propos. En outre, le calife
recommanda sa femme et ses compagnes de
pèlerinage à un corps de gardes et
d'espions des plus vigilants. De sorte
que Oum Al-Banin et Wadhah, tout au long
du pèlerinage, ne purent que se voir de
loin et se raviver réciproquement
l'ardeur de leur amour.
A son retour au Yémen, Wadhah a retrouvé
dans la triste condition évoquée ci-haut
Raoudha. Désespéré, il lui légua une
bonne part de son argent puis partit,
errant sur les chemins comme les saâliks
(poètes bohémiens de l'Arabie). Jusqu'à
son arrivée, maigre et presque
méconnaissable, à Damas. Longtemps, il a
rôdé autour du palais califal,
recherchant le moyen d'entrer en contact
avec Oum Al-Banin. Mais ce ne fut pas
chose facile, compte tenu des
sentinelles surveillant le lieu. Et
finalement, c'est la sortie d'une
esclave qu'il aurait identifiée comme
une odalisque de Oum Al-Banin qui le
décida à l'aborder pour la charger de
transmettre un salut à sa maîtresse.
"Dites-lui, lui recommanda-t-il, que
c'est de la part d'un cousin qu'elle
serait heureuse de revoir si jamais elle
savait où il se trouve exactement."
L'esclave a transmis à la lettre le
message, ce qui fit s'exclamer de joie
Oum Al-Banin:" il est encore vivant!" Et
elle chargea la messagère de transmettre
en toute urgence à Wadhah sa réponse:
"reste-là où tu es jusqu'à nouvel
ordre!" Et dès qu'elle put, elle le fit
entrer au palais.
Comment une femme de calife, une
souveraine, peut-elle abriter chez elle,
dans sa propre chambre, son amant, sans
que personne autour d'elle ne le sache?
Est-ce plausible?
En vérité, la légende raconte que
lorsqu'une servante ou un proche
annonçait sa venue chez Oum Al-Banin
alors que celle-ci était dans les bras
du poète, la femme cachait Wadhah dans
un gros coffre placé à cet effet à côté
de son lit. Coffre à bijoux royal,
dirait-on, sauf que pour la maîtresse du
palais, ce coffre-là gardait le plus
précieux de ses trésors!
Un jour le calife a chargé un esclave de
faire parvenir à Oum Al-Banin un joli
cadeau, de nombreux bijoux qu'il a
acquis lui-même au cours d'une randonnée
au souk. Et pressé de remettre à la
femme de son maître ce précieux cadeau,
l'esclave a commis la maladresse de
pénétrer dans la chambre de celle-ci
sans frapper. Il a pu voir Wadhah au
moment précis où la cachette
l'engloutissait!
Croyant pouvoir tirer d'une telle
situation un bel avantage, l'esclave
aurait demandé à Oum Al-Banin le prix de
son silence, un de ces bijoux coûteux
dont il était porteur. Mais la femme,
bien moins par avarice que par l'offense
que constituent cette impertinence et ce
chantage, a refusé et même rabroué
vertement l'esclave. Celui-ci, à la fois
dépité et craignant la hargne de Oum
Al-Bani, s'en retourna chez son maître
et lui raconta tout, croyant que le
calife ne manquerait pas de le
récompenser pour sa loyauté. En vérité,
comme dans la situation précédente,
l'esclave a commis ce qu'on pourrait
appeler
infraction à l'étiquette. Mais
cette fois-ci, par une telle
indiscrétion il a commis aussi un
outrage à l'honneur de son maître. Par
conséquent, il a commis l'irréparable et
signé l'arrêt de sa mort. Le calife l'a
traité de menteur et fait décapiter
sur-le-champ.
Et sans tarder il est allé voir dans sa
chambre Oum Al-Banin. Celle-ci était en
train de se peigner la chevelure dans
son lit. Le calife s'est assis en face
d'elle sur le coffre, a pris le temps de
la dévisager dans cette posture; puis il
lui a demandé de lui faire cadeau du
coffre.
Là
encore, les récits ne concordent pas. La
réaction d'Oum Al-Banin diffère d'une
version à l'autre.
Selon une première version, Ouma
Al-Banin aurait répondu:" tout ce qui
est dans la chambre est à vous!" Le
calife désigna alors le coffre sur
lequel il était assis et dit:" je ne
veux que ce coffre-ci." Et sans le
moindrement sourciller, Oum Al-Banin
aurait dit:" il est à vous!"
Une deuxième source précise que c'est
avec dépit qu'Oum Al-Banin a accepté la
demande de son époux. Enfin, une
troisième raconte que lorsque le calife
a désigné le coffre sur lequel il était
assis, sa femme lui a proposé d'en
prendre un autre: "celui-là, dit-elle,
j'y mets des effets qui me sont chers".
Mais son mari insista; elle lui dit
alors en pleurant qu'elle acceptait.
Le
souverain a ordonné à ses valets de
creuser un puits au milieu de la
chambre. Au milieu de son propre office,
selon une autre version. Et quand le
trou fut assez profond, le calife s'est
penché sur le coffre et a dit:"Caisse,
quelque chose à ton propos nous est
parvenue. Si c'est vrai, tu emporteras
ton secret avec toi dans la tombe. Si
c'est un mensonge, personne ne nous
reprochera d'avoir enterré une caisse
vide!" Et sans même prendre la
peine de l'ouvrir, le calife a ordonné
que le coffre soit jeté dans le puits et
enterré. Depuis, On ne revit nulle part
plus Wadhah Al-Yamen. Et le calife et
Oum Al-Banin ne se sont plus revus non
plus.
A. Amri
17 juin 2011
Notes
1-Romancier
et journaliste yéménite, correspondant
du quotidien Al-Hayat à Riyad (Arabie
saoudite).
2- Gilles Gauthier
est un ancien diplomate français qui a
assuré les fonctions d'ambassadeur au
Yémen et de consul en Alexandrie.
Arabisant, il a traduit un roman à
succès égyptien
L'Immeuble Yacoubian
(Imarat Ya'qubyan عمارة يعقوبيان) de
Alaa al-Aswani
علاء
الاسواني
3-
Date de naissance inconnue.
4-
C'est surtout Taha Hussein qui a initié
la thèse "négationniste" au sujet de
Wadhah, suivi par d'autres au fil du
siècle dernier. Dans son essai
Hadith Al-irbiâ (حديث الاربعاء الجزء
الاول - Propos du Mercredi-
Tome I) paru en 1926 au Caire et
consacré à la littérature arabe
classique, l'intellectuel égyptien,
doctorat en histoire, passe au crible
certaines incohérences biographiques de
Wadhah et des textes dont l'authenticité
parait douteuse, pour en conclure que ce
poète aurait été inventé par des
Yéménites jalousant la richesse
littéraire des hedjaziens. Mais il faut
remarquer que l'entreprise
destructuraliste
de Taha Hussein ne concerne pas
seulement
le mythe
de Wadhah Al-Yeman; c'est un "règlement
de compte" entrepris par un jeune
historien, érudit certes, mais qui est
aussi un cartésien nouvellement diplômé
de la Sorbonne,
à l'endroit d'une
bonne partie du patrimoine
arabao-musulman.
D'où le scepticisme méthodique de
l'œuvre en général et des élucubrations
touchant à
Wadhah Al-Yeman.
D'autre part, tout ce qui touche à
Wadhah Al-Yamen, et en particulier sa
liaison avec Oum-Al-Banin, a dû être
soumis à la censure politique sous la
dynastie des omeyyades au point que les
premiers écrits reconstituant la vie et
l'œuvre du poète ne purent paraître et
bénéficier d'une certaine diffusion qu'à
partir de l'accession au pouvoir, en
750, des Abassides. Près d'un siècle
d'occultation systématique frappant
Wadhah Al-Yamen expliquerait, à notre
sens,
tant d'incohérences et de discordances
dans les récits des anciens, perpétués
selon la tradition orale, que les
historiens et critiques modernes
détournent aisément au profit de ce
"négationnisme" académique initié par
Taha Hussein.
5-
Kitab Al-Aghani (arabe
: كتاب الأغاني, Le livre des chansons)
est une immense œuvre encyclopédique de
la poésie arabe chantée, composée par
Abou Al-Faraj Al-Asfahani (né à Ispahan
en 897, mort à Bagdad en 967). Dans son
édition moderne, publiée à Beyrouth en
2004,
Kitab Al-Aghani
couvre 10 000
pages réparties sur 24 volumes.
6- Le nom complet
suggère un
descendant à traîne:
Abderrahmane Ben
Ismaïl Ben Abd Kilal Ben Dath Ben Abi
Jamad عبدالرحمن بن اسماعيل بن عبدكلال بن
داذ بن ابي جمد
7-
Les Béni-Hamir
forment les plus importantes et vieilles
tribus du Yémen. Leur histoire remonte à
4000 ans. Le nom Béni-Hamir (ar.:
Descendants des Rouges) a été
attribué à ces tribus parce que leur
ancêtre Al-Aranjaj, qui fut roi, portait
une couronne rouge.
8-
On estime à une cinquantaine le nombre
de poèmes attribués à Wahah Al-Yamen. En
comparaison à ses contemporains, si le
poète ne semble pas prolixe c'est que sa
mort prématurée ne lui a pas permis de
léguer davantage de textes.
9-
La poésie courtoise, par certaines
révélations impudiques, étant jugée
libertine, les auteurs recourent à ce
procédé de "voilement" pour ne pas
exposer au déshonneur leurs amantes et
ne pas encourir pour eux-mêmes les
sanctions consécutives. D'après les
sources citées par Kitab Al-Aghani,
cette Raoudha est la fille d'un certain
Amrou, des descendants de Frân Thi
Eddorouô Al-Kandi:
روضة
بنت عمرو ، من ولد فرعان ذي الدروع الكندي
10-
L'empire musulman sous la dynastie des
Omeyyades.
11- Le Hedjaz est
l'appellation qui désigne la zone du
nord-ouest de l'actuelle Arabie saoudite
et dont les principales villes sont
Djeddah, la Mecque et Médine.
12- Quelques
célébrités féminines ayant fait l'objet
de romances: Fatima Bent Abdelmalik Ben
Marouane (fille de calife et sœur de
calife; ce dernier n'étant autre que le
mari de Oum Al-Banin!) ayant inspiré
Omar Ibn Rabiâ, Ramlat Bent Abdallah Ben
Khalaf (soeur de Tahat Talhaat,
gouverneur de Sistan) ayant inspiré à la
fois Omar Ibn Rabiâ et Abderrahmane Ben
Hassan, Atika Bent Mouâouya Ben Sofian
(fille du premier calife de la dynastie
omeyyade) par Abou Dahbel Al-Jemhi,
Zeyneb Bent Akrama Ben Abderrahmane
(fille d'un docteur de foi, l'un des
sept grands oulémas de Medine mort en
794) par Ibn Rahima, Zeyneb Bent Youssef
Ben Al-Hakam (sœur du tristement célèbre
Al-Hajjaj Ben Youssef, commandant
militaire et chef de police sanguinaire,
puis gouverneur du Hijaz et de l'Irak)
par Ibn Namir Athakhafi.
Notons aussi que,
d'après Kitab Al-Aghani (Le livre des
Chants) , même Sakina Bent Al-Houssein
(petite-fille du Prophète) aurait fait
l'objet d'une romance attribuée à Omar
Ibn Rabiâ.
http://www.rafed.net/books/tarikh/amene-bente-alhussein/08.html
Publié sur le blog d'Ahmed Amri
Le sommaire d'Ahmed Amri
Les dernières mises à jour
|