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Opinion
Abraham Serfaty: rétrospective d'un combat
Ahmed Amri
Jeudi 18 novembre 2010
A
l'âge de 84 ans, Abraham Serfaty
s'est éteint ce jeudi 18 novembre à Casablanca.
Le juif, marocain et rebelle,
l'Insoumis -comme il titrait à peu près l'un de ses livres (1) a
été inhumé là où il est né. C'est le fruit de l'une de ses
dernières batailles, dans le parcours épique de ce militant de
tous fronts. Sa vie marquée de dons prodigieux, de sacrifices,
le lourd tribut qu'il a payé pour défendre la justice, le
progrès et la liberté, son soutien sans nuance à la libération
de la Palestine, ce combat exceptionnel entré dans la légende
fait d'Abraham Serfaty un moment incontestable de la conscience
humaine.
«Le
sionisme est avant tout une idéologie raciste. Elle est
l’envers juif de l’hitlérisme... Elle proclame l’État
d’Israël, «État juif avant tout», tout comme Hitler
proclamait une Allemagne aryenne»
Abraham Serfaty - Ecrits de prison sur la Palestine
(éditions Arcantère-1992)
Un
révolutionnaire-né
Né le 16 janvier 1926 à Casablanca, Abraham Serfaty avait
tout pour se la couler
douce. Mais il est né insoumis! Comme d'autres
peuvent naître coquins, colonisateurs ou dictateurs.
Affranchi de toute chaîne qui ne soit pas trempée d'amour et
de combat et forgée de ses propres mains, il a fait de sa
vie une épopée des plus glorieuses dans l'histoire de
l'engagement social et intellectuel des temps modernes. De
longue date entré au panthéon de l'opposition marocaine, son
combat antisioniste sans failles, son soutien sans nuances à
la libération de la Palestine, son refus de tout compromis
lorsqu'il s'agit de défendre des causes justes l'élèvent à
un autre rang: Serfaty n'est pas seulement du Maroc du
Maghreb ni de l'Afrique, bien que de ce temps-ci précis. Il
est de l'univers en entier, c'est-à-dire de cet
autre monde qu'il
revendiquait lui-même et qui à son tour le revendique
désormais.
Dans sa famille, il semble que la foi révolutionnaire se
transmet de père en fils, comme l'amour de la patrie (2) et
de la justice. Son père était de gauche, indépendantiste et
antisioniste, sa mère aussi, ne fût-ce que dans l'éducation
de ses enfants qui lui incombait en grande partie. Si bien
que lorsqu'il grandit et que sa condition d'homme
multidimensionnel le met à la croisée des chemins, c'est
cette voie-là et la foi qui lui est sous-jacente qui seront
les siennes.
Ingénieur à un moment où ce titre assure à son porteur une
existence de cocagne, Abraham refuse l'opportunité de la vie
aisée et troque la prospérité assurée pour la justice et la
liberté, l'idéal révolutionnaire qui n'admette de richesse
ni d'eldorado que partagés.
En 1944, âgé de 18 ans, il adhère aux JCM (Jeunesses
Communistes Marocaines). Puis un an plus tard, ses études le
menant à Paris, il rejoint le PCF (Parti Communiste
Français). Sous la bannière rouge qui sera toujours la
sienne, quels que soient l'aile, le lieu et la dénomination
du parti, il s'engage tôt dans la lutte pour l'indépendance
de son pays. Les études terminées, il rentre au Maroc pour
adhérer au PCM (Parti Communiste Marocain (3)) et continuer
le combat anticolonialiste. En 1950, alors qu'il a 24 ans,
marié et père d'un fils encore bébé, il fait le baptême de
la prison. Pour des activités syndicalistes à Casablanca.
Deux mois seulement pour
l'initiation à l'épreuve parce que sa jeunesse et son
intelligence ont dû plaider pour lui. Toutefois, sitôt
libéré il est assigné à résidence avec sa femme, sa sœur
Evelyne et son bébé pour cinq ans en France.
Cependant celui qui est né
Insoumis n'est pas fait pour se corriger. Ni sous
l'occupant français ni, quand cet occupant sera parti, sous
la monarchie indépendante.
Rentré au pays en 1956, alors même qu'on l'appelle à
participer à l'édification du nouveau Maroc -les diplômés de
l'École nationale supérieure des Mines de Paris n'étaient
pas légion à ce moment crucial de l'indépendance - et qu'il
prend part à la mise en place des institutions de l'État
dans le domaine qui relève de sa formation et ses
compétences, Abraham Serfaty continue son combat politique,
refuse, malgré son côté alléchant et toutes les opportunités
offertes, une allégeance qui l'aliène, ôte à l'insoumis sa
tête, son I.
Les
années de plomb
De 1960 à 1980, le Maroc vit une sombre période marquée de
vagues successives de répression:
les années de plomb.
Autant ces années permettront à Abraham Serfaty d'inscrire
dans l'histoire marocaine la bonne part de son épopée
d'Insoumis, autant elles le marqueront lui et les siens de
leurs douloureuses séquelles.
En 1965, au lendemain des émeutes de Casablanca, on l'arrête
et torture une première fois. C'est l'année même où est
kidnappé à Paris, puis tué on ne sait où, Mehdi Ben Barka.
C'est aussi l'année qui marque les dissensions puis la
dislocation conjugales chez les Serfaty. Joséphine, sa
première femme, ne partage plus
la foi révolutionnaire.
Elle la trouve trop coûteuse,
l'Insoumis n'étant
pas près de tempérer son zèle politique. Elle le quitte et
part en France pour s'y remarier quelque temps plus tard.
C'est un moment difficile dans la vie d'Abraham. Joséphine
lui laisse leur fils tout jeune encore; il doit lui donner
un peu de son temps même si ses parents sont là pour alléger
un tel souci. Mais il n'en varie pas d'un iota sa ligne
politique, la force de son engagement.
Deux ans plus tard, avant, durant et après la guerre des six
jours, beaucoup de proches et d'amis s'éloignent à leur
tour. Les uns émigrant directement en Israël, les autres
allant s'installer en France. Le sachant
damné antisionsite,
on n'ose pas lui faire la morale de ce côté-là. Néanmoins
beaucoup lui conseillent de se réfugier momentanément en
France, alléguant de la présomption que la vie des juifs au
Maroc pouvant connaître des moments difficiles.
L'Insoumis ricane;
il est justement fait pour ces moments-là et tous les
moments difficiles!
Il restera au Maroc, et debout, non seulement pour
infliger un démenti à ceux qui propagent le mensonge et la
terreur en vue d'inciter les juifs marocains à quitter le
pays, mais pour enrayer aussi la fuite, autant qu'il le
peut, contrecarrer le mouvement de trahison qui le fait
énormément souffrir (4). Son père, à cette époque-là encore
vivant, lui dit et redit que le sionisme est contraire à la
religion. Abraham se gausse de la religion mais des juifs,
non. Le judaïsme authentique, non perverti, n'a rien à voir
avec le sionisme. Ce sont deux voies distinctes et, pour lui
comme pour beaucoup d'autres juifs, diamétralement opposées.
Il restera au Maroc avec quelques milliers d'indéracinables,
répartis dans tout le pays, pour partager avec leurs frères
de la majorité musulmane le bon et le pire.
Directeur, et
solidaire
des gueules noires
En 1968, alors qu'il est directeur de département à l'Office
Chérifien des Phosphates, éclate une grève des mineurs de
Khouribga (5). Et parce que n'est pas
Insoumis qui veut,
ce directeur se dit solidaire des grévistes! Conformément à
sa position sociale, à son statut dans la hiérarchie des
rapports de production, il
aurait dû se ranger du côté de
sa bourse, du
capital qu'il est censé incarner de par son titre. Mais cela
l'aurait discrédité vis-à-vis du cœur. Cet organe, chez
Serfaty plus que tout autre, est à gauche. Et c'est la voix
du cœur, du révolutionnaire engagé, qui a primé sur celle du
fonctionnaire. On ne lui pardonne pas d'avoir ainsi craché
sur la soupe: il est immédiatement révoqué. Cependant ses
compétences et son diplôme lui permettent de trouver presque
dans les jours qui suivent un poste d'enseignant. Il est
nommé à l'École d'ingénieurs de Mohammedia (6) où il restera
jusqu'en 1972. Sans doute beaucoup moins payé qu'il ne
l'était dans les phosphates. Néanmoins les amphis ont sur
les bureaux l'avantage d'être plus
aérés. Politiquement
parlant. Ce qui compte plus que l'argent pour le
révolutionnaire intègre.
Ila Al
Amame (En avant!)
Fidèle au parti communiste marocain pendant près de 20 ans,
Abraham n'est pas non plus de ceux qui se complaisent dans
le suivisme idéologique crétin et refusent d'évoluer. Il a
beau critiquer la sclérose et appeler à en sortir, on ne
l'entend pas. En 1970 il décide de quitter le PCM avec
d'autres camarades dissidents pour constituer
Ila Al Amame (7).
C'est une organisation politique d'inspiration
marxiste-léniniste, plus à gauche et soutenant la cause
sahraouie, mais clandestine. Avec des militants de la
stature de Abdellatif Laâbi, Abdellatif Zéroual, Raymond
Benhaïm, entre autres, le combat politique peut se
radicaliser, envers et contre toutes les appréhensions, les
mises en garde, les risques somme toute
plus ou moins calculés. La naissance, 4
ans plus tôt, de la revue bilingue "Souffles", le ralliement
d'une légion d'intellectuels marocains et d'autres pays
faisant de cette publication une référence tout autant que
le QG de la gauche militante de 66 à 72, vont permettre à
Serfaty et ses camarades de cristalliser autour de
l'engagement les énergies créatrices de tous les domaines.
Poésie, art, cinéma, recherche scientifique seront pour 7
ans les armes indissociables du combat politique.
Chasse à
l'homme et répressions
Mais la dictature ne tarde pas à frapper. En 1972,
prétextant d'un complot contre la sûreté de l'État, la revue
Souffles est saisie et interdite. La répression s'abat sur
les plumes associées à son nom comme sur tous les militants
de l'organisation Ila Al
Amame. Des arrestations en masse s'effectuent: 81
personnes à Casablanca, 150 à Kénitra. D'autres suivront
encore. Ce n'est pas tout à fait le Chili de Pinochet, et ce
Chili n'est pas encore né en 72, mais rétrospectivement le
climat est le même. Le Maroc où, malgré tout, on pouvait
dire qu'il y faisait bon vivre devient méconnaissable.
Abraham Serfaty et Abdellatif Laâbi sont arrêtés une
première fois , le 27 janvier 72, et sauvagement torturés.
La jeunesse marocaine et leurs enseignants ne tardent pas à
réagir: de larges manifestations lycéennes et estudiantines
éclatent au pays, demandant leur libération. Le 25 février,
face à l'ampleur de ce mouvement de solidarité, les
autorités cèdent et les relâchent. Mais ce ne sera qu'une
liberté provisoire. Serfaty entre à temps dans la
clandestinité avec Abdellatif Zéroual et d'autres camarades
d'Elal Amame. Laâbi et beaucoup d'autres sont de nouveau
arrêtés à la mi-mars et reconduits au centre de torture de
Derb Moulay. Le mouvement des lycéens et des étudiants étant
entretemps brisé à la faveur d'une vaste répression, tous
les libérés de 25 février qui ont pu être retrouvés sont de
nouveau sous les verrous. En août 73, Laâbi est condamné à
dix ans de prison (8). Quatre-vingt autres inculpés écopent
de peines allant de 18 mois de réclusion à 15 ans.
Christine
Daure-Jouvin:
pour le
pire et pour le meilleur
Christine Daure-Jouvin est une Française qui enseigne
l'histoire et la géographie au Maroc, à titre de coopérante.
Abraham Serfaty lui doit deux ans de
répit, ou plutôt de
sursis. C'est elle qui l'aide lui et Abdellatif Zéroual, en
ce moment très difficile où l'assistance même d'un ami, d'un
proche, est susceptible d'attirer beaucoup d'ennuis.
Généreuse (est-elle déjà éprise d'Abraham?) Christine leur
trouve d'abord un appartement pour s'y planquer et, envers
tous les périls, chaque fois que cela est nécessaire, elle
assure la liaison entre eux et le monde extérieur. C'est
elle aussi qui, des années plus tard, sera la nouvelle femme
d'Abraham et se battra pour le sortir du trou.
En août 73, jugé par contumace Abraham apprend qu'il a été
condamné à la réclusion à perpétuité (9).
Réclusion à la perpétuité!
Il a 48 ans, Abraham Serfaty. Il n'est plus tout à fait
jeune mais il a encore de belles années devant lui, de
belles s'il les veut
ainsi: il a encore la possibilité de fuir le Maroc. On le
lui dit et demande, à commencer par celle qui l'aime.
Mais Abraham a beau être libre encore, beau aimer Christine,
il ne peut se délier de ce qui l'attache à son pays, à ses
camarades, à son peuple. Aussi refuse-il de s'enfuir.
Et les rafles se poursuivent, de même que les recherches. La
dictature ne l'oublie pas ni lui ni son fils; on ratisse là
où on les suppose
joignables et tous les moyens sont bons pour mettre
le grappin dessus. C'est ainsi que le 26 septembre 1972, on
arrête sa sœur Evelyne, sans autre motif que son lien de
parenté. Et ce que la police espère tirer d'elle en
l'interrogeant. Sur les huit jours qu'elle passe en "garde à
vue", trois lui seront fatals. On la torture, et même si
l'adjectif est de trop, sauvagement (10). Mais elle est
incapable de fournir
la moindre information: en vérité, elle sait bien où se
cache son frère ; et magnanime, de la même trempe
qu'Abraham, elle ne dit rien. Ce qui donne aux tortionnaires
le prétexte à plus de rage. La barbarie est telle qu'elle
condamne la victime à la mort. Pas que la victime directe,
en fait. Le père lui-même, profondément affecté par cette
épreuve meurt de désespoir en 73. Et sa fille le suivra un
an plus tard, succombant aux séquelles incurables de son
supplice.
1974: c'est sans doute la mort de sa sœur, la peur aussi
pour son fils et pour Christine qui décideront Abraham
Serfaty à sortir de la clandestinité et se rendre à la
police. En réalité, son fils ne sera pas épargné, au moment
venu. Et Christine elle-même doit payer le tribut qu'on lui
impose, à titre de complice. Arrêtée à la même période, elle
subit pendant des jours et des jours d'interminables
interrogatoires avant d'être condamnée à trois ans de prison
(15). Au terme de cette peine, considérée comme personna non
grata, elle est immédiatement expulsée vers son pays. Mais
un autre combat l'attend en France. Nous y reviendrons.
Abdellatif Zéroual: la passion du fils et du père
Dans tout parti, toute organisation politique, il y a des
hommes à qui incombe la tache de secouer les têtes, d'agiter
la pensée. Quoique Ilal Amame compte d'innombrables
intellectuels, et des meilleurs au Maroc, de par sa
formation philosophique et sa connaissance encyclopédique du
marxisme-léninisme, Abdellatif Zeroual est de ceux qui ont
le plus voix, dans le domaine théorique. La scission qui est
aux origines d'Ilal Amame doit ses fondements à cette voix.
Né à la ville de Berrechid (à 30 km de Casabalanca) le 15
mai 1951, Abdellatif Zéroual est, d'après tous les
témoignages, un surdoué, d'une intelligence rare. A 10 ans,
il obtient son certificat de fin d'études primaires; à 17
ans, il est bachelier en lettres. Il s'inscrit en
philosophie à la Faculté des Lettres de Rabat. Après la
licence, il rejoint l'École Supérieure de Formation de
Professeurs. Nommé dans un lycée de Settat (57 km de
Casablanca, sur la route de Marrakech) il a juste le temps
d'y enseigner pour une année, avant d'être contraint à la
clandestinité en 72.
Abdellatif Zeroual est de ceux qui ont rejoint très jeunes
Ilal Ameme: son adhésion est enregistrée alors qu'il a juste
19 ans.
On ignore dans quelles conditions au juste il est retrouvé
par la police. Mais celle-ci a dû arrêter son père et elle
aurait arrêté sa mère aussi, sans la maladie de cette
dernière. Et alors que le père est détenu au derb Moulay
Cherif, le 5 novembre 74, la police réussit à Kidnapper
Abdellatif et le conduit dans une cellule voisine de celle
de son père. De sorte que celui-ci entend tout ce qui se
passe et subit au-travers de son fils les pires douleurs
qu'on inflige à celui-ci. Ils l'ont menacé de tuer son père
et lui ont infligé des sévices tels que le père l'entend
hurler jusqu'au matin.
Ce père est relâché au lever du jour, les yeux bandés,
quelque part dans la banlieue de Casablanca. Il attendra le
procès de 77 pour apprendre de la bouche des compagnons de
supplice la mort sous la torture de son fils.
Le 14 novembre, un cadavre est déposé à l'hôpital Avicenne
de Rabat sous le nom de Bakali. C'est le cadavre de
Abdellatif Zéroual mort au bout de 10 jours de torture . A
ce jour, personne ne sait où Abdellatif Zéroual est enterré.
Le
calvaire d'Abraham
Durant trois années des plus longues et pénibles, dont 14
mois où personne ne saura s'il est mort ou vif, Abraham
Serfaty est gardé à vue
au derb Moulay Cherif. A la fois commissariat, centre de
torture et pénitencier de triste renommée situé à
Casablanca, Moulay Cherif est l'enfer sur terre (12), le
passage obligé de tous les
damnés du royaume, le
purgatoire où les
pires atrocités sont permises. Tous les survivants des
cachots de l'âge barbare, les années de plomb, vous
diraient: "la perpétuité ailleurs, et pas un jour au Moulay
Cherif. Les rescapés devenus fous ou invalides ont eu au
moins la chance d'en sortir vivants. D'autres n'ont pas eu
cette chance (13).
Pour avoir une idée sur la torture selon les normes en
vigueur au Moulay Cherif, deux témoignages annexés à ce
texte méritent d'être lus: Laâbi et Serfaty nous y
restituent quelque chose de ce qu'ils ont souffert, à deux
ans d'intervalle.
Le procès
et le cri des insoumis
En octobre 77, Abraham est enfin jugé.
Jugé n'est pas le
mot qui convient ici, et pour cause! Mais même si les dés
sont déjà jetés pour lui depuis trois ans déjà, condamné à
perpétuité et n'attendant que la confirmation du jugement
prononcé, il veut sceller à sa façon ce procès, avant de
regagner pour la perpétuité sa cellule. Dans la salle,
quelqu'un a crié à la face de ce juge: " fasciste!" Le juge
en devient pâle de colère et crie: "celui qui a dit
"fasciste" a-t-il le courage de se lever?" Et c'est alors
toute la salle qui se lève, 138 inculpés debout!
" Deux ans de plus à chacun! s'écrie le juge, pour outrage à
magistrat!"
Une femme dont le fils est déjà condamné à la prison à vie
commente: "il les passera au paradis, ces deux ans
supplémentaires!"
Et le juge n'en est pas quitte. Abraham Serfaty veut dire un
dernier mot et il obtient la parole.
“Vive la République sahraouie! clame-t-il. Vive la
République marocaine! Et vive l’union du Maroc et du
Sahara!”
Les peines totalisées des 139 inculpés sont de 30 siècles de
prison!
La soeur de Jamila et
Dalal: Saïda Menebhi
En 72, lors de la première arrestation des "frontistes",
Saïda Menebhi était encore étudiante angliciste à
l'Université de Rabat. Active au sein de l'UNEC (L'Union
Nationale des Etudiants du Maroc), les manifestations et
grèves qui ont conduit au relâchement de ses camarades sont
en grande partie son œuvre. Épargnée par la première vague
de répressions, elle a eu encore le temps de finir une
formation pédagogique et d'enseigner dans un collège à
Rabat, pendant près de deux ans. Bien que l'organisation
Ila Al Amame
soit officiellement dissoute,
Saïda continue de militer sous sa bannière de façon
clandestine, parallèlement à sa lutte au sein de l'UMT
(L'Union Marocaine des Travailleurs).
C'est le 16 janvier 1974 qu'elle est arrêtée avec trois
autres femmes: Rabea Fetouh, Fatima Akacha et Pierra di
Maggio (14). Comme les hommes, elle connait la torture et le
cachot au derb Moulay Cherif. Puis, fin mars, après
déposition devant le juge d'instruction, elle est transférée
vers la prison civile de Casablanca.
Le jour du jugement, sous les applaudissements de ses
camarades, elle dénonce la condition d'oppression dans
laquelle vivent les femmes marocaines. A la peine initiale
de 5 ans de prison qui la frappe, le juge lui additionne
deux ans encore pour outrage à magistrat!
Ce n'est pas tout: Saïda, Rabea, Fatima et Abraham sont
condamnés aussi à l'isolement. Outrage oblige!
Le 10 novembre 1977, tous les prisonniers politiques du
Maroc entrent en grève de la faim. Objectif: sortir les
"parias" de leur isolement, obtenir le statut de prisonniers
politiques et améliorer les condition de détention (16).
Saïda Mennebhi a déjà participé à une grève de la faim au
moment de sa longue garde à vue pour demander avec ses
camarades que leur jugement soit fait. Cette fois-ci, la
grève est faite pour elle en partie, mais cela ne l'exempt
pas de l'honneur de participation. La grève est fixée à 40
jours. Saïda ne peut pas mener ce combat à son échéance. Le
11 décembre, après 44 jours de grève, elle meurt faute
d'assistance et de soins (17).
Lettre de Saïda
Mennebhi à ses parents
Le
calvaire et son supplément
Alors qu'il purge sa peine à la prison de Kénitra, minée par
l'épreuve qui ne lui donne aucun répit, la mère d'Abraham
meurt de désespoir, comme son mari par le passé.
En 1982, un supplément s'ajoute au calvaire d'Abraham
Serfaty. Son fils unique est arrêté, torturé et condamné à
deux ans de prison. A sa libération, il se trouve presque
seul, dans un pays qui a dévoré tous le siens. Fort
heureusement, un copain de jeunesse dont le père était
ministre, Driss Bahnini, lui tend la main. Grâce à cette
amitié, Maurice peut remonter la pente. Aujourd'hui vivant à
Montréal, s'il ne se plaint pas au plan matériel, il n'a pas
tout à fait guéri de son épreuve. Il porte encore les
séquelles indélébiles de ces années de souffrance.
Christine: le combat continue
Expulsée vers son pays, Christine Daure-Jouvin y trouve
l'aubaine qui lui permet de se battre sur ce front extérieur
et être encore utile à celui qui croupit en prison.
L'épreuve de clandestinité a fait des deux amis des amants
soudés et la prison n'a pu que renforcer davantage cette
liaison. Dès 81, à l'arrivée des socialistes à l'Élysée,
tirant profit de son amitié avec Danielle Mitterrand,
Christine met tout son poids pour engager la diplomatie
française dans sa bataille. C'est un travail de longue
haleine et qui demande beaucoup de courage et de patience.
En 85, Christine est autorisée à se marier avec Abraham:la
célébration de leur mariage a lieu dans la prison centrale
de Kénitra. Christine vit de nouveau au Maroc, à Casabalanca.
Elle peut de temps à autre rendre visite à son mari. Mais
elle ne peut se résigner à l'idée que la perpétuité soit
irrécusable.
En 1991, au bout de 27 ans d'emprisonnement, Nelson Mandela
est libre. Les images de sa libération font le tour du
monde. Et le nom d'Abraham Serfaty émerge en marge de l'évènement:
il le plus vieux prisonnier politique du monde.
Le 13 septembre 1991: journée, historique, inoubliable. Au
bout de 17 ans d'emprisonnement, suite à une campagne
internationale engagée pour sa libération, Hassan II cède et
libère Abraham Serfaty. Néanmoins, le roi ne veut plus de
cet insoumis parmi ses sujets. Il le déchoit de sa
nationalité marocaine, ce qui contraint Serfaty de s'exiler
en France mais pour y revendiquer malgré tout son
inaltérable marocanité. Il y reste jusqu'en 1999, date à
laquelle Mohamed IV l'autorise à rentrer au pays.
Sur le
fauteuil roulant, Insoumis
Depuis son retour d'exil et jusqu'à sa mort, Abraham Serfaty
est cloué à un fauteuil roulant. C'est l'une des multiples
rançons du combat qu'il n'a cessé de mener tout au long de
sa vie. Tortures, prison, perte d'êtres chers punis sans
être directement impliqués dans son combat politique,
désunion familiale puis les années de l'âpre exil, autant de
facteurs ont marqué terriblement le corps du militant, mais
sans le moindrement entamer l'âme de l'Insoumis.
En septembre 99, quand il descend de l'avion qui le ramène
au pays, sur son fauteuil d'invalide, il trouve à son
accueil une foule immense venue l'accueillir en héros et lui
témoigner son amour et son attachement. Cet inoubliable
instant de joie et de retrouvailles et la main tendue du roi
Mohamed IV lui ont certes permis d'oublier un peu les peines
tant endurées. Et s'il a pu mourir là où il est né et s'est
battu, et dans la dignité, il doit être davantage heureux à
l'instant où il repose à côté des siens.
Avant de conclure cette rétrospective, ou cette ébauche qui
a tenté de restituer quelques temps forts du parcours de ce
combattant, il convient de rappeler que la villa que Serfaty
a acquise à crédit au lendemain de son retour au Maroc n'est
pas encore totalement payée.
Il convient de rappeler aussi que le défunt a refusé les
dédommagements que l'État marocain voulait lui verser. Parce
que le Maroc, dit-il, ne lui doit rien! Et ce qu'il a fait,
ce qu'il a sacrifié, il le devait à sa patrie!
Des
écrits pour la Palestine
Abraham Serfaty est au Maroc ce que fut Georges Adda à la
Tunisie. L'un et l'autre s'étant battus pour l'indépendance
et ont connu la prison et la déportation sous le
colonisateur. A cette caractéristique commune qui les a
soudés par le passé au Maghreb s'ajoute le combat commun,
après l'indépendance, pour la Palestine. Certes, Georges
Adda ne fut pas aussi prolifère qu'Abraham Serfaty, ayant
écrit surtout des articles mais pas de livres, néanmoins il
a rejeté sans ambages le sionisme et n'a jamais reconnu
l'État d'Israël. Il s'est opposé même au président
Bourguiba, alors qu'ils étaient compagnons de lutte, lorsque
ce dernier proposait aux Arabes des négociations de paix
avec Israël. Et jusqu'à sa mort à l'âge de 92 ans, survenue
en 2008, il n'a cessé de se battre pour la justice et la
liberté en Tunisie, tant au sein du PCT qu'au sein de l'UGTT
ni de proclamer son soutien sans nuance à la libération de
la Palestine.
Parmi les écrits antisionsites d'Abraham Serfaty, outre les
articles publiés dans la revue Souffles (les numéros sont,
hélas! introuvables depuis l'interdiction de cette revue en
72) il convient de citer:
L'Insoumis, Juifs,
marocains et rebelles (Desclée de Brouwer, 2001) :
Écrit en collaboration avec Mikhaël Elbaz
Écrits de Prison sur la
Palestine (Éditions Arcantère, 1992)
Lutte
anti-sioniste et Révolution
Arabe (Éditions
Quatre-Vents, 1977).
Ils ont
dit de lui:
« Il était résolument
engagé dans la lutte contre le colonialisme. Et après
l’indépendance du Maroc, il a été l’un des militants pour la
démocratie et le respect des droits humains dans notre pays.
Il ne faut surtout pas oublier qu’il a été, et c’est tout à
son honneur, un combattant contre l’occupation israélienne
et le sionisme. Il s’est battu pour que justice soit rendue
au peuple palestinien » Mohamed Elyazghi - Ancien
leader de l'USF (l'Union Socialiste des Forces Populaires)
« Serfaty est le révélateur
de tous les combats du siècle marocain [...] « A Derb Moulay
Chrif, je n’oublierai jamais son immense courage sous la
torture. Serfaty était d’une incroyable résistance physique
et morale. Il a toujours été incroyable de courage. Je pense
aux procès de 1977, à nos longues grèves de la faim, à nos
douloureuses révisions de positions. C’était un homme à la
dimension extraordinaire et au courage politique exemplaire.
Quand il a une conviction, il joint toujours le geste à la
parole. » Salaheddine El Ouadie - ex-détenu politique
« Son parcours se confond
avec les grandes séquences du Maroc. De la lutte pour
l’indépendance, à la construction de l’Etat national, il
s’est engagé en tant que militant mais aussi en tant
qu’expert alors qu’il était conseiller d’Abderrahim Bouabid."
Habib El Belkouch - directeur du CDIFDH (Le Centre de
Documentation, d'information et de formation en droit de
l'Homme)
" موقفه المبدئي والحازم الى
جانب حقوق الشعب الفلسطيني يستحق كل التقدير والوفاء والإحترام
والإنحناء أمام هذه القامة النضالية العالية. وكل الذين التقوا
به أو قرأوا له أو سمعوا عنه سيحتفظون بذكرى عطرة لنموذج وقدوة
في النضال والصلابة والإخلاص للمبادئ والقناعات النبيلة، حتى
الرمق الأخير". داود تلحمي
Traduction:
"Sa position initiale
intransigeante appuyant les droits du peuple palestinien
méritent tout le respect, appellent à honorer sa mémoire et
s'incliner devant cette haute stature combattante. Tous ceux
qui l'ont rencontré, lui ont lu ou entendu parler de lui
garderont de cet homme le pieux souvenir d'un exemple à
suivre dans la lutte, la détermination et la fidélité
jusqu'au bout aux nobles principes et convictions" -
Daoud Telhami - Membre du FDLP (Front de Libération de la
Palestine)
A.Amri
19.11.10
Notes
1- L'Insoumis,
Juifs, Marocains et Rebelles
- Abraham Serfaty et Mikhaël
Elbaz (Ed° Desclée de Brouwer -2001)
2- Alors que les ancêtres des
Serfaty sont au Maroc depuis le XVe, chaque fois que la
politique du pays les juge personæ non gratæ, elle s'arrange
pour trouver le bon prétexte et les éloigner du Maroc. C'est
ainsi que le père d'Abraham a été expulsé par l'occupant
français sanctionnant son combat politique, parce que ce
père a travaillé pendant 17 ans au Brésil. Il a pu
réintégrer ultérieurement le Maroc mais la politique
rééditera la sanction à l'encontre d'Abraham. A sa sortie de
prison en 1991, on estime que ce "Brésilien" qui a abusé de
l'hospitalité royale ne peut plus rester au Maroc et on
l'expulse vers la France.
3- Crée en 1943, interdit en 1959, rebaptisé
le Parti de la Libération
et du socialisme (PLS) en 1968, de nouveau interdit
en 1969 et rené sous le nom
Parti du progrès et du socialisme (PPS) en 1974.
4- Il faut rendre cette justice à ceux qui la méritent que
de nombreux juifs marocains vivant aujourd'hui en France ou
ailleurs n'ont jamais trahi ni le Maroc ni la conviction
antisioniste d'Abraham Serfaty.
Citons quelques uns des plus connus: Reuven Abergel
(Fondateur et leader du mouvement des Panthères Noires en
Israël, activiste antisioniste), Jacob Cohen (écrivain et
universitaire vivant à Paris, militant antisioniste),
Mordechaï Vanunu (le Citoyen du monde, émigré à l'âge de
9 ans avec ses parents et retenu prisonnier et otage en
Israël depuis qu'il a dénoncé le programme nucléaire
sioniste).
5- Ville minière considérée comme la plus importante zone de
production de phosphates au monde, située à 120 km au
sud-est de Casablanca.
6- Construite en 1959 à Rabat, c'est la plus ancienne école
d'ingénieurs au Maroc et en Afrique.
7-
En avant! (en arabe)
devenu aujourd'hui
Annahj
Addimocrati
(la Voie Démocratique).
8- Jocelyne, sa femme, sera arrêtée en janvier 75 mais son
statut de Française entrant en jeu, elle sera relâchée au
bout de 15 jours de détention. Abdellatif sera remis en
liberté après 8 ans de réclusion, sous la pression d'une
campagne internationale pour sa libération, initiée par son
ami français et éditeur Ghislain Ripault.
9- Dans ce même procès, la réclusion à perpétuité a été
prononcée par contumace contre 24 autres inculpés. Pour les
inculpés arrêtés (35 personnes), les peines allaient de 15,
10, 8 à 5 ans.
10- Le texte ci-dessous est extrait du témoignage de la
victime sur les atrocités qu'elle a subies :
"26 septembre 1972
Je suis à Rabat pour y passer la journée (j’habite à
Casablanca avec mes parents). Je vais faire des courses en
ville. Quand je reviens vers ma voiture, deux policiers en
civil, surgissent, m’interpellent, me font monter dans ma
voiture et me font prendre la direction du commissariat.
Je suis amenée dans un bureau où un commissaire m’attend.
Celui-ci est courtois, d’abord, pour me demander où est mon
frère. Son ton change quand je lui réponds que je n’ai
aucune nouvelle de lui et que je l’ai vu pour la première
fois le 12 mars dernier (1972). Il dit alors : “Je ne vous
crois pas, vous allez passer un sale moment.”
Je suis introduite dans un autre bureau où se trouvent
plusieurs policiers. Mon sac est entièrement vidé devant
moi. Les questions et les gifles pleuvent. Puis on m’oblige
à enlever ma jupe et mes chaussures. On m’attache les
chevilles et les poignets ensemble avec des chiffons et des
cordes. On fait passer entre eux une barre de fer que l’on
pose entre deux tables. C’est la torture du “perchoir à
perroquet” déjà décrite par mon frère. On me pose un bandeau
sur les yeux, un chiffon sur la bouche. On verse de l’eau
sur le chiffon en me disant que si je ne parle pas, on
ajoutera du javel à l’eau. C’est l’étouffement, une
sensation horrible.
Je suis toujours sur le “perchoir ”, mais c’est le supplice
de l’électricité, dans les oreilles, dans le sexe, puis on
m’enfourche des fils autour des orteils, et ce sont de
terribles décharges dans tout le corps. “Ce n’est rien me
dit-on, tu verras quand on te fera ça aux seins.”
Un autre supplice : on m’enroule dans une couverture,
m’étend sur un banc de bois, attachée avec des cordes, on
incline le banc de façon à ce que la tête touche presque le
sol. C’est toujours la technique de l’étouffement, mais
aggravée par le fait qu’on ne peut pas bouger et que la
sensation de perdition est encore plus grande.
Entre deux tortures, les policiers me saisissent par les
cheveux, me secouent, me giflent, me disent en arabe “parle,
parle”. Je ne parlerai pas d’injures, ce serait trop long.
Cette fois-ci, on m’attache les chevilles et les poignets à
une corde. Je n’étais plus en mesure de distinguer où était
suspendue cette corde. Je sais que je tourne et qu’à chaque
tour, on m’appuie fortement sur la colonne verticale, au
creux des reins. J’ai l’impression que mes vertèbres vont se
briser d’un moment à l’autre.. C’est atroce.
Je suis par terre, grelottante, claquant des dents. Un de
mes tortionnaires me fait mettre ma jupe “pour que j’aie
moins froid !”
Puis c’est encore le “perchoir ”. Cela dure longtemps,
l’étouffement, l’électricité. “Lève le doigt si tu veux
parler”. Je sens mes mains et mes pieds gonfler, devenir de
bois. Je sens quelque chose de chaud couler sur ma jambe
droite. J’ai réalisé plus tard que c’était du sang et qu’on
m’a fait un pansement grossier avec une corde et un chiffon.
Je me retrouve sur le sol, le dos contre le mur. Mes jambes
et mes pieds sont bleus, gonflés, énormes. De même que mes
mains.
Mais ce n’est pas fini. On m’obligea à me relever, on me
frappe sur tout le corps avec une longue barre plate en
bois. Un de mes tortionnaires, grand, gros et fort, me
marche sur les pieds. Enfin au comble de la rage, les
policiers sortent un énorme couteau dont ils me mettent la
pointe sur la gorge, puis un revolver qu’ils m’appuient sur
l’oreille. Ils sortent un radiateur électrique, qu’ils
branchent, et me menacent de me faire asseoir dessus, mais
ils se ravisent.
On me laisse tranquille un moment. Puis les policiers
reviennent et me disent “puisque tu ne veux pas parler, on
va aller chercher tes parents et les amener ici. Ils
subiront le même sort que toi (mon père a 83 ans, ma mère, à
moitié aveugle, 79 ans). Tu ne dis rien, bon, on va aller
les chercher. Tu les verras bientôt, réfléchis”.
La nuit tombe. Les deux policiers qui prennent la relève me
font marcher dans le couloir, de plus en plus vite, en me
levant et abaissant les bras. Les deux suivants me font
rester debout jusqu’à 6 heures du matin. On me permet alors
de m’asseoir, le dos contre le mur."
Témoignage d'Evelyne Serfaty datant du 16 octobre 1972
11- Son nom complet: Maurice Ali Moses .
12- A moins que l'enfer réel ne soit la prison de Tazmamart.
C'est grâce à Christine Daure-Serfaty et le livre écrit par
le journaliste Gilles Perrault
Notre ami le roi en
1990 que cette prison, longtemps tenue en secret, a été
découverte. Cédant à la pression internationale suscitée par
ce livre, le roi Hassan II décide de fermer la prison en
1991 et de relâcher les derniers détenus.
13 - On peut citer au moins deux anciens détenus sortis
fous: Mustapha Ouaham et Hassan Elbou. Abraham Serfaty,
suite à son passage au derb Moulay, ne peut plus utiliser
ses mains pour écrire tant le fer des menottes lui a abîmé
les poignets.
14- Pierra di Maggio, jeune italienne engagée comme
enseignante à L'Ecole Montessori de Casablanca, a été mêlée
aux
affaires marocaines
d'une manière quelque peu forcée. Certes, l'enseignante
était de gauche et sympathisait avec l'opposition marocaine
mais, à notre connaissance, il n'y avait vraiment rien de
consistant dans son
dossier : intime amie de Saïda Menebhi, elle a dû participer
aux grèves et manifestations de 72, ce qui lui a valu
l'arrestation et l'inculpation. Elle a été libérée en 78.
Installée depuis en France, elle est militante à la section
française d'Amnesty.
15- 55 interrogatoires et une condamnation pour "abus de
l'hospitalité royale et hébergement d'un recherché de
justice".
16- Abdellatif Laâbi, enfermé dans la prison centrale de
Kénitra, écrit à ce sujet: "Prisonnier! Qu'est-ce à dire?
Une cellule tout ce qu’il y a de plus cellule :2m30 x 1m30
environ. Cubage dans les normes parait-il. Murs blanchis à
la chaux, oh si chichement. Une ampoule suintant la misère
de ses 25 watts encastrée dans le mur, mise hors d'atteinte
par un verre dépoli massif, un w.c. siège à la turque
surmonté d'un robinet en cuivre, la petite fenêtre
réglementaire avec les non moins règlementaires barres
d'épaisseur respectable et, grand luxe, une petite étagère
où le « pensionnaire » pourra ranger ses affaires. Devant
vous, la porte grise avec son judas lui-même aveuglé par un
système ingénieux de plaque métallique à glissière, à son
tour perfectionné par un autre système de blocage constitué
d'un fil de fer qui passe dans un anneau au milieu de la
plaque et l'immobilise à la base. Nous avons enfin une
plate-forme en maçonnerie enduite de ciment qui prend
pompeusement la moitié de l'espace et reçoit la paillasse.
C'est là où le pensionnaire trône, dort, fait ses cauchemars
et parfois au bout d'un dédale de raisonnements obscurs et
d'hallucinations décide de se suicider. Nous sommes bien sûr
à la « Maison Centrale », le joyau de la chaîne des
pénitenciers du Pays du Soleil."
Abdellatif
Laâbi - Le règne de barbarie (Seuil 1980)
17- Un
site dédié à la mémoire de Saïda Mennebhi
Torture: témoignage de Laâbi
"On me coucha sur le ventre. On me replia violemment les
mains derrière le dos et on me les attacha solidement. J'ai
remarqué qu'avant de m'attacher les mains, ensuite les
pieds, ils prenaient la précaution de me couvrir les
poignets et les chevilles de chiffons, pour que les cordes
ne laissent pas de traces. Ils me passèrent ensuite une
grosse barre de fer entre les mains et les pieds, me
soulevèrent et posèrent les extrémités de la barre sur deux
tables qui étaient disposées à un peu plus d'un mètre l'une
de l'autre. J'étais ainsi suspendu, le ventre dans la
direction du sol. Tout le corps pesait ainsi sur les mains
et sur la colonne vertébrale. Cette position m'était
d'autant plus douloureuse que je suis atteint depuis
longtemps d'un rhumatisme dorsal qui a entraîné la soudure
de deux de mes vertèbres. Je ressentis presque tout de suite
une douleur aiguë dans la colonne vertébrale et sentis mes
mains se gonfler rapidement. On apporta nsuite une sorte de
caisse en bois qu'on déposa sur le milieu de mon dos. Le
poids de la caisse accentuait encore la douleur. J'étais au
bord du délire lorsqu'on m'a déposé, sans me délier
d'ailleurs les mains et les pieds. On me laissa un moment
par terre, puis l'opération recommença. Cette fois-ci, elle
dura plus longtemps encore. Je ne pus m'empêcher au bout
d'un certain temps de crier pour me soulager un peu, mais je
devenais de plus en plus faible. Mes idées s'embrouillaient.
Je sentis monter dans mon gosier le goût âcre de la
mort[...]Au cours des dix premiers jours qui suivirent cette
période de "garde à vue", je ne pouvais marcher que
péniblement, j'avais mal constamment aux articulations et je
soufflais d'une inflammation des yeux" .
Abdellatif
Laâbi - Le règne de barbarie (Seuil 1980)
Torture: témoignage de Serfaty:
« Il y a d’abord les chevalets : deux lourds chevalets de
bois massif de 1,20m à 10,40 m de hauteur, avec une entaille
arrondie et recouverte d’acier au milieu de la poutre
supérieure ; les deux chevalets placés en vis-à-vis, le tube
d’acier qui vous porte est posé dessus et vous voilà
suspendu. Ces deux chevalets peuvent également servir au
support des cordes qui vous lient respectivement poignets et
chevilles dans la torture dite ‘de l’avion’. La suspension
du corps au tube d’acier est à la fois simple et diabolique
(…) On m’avait d’abord déshabillé entièrement pour me faire
enfiler la tenue du Derb (ainsi avons-nous appelé entre nous
ce lieu de torture, du nom du quartier de Casablanca où il
est situé, le Derb Moulay Cherif) ; cette tenue consiste en
une chemise et un pantalon de toile kaki, sans rien d’autre,
pas même de sous-vêtements. Assis par terre, les genoux
repliés sur le corps, les bras liés fortement par les
poignets sont enfoncés sur les jambes jusqu’au-dessous des
genoux et les tortionnaires passent alors le tube entre les
poignets et le creux des genoux. Il n’y a plus qu’à vous
suspendre. L’étouffement par l’eau se fait en pesant un
torchon à laver les sols (en toile de sac) sur la bouche. Le
raffinement de ces experts de la torture, par rapport à ceux
que j’avais subis à Rabat en janvier 1972, est de se
contenter d’humecter régulièrement le torchon, ce qui
produit le même effet d’étouffement que lorsqu’il est
abondamment arrosé, mais ainsi, le corps ne s’emplissant pas
d’eau, la torture peut durer beaucoup plus longtemps. A
plusieurs reprises, sur ce chiffon ainsi humecté d’eau, les
tortionnaires frottaient un produit chimique qui donne alors
une légère mousse. L’effet en est pour le moins étrange : on
éprouve le besoin irrésistible de se mordre la bouche pour
boire son sang.»
Source
Publications de Christine Serfaty
Lettre du Maroc (Stock,
2000).
La femme d'Ijoukak (Stock,
1997) : roman, une étrange histoire dans les montagne de
l’Atlas (Lire un commentaire sur le site de l’éditeur).
Publié au Maroc en 2008 seulement.
La mémoire de l’autre
(Stock, 1993) : La vie de Christine et Abraham Serfaty dans
un livre à deux voix.
Rencontres avec le Maroc
(La Découverte, 1993)
La Mauritanie (L’Harmattan,
1993).
Tazmamart (Stock, 1992) :
Le livre qui a dénoncé le bagne dont les autorités
marocaines niaient jusqu’à l’existence
Article publié sur le blog d'Ahmed Amri
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