Opinion
Interview de René Naba à la revue
Afrique Asie
René Naba
Mercredi 7 mai 2014
Arabie Saoudite: captif de ses maîtres
américains et israéliens, otage de ses
alliances contre nature, le royaume
wahhabite a fondé sa légitimité sur une
imposture.
Interview de
René Naba à la revue Afrique Asie.
Propos recueillis par Majed Nehmé Paris
|07.05. 2014
Grand
spécialiste du monde arabe, René Naba,
auteur d’un récent ouvrage sur l’Arabie
Saoudite*, décrypte pour «Afrique Asie»
l’action malfaisante d’un royaume des
ténèbres tenu par une gérontocratie qui
a confisqué l’islam, et dont le «nanisme
politique» a conduit à la décomposition
du monde arabe. Cet incubateur matriciel
du djihadisme, otage volontaire des
Occidentaux, n’a pas vu que ses
alliances contre nature l’avaient
inexorablement conduit à son crépuscule.
Avant la fin ?
Journaliste
réputé, grand connaisseur du monde arabe
depuis près de quarante ans, auteur
d’une douzaine d’ouvrages et animateur
du blog www.renenaba.com, René Naba a
été correspondant au bureau régional de
l’Agence France-Presse (AFP) à Beyrouth
(1969 à 1979), responsable du monde
arabo-musulman au service diplomatique
de l’AFP (1979 à 1989), puis conseiller
du directeur général de la radio RMC
Moyen-Orient, chargé de l’information
(1898-1995). Durant cette période, ila
couvert tous les conflits d’importance
dans la région : guerre civile
jordano-palestinienne, « septembre
noir » de 1970, guerre du Liban
(1975-1990), 3e guerre
israélo-arabe d’octobre 1973. Il a aussi
été un membre fondateur des Lumières de
Paris, l’équivalent français du prix
cinématographique américain Golden
Globe.
Afrique Asie:
Vous venez de consacrer un livre au
royaume wahhabite. Pourquoi ?
RN: Pardonnez-moi
ce propos sacrilège: l’Arabie Saoudite
est le pays au monde qui invoque le plus
quotidiennement Allah, mais cette
incessante invocation divine paraît sans
effet devant la gabegie et la démagogie
de ses dirigeants et leur nanisme
politique, à en juger par l’état de
décomposition du monde arabe dont elle
est grandement responsable.
La dynastie
wahhabite a fondé sa légitimité sur une
imposture. L’Arabie Saoudite est certes
la terre de la prophétie musulmane, mais
il n’est écrit nulle part qu’elle doit
être la propriété de la famille Al-Saoud.
L’appropriation d’une religion
planétaire, son interprétation dans un
sens ultra restrictif, régressif et
répressif ainsi que son
instrumentalisation à des fins
politiques au service des anciens
colonisateurs du monde arabe et musulman
relève de l’imposture et de la
forfaiture, qu’il importe de dénoncer,
de combattre et de sanctionner.
Le royaume vit un
état de schizothymie, avec une très
grande complaisance des «grandes
démocraties occidentales» pour les
turpitudes de la dynastie wahhabite. Il
importait de pointer les
dysfonctionnements saoudiens, de même
que le discours disjonctif occidental.
De remettre les pendules à l’heure en ce
qu’il est du devoir de tous les
démocrates arabes de combattre sans
relâche cette grave aberration mentale,
si préjudiciable au développement du
monde arabe. De déconstruire toute une
stratégie fondée sur
l’instrumentalisation d’une religion,
l’islam, comme arme de combat au service
du camp atlantiste et du pancapitalisme
financier. Le combat n’est donc pas
contre une religion, mais contre des
dignitaires religieux ou des politiques
qui instrumentalisent une religion.
Le monde arabe
vivait une révolution de grande ampleur,
impulsée par l’immolation du Tunisien
Mohamad Bouazizi, et l’Arabie Saoudite,
comme indifférente à ce bouleversement
qui sapait les fondements de l’ordre
ancien, s’imaginait pouvoir interrompre
ce flux à coups d’interdits, les fatwas,
son arme de destruction massive. Quinze
fatwas tout aussi lubriques que
concupiscentes ont été décrétées durant
ce que l’on désigne faussement de
«printemps arabe», fatwa de la
copulation de l’adieu, qui s‘apparente à
de la nécrophilie, fatwa pour
l’allaitement de l’adulte, fatwa pour le
meurtre de Bachar al-Assad (alaouite)
prioritairement à celui d’un Israélien,
comme si la fonction d’un dignitaire
religieux était de préconiser le
meurtre ; fatwa enfin pour la
destruction des Églises de la péninsule
arabique.
Les pétromonarchies
comptent une dizaine d’églises, la
plupart installées à la demande des
autorités du pays, notamment des
congrégations religieuses libanaises,
tant pour veiller à la bonne éducation
des enfants des familles princières et
de la grande bourgeoisie du Golfe que
pour répondre aux besoins spirituels de
près de dix millions de «travailleurs
immigrés occidentaux» expatriés dans la
zone. En revanche les pétromonarchies
abritent sept importantes bases
aéronavales, sans compter la base de
drones en Arabie Saoudite. Ce qui
pervertit l’esprit ne vient pas tant de
ces églises que de ces bases qui
asservissent les pays de la région et
aliènent leur souveraineté et leur
dignité. Détruire une dizaine d’églises
aurait exacerbé l’islamophobie ambiante
des pays occidentaux et aurait suscité
en réaction la destruction de plusieurs
centaines de mosquées en Europe et
ailleurs. Il est malsain de s‘abandonner
à sa rance phobie sans en mesurer les
conséquences, à court et à moyen terme,
sur autrui.
Dans la maturation
de ce livre, une raison subsidiaire a
joué qui relève de mon équation
personnelle: je viens d’un pays, le
Liban, dont la capitale, Beyrouth, s’est
offerte en victime sacrificielle de la
défaillance arabe, à deux reprises,
glanant au passage le glorieux titre de
«mère de toutes les villes du récit de
la résistance arabe», dans sa double
version Beyrouth-Ouest (1982) et
Beyrouth-Sud (2006). Elle revêt, à ce
titre, dans la conscience collective
arabe, la fonction de «Vietnam d’Israël»
en ce qu’elle revendique le privilège
unique au monde d’avoir symbolisé, à
deux reprises dans l’Histoire
contemporaine, la résistance arabe à
l’hégémonie israélo-américaine.
Les Libanais
veulent bien mourir pour la Palestine,
mais pas se faire poignarder dans le dos
par des planqués à des milliers de
kilomètres du champ de bataille, de
surcroît les alliés objectifs d’Israël,
quand bien même ils sont arabes. Surtout
s’ils sont arabes.
Afrique Asie:
L’Arabie Saoudite est actuellement une
gérontocratie moyenâgeuse. Comment
expliquez-vous le fait qu’elle soit
devenue, selon une expression de
l’ancien ambassadeur de France à Riyad,
une « dictature protégée » ? Par
l’Occident bien entendu.
RN: L’Arabie
Saoudite est le ravitailleur énergétique
des grands pays industrialisés à des
prix défiant toute concurrence. Une
vache à lait. L’instrument docile de la
stratégie américaine, unique cas au
monde d’un partenariat dans la
vassalité. Le deal est simple :
la sécurité du ravitaillement pétrolier
des États-Unis, et son ravitaillement au
moindre prix, en contrepartie de la
protection du royaume, plus précisément
de la dynastie wahhabite.
Vaste marché de
consommation à fort pouvoir d’achat,
l’Arabie est un exutoire. Un gros client
de l’industrie d’armement des pays
occidentaux, dont les transactions
militaires exorbitantes, de l’ordre de
plusieurs centaines de milliards de
dollars, sont conçues comme des polices
d’assurance qui obligent ses
fournisseurs à le protéger et à soutenir
sa politique, si erratique soit-elle.
Les Occidentaux laissent l’Arabie
s’enfoncer dans ses dérives et ses excès
pour accroître sa vulnérabilité et
accentuer la dépendance de la dynastie à
leur égard. Le moment venu, exit.
Comme avant elle la dynastie pahlévi
d’Iran.
Afrique Asie:
Main dans la main avec l’Occident,
l’Arabie Saoudite a toujours joué un
rôle d’avant-garde dans la
déstabilisation des États séculiers dans
le monde arabe (Égypte nassérienne,
Syrie, Irak, Algérie, Libye, etc.).
Comment expliquez-vous ce pacte
d’apparence contre nature ?
RN: Non pas à
l’avant-garde, mais à proprement parler
le fer de lance de la contre-révolution
arabe. Les pays qui lui sont frontaliers
lui servent de balises de sécurité: le
Yémen pour combattre Nasser et épuiser
son armée pendant six ans (1960-1966) au
point de la rendre incapable, en 1967,
de faire face à la guerre préventive
israélienne. L’Irak, dont elle a
commandité la guerre pendant dix ans
contre l’Iran (1979-1989), pour fixer un
pays doublement dangereux à ses yeux, un
pays révolutionnaire et chiite. Saddam
Hussein a été un âne absolu. Quel besoin
avait-il de faire le sale boulot pour le
compte des monarchies les plus
rétrogrades, lui qui se réclamait d’un
régime séculier, d’une idéologie
nationaliste et laïque ?
Afrique Asie: Le
roi Abdallah d’Arabie vient de publier
plusieurs décrets criminalisant le
terrorisme au moment même où il apporte
un soutien multiforme à tous les
mouvements terroristes dans le monde
arabe et musulman, voire partout dans le
monde. Pourquoi cette volte-face ?
RN: La
criminalisation des organisations
djihadistes a constitué la condition
préalable à la visite d’Obama en Arabie,
en même temps qu’elle signait l’entrée
en fonction du nouveau responsable des
services de sécurité du royaume, le
prince Mohamad ben Nayef, ministre de
l’Intérieur et successeur de Bandar ben
Sultan, le prince des ténèbres par
excellence. En instrumentalisant d’une
manière inconsidérée, à coups de
pétrodollars, tous les paumés de
l’islam, les djihadistes-takfiristes,
les pays occidentaux ont eu à pâtir des
retours de flamme (l’effet feed-back),
un résultat qu’il ne pouvait soutenir
devant leur opinion publique. Et cela
d’autant plus difficilement que l’Arabie
Saoudite avait déjà bénéficié de leur
indulgence criminelle, qu’elle avait
déjà été exonérée de ses responsabilités
dans les attentats du 11 septembre 2001
(quinze pirates de l’air sur dix-neuf
étaient de nationalité saoudienne),
faisant assumer à l’Irak les
conséquences de cet acte de folie.
Afrique Asie: On
assiste actuellement à une guerre de
succession feutrée, mais féroce, au sein
de la famille régnante. Comme cette
guerre va-t-elle se conclure ?
RN: Le roi Abdallah
a manœuvré de manière à s’assurer que
son fils Mout’eb accède au trône, en le
mettant sur orbite et en verrouillant le
processus de succession. Le clan Sideiry,
les sept frères issus de la même mère
(Faysal, Fahd, Sultan, Salman, Nayef,
Ahmad, Moqren, et leurs descendants
Bandar ben Sultan et Saoud al-Faysal),
monopolise le pouvoir. Le roi Abdallah,
qui appartient au clan rival d’Al-Shammar,
veut assurer la pérennité de sa
dynastie. Il a opéré un changement dans
l’ordre successoral à la veille de la
venue de Barack Obama à Riyad fin mars,
plaçant le tuteur américain devant le
fait accompli. Une fois Bandar ben
Sultan, le commandant en chef des
djihadistes, prestement évacué
sanitairement aux États-Unis en
février 2014, ce fut au tour du prince
héritier Salman ben Abdel Aziz de subir
les avanies de l’âge et du pouvoir.
Atteint d’Alzheimer, un tuteur lui a été
affecté en la personne de son
demi-frère, le prince Moqren, faisant de
lui le deuxième dans l’ordre de
succession, en sa qualité de deuxième
vice-président du Conseil. Autrement
dit, le prince héritier du prince
héritier. Le roi, 89 ans, a subi un
triple pontage coronarien qui le place
hors service durant de longues périodes.
La pathologie du prince héritier Salman
ben Abdel Aziz, 77 ans, fait planer des
doutes sur son aptitude au pouvoir, bien
qu’il soit l’héritier. Le prince Moqren,
68 ans, troisième plus haut dirigeant du
royaume, et le deuxième dans l’ordre de
succession, était à la tête des services
de renseignements saoudiens avant son
remplacement par Bandar.
L’âge du roi
Abdallah et sa santé déclinante
alimentent régulièrement les rumeurs sur
l’avenir des dirigeants du royaume,
acteur-clé au Moyen-Orient et premier
exportateur mondial de pétrole brut.
Prudent et prévoyant, le roi Abdallah a
placé son fils Mout’eb au poste
stratégique de deuxième vice-président
du conseil, verrouillant l’ordre de
succession au bénéfice de son fils, sans
possibilité d’en modifier l‘ordre de
succession. Une semaine après ce tsunami
de l’ordre successoral du royaume, c’est
au tour du fils du prince héritier de
subir les dures lois de la lutte du
pouvoir. Le prince Turki ben Salman,
président d’un important groupe de
presse saoudien, a été dégagé de ses
responsabilités le 6 avril. Ce
changement à la tête du plus important
groupe de presse saoudien intervient
alors que la presse du Golfe est le
théâtre d’une restructuration à marche
forcée, à coups de pétrodollars.
L’ancien premier ministre du Qatar,
Hamad ben Jassem, l’homme du «printemps
atlantiste arabe», s’est en effet
emparé, l’été dernier, d’un des plus
prestigieux journaux panarabes, Al-Qods Al-Arabi,
évinçant sans ménagement son fondateur
Abdel Bari Atwane pour la somme de
19 millions de dollars, en vue d’en
faire un vecteur chargé de propager les
vues et les visées du Qatar à
destination du lectorat arabophone
d’Europe et du continent américain. Un
vecteur qui opérera en complément à ses
«qatarologes», véritables missi
dominici du salafisme dans les zones
péri-urbaines de France et d’ailleurs,
dont le plus en vue n’est autre que
Nabil en-Nasri, président du Conseil des
jeunes musulmans de France. En guerre
ouverte avec le Qatar, l’Arabie Saoudite
a entrepris, de son côté, une remise en
ordre de sa structure politique et
médiatique. Pour faire pièce à la
nuisance d’Al-Jazeera, elle a lancé
depuis Bahreïn une chaîne
transfrontière, Al-Arab, propriété du
prince Walid, et a repris en main le
groupe As Shark al-Awsat.
Afrique Asie:
Des informations récentes font état d’un
début de fronde au sein des tribus
contre le monopole du pouvoir par la
famille Saoud. Quelle est la crédibilité
de ces informations?
RN: À la faveur du
printemps arabe, faisant preuve d’un
courage inhabituel dans un pays régi par
la police religieuse (Al-Mouttawah’a),
2 400 jeunes Saoudiens ont lancé une
pétition en ligne proclamant le «refus
de la tutelle paternaliste»,
s’insurgeant contre «la mainmise du
pouvoir politico-religieux sur la vie
publie et privée des Saoudiens» et
la «tutelle paternaliste qui bride
nos pensées». Le collectif des
jeunes activistes déplore que «la
génération précédente se soit égarée
dans de conflits secondaires, une
déviation des grands de causes
nationales vers des débats sectaires,
partiels et parcellaires».
Leur emboîtant le
pas, un dignitaire, Abdallah al-Ouwaydate,
s’est attaqué à une pratique ancestrale,
sujet tabou s’il en est : la cessation
des activités profanes durant les heures
de prière.
«La fermeture
des centres commerciaux durant les
heures de prière est une pure invention
qui ne repose sur aucun fondement
religieux ou rationnel. Ces centres
ferment par crainte des représailles de
la police religieuse, alors que les
propriétaires de fonds pâtissent en
premier du préjudice de cette mesure»,
a-t-il soutenu non sans témérité.
Afrique Asie:
Comment analysez-vous les relations
entre le royaume wahhabite et les Frères
musulmans ? Comment se fait-il que Riyad
les soutienne en Syrie et les combatte
en Égypte?
RN: Primo: Trois
des grands pays musulmans de la zone,
l’Iran, une théocratie identique à
l’Arabie, mais de rite chiite, la
Turquie, un régime crypto néo-islamiste
sunnite, et l’Égypte, surtout du temps
de Mohamed Morsi, procèdent à la
transmission du pouvoir par la voie des
élections. Il s’agit d’une menace
mortelle pour la dynastie wahhabite qui
est, elle, régie par la transmission
héréditaire du pouvoir selon la loi de
la primogéniture, le plus ancien dans la
classe d’âge. Cela prouve a contrario
que l‘on peut être un musulman et même
un pratiquant et recourir à l’élection
sans dévoyer l’islam.
Deuxio: L’Arabie
Saoudite a été l’incubateur des Frères
musulmans depuis leur défaite face à
Nasser, dans la décennie 1950. Ils
avaient même le monopole de l’embauche
des travailleurs tant égyptiens que
syriens pour les emplois en Arabie
Saoudite, avec leur contribution y
afférente.
Tertio: l’Arabie
Saoudite a servi de fusée porteuse pour
la mise en orbite de la confrérie dans
l’espace européen, faisant d’elle un
levier d’opinion auprès de l’importante
communauté arabo-musulmane, estimée à
près de vingt millions de personnes.
La brouille est
intervenue dans la décennie 1990-2000.
D’une part, lorsque l’Arabie a voulu
s’exonérer des attentats du 11-Septembre
en faisant porter la responsabilité de
ses excroissances extrémistes aux Frères
musulmans, et non à la doctrine
wahhabite. D’autre part, lorsque la
confrérie, s’estimant bien implantée
dans la diaspora occidentale, a cherché
à se positionner de façon autonome par
rapport à ses anciens bailleurs de
fonds.
Il n’existe pas de
contradiction entre la position de
l’Arabie Saoudite vis-à-vis des Frères
musulmans de Syrie et ceux d’Égypte. La
Syrie assume une fonction identique à
l’Afghanistan dans la décennie 1980. Un
défouloir au trop-plein de djihadistes
de la péninsule arabique, qui autrement
serait opérationnels sur leur propre
territoire national. Les Saoudiens font
faire le sale boulot au «régime mécréant
des alaouites», plutôt que de le faire
eux-mêmes.
Sous couvert de
guerre contre le terrorisme, l’Arabie
Saoudite a procédé à une normalisation
de facto avec Israël,
criminalisant la confrérie des Frères
musulmans, au-delà des rivalités de
voisinage et des conflits de préséance.
La diabolisation
des Frères musulmans, matrice originelle
d’Al-Qaida et de ses organisations
dérivées, apparaît ainsi comme une
grande opération de blanchissement des
turpitudes saoudiennes et de
dédouanement de la dynastie à son
soutien à la nébuleuse du djihadisme
erratique depuis son apparition dans la
décennie 1980, lors de la guerre
antisoviétique d’Afghanistan.Un
parrainage qui a valu à l’Irak
d’assumer, par substitution, la fonction
de victime sacrificielle d’un jeu de
billard à trois bandes en 2003, en
compensation au châtiment de l’Arabe
Saoudite pour sa responsabilité dans les
attentats du 11 septembre 2001 contre
les symboles de l’hyperpuissance
américaine.
Cette décision à
l’encontre d’une confrérie qu’elle a
longtemps couvée, qui fut de surcroît
son instrument docile dans sa guerre
contre les régimes républicains du
versant méditerranéen du monde arabe,
témoigne du brutal retournement de
situation à l’égard d’une organisation
autrefois portée au pinacle, désormais
vouée aux gémonies. À l’apogée de sa
puissance au début du « printemps
arabe », en 2011, l’unique formation
transnationale arabe se retrouve à son
périgée trois ans plus tard, en butte
désormais en aux coups de boutoir
conjugués de son pays d’origine,
l’Égypte, et de son pays incubateur,
l’Arabie Saoudite, les deux plus grands
pays arabes, le premier par sa puissance
militaire, le second par sa puissance
économique.
L’alliance des
Frères musulmans avec le philo-sioniste
Bernard-Henri Lévy, erreur impardonnable
et mortelle, ne leur a été d’aucun
secours. Vaincus par Nasser puis par
Sissi, et désormais bannis par les
Saoudiens, les Frères musulmans ont
illustré le « degré zéro de la
politique ». Ils devraient changer de
logiciel politique. Plutôt que de mener
une politique revancharde, ils auraient
dû viser une posture type Nelson
Mandela, en dépassant les antagonismes
de la société égyptienne. Le nanisme
politique est antinomique de la
grandeur.
Afrique Asie: On
évoque souvent le scénario d’une
implosion du royaume. Dans quelle mesure
cette hypothèse est-elle plausible ?
RN: La partition
constitue une épée de Damoclès suspendue
de manière permanente sur la tête de la
dynastie. Elle a été brandie la première
fois par Oussama ben Laden lors de son
divorce avec ses anciens commanditaires,
à la suite du débarquement américain en
Arabie Saoudite pendant la première
guerre de la coalition internationale
contre l’Irak (1990). Le sous-traitant
émérite de la stratégie
saoudo-américaine dans la sphère
arabo-musulmane au paroxysme de la
guerre froide soviéto-américaine en
Afghanistan (1980-1989) avait préconisé
la constitution d’une République
islamique du Hedjaz, regroupant les
lieux saints de l’islam (La Mecque et
Médine) sous son autorité, à l’effet
d’ôter toute légitimité spirituelle aux
wahhabites.
La seconde fois,
après les attentats du 11-Septembre,
lorsque le Pentagone a laissé fuiter un
plan prévoyant le démembrement du
royaume en quatre parties: la zone
pétrolière chiite à l’Irak, à l’époque
sous mandat américain, le périmètre des
lieux saints à la dynastie hachémite de
Jordanie, ancien titulaire des lieux,
etc. La menace de partition a un effet
dissuasif sur la dynastie. Observez ce
qui s’est passé au Soudan, au mépris du
principe de l’intangibilité des
frontières issues de la colonisation. La
peur du gendarme est le commencement de
la sagesse. Les dirigeants saoudiens ne
sont pas doux et sages, ils sont dociles
et serviles.
Afrique Asie: Le
Conseil de coopération du Golfe,
création de l’Arabie Saoudite, contre
l’Iran et l’Irak à l’époque, est en
train d’imploser. Pourquoi ?
RN: Le Qatar est un
poignard planté sur le flanc de
l’Arabie. La guerre intestine entre les
frères ennemis wahhabites est une guerre
de survie dynastique. Dans l’hypothèse
d’une partition du royaume, le Qatar
serait le substitut. La dynastie
Al-Hamad, une version light du
wahhabisme de la famille Al-Saoud. Cette
crise, la plus violente depuis la
création du Conseil de coopération du
Golfe il y a trente ans, paraît devoir
entraver le fonctionnement de l’ultime
instance régionale de coopération arabe
encore en activité et perturber la
stratégie islamo-atlantiste en Syrie. Ce
syndicat des pétromonarchies du Golfe
est sous haute protection militaire
occidentale. Formé des six
pétromonarchies du Golfe (Arabie
Saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis,
Koweït, Qatar, sultanat d’Oman), le
Conseil de coopération du Golfe a été
mis sur pied dans la décennie 1970 au
moment de l’accession à l’indépendance
de l’ancienne Côte des pirates (Émirats
arabes unis), dans la foulée du retrait
britannique à l’est de Suez.
Les six
pétromonarchies abritent chacune une
base occidentale d’envergure, faisant de
la zone la plus importante concentration
militaire atlantiste hors de l’Otan. Que
le mufti de l’Otan (87 ans) soit
parvenu, au soir de sa vie, à saborder
les relations entre les meilleurs alliés
de l’Otan, ses supplétifs dans la
recolonisation du monde arabe, donnent
la mesure de la fragilité de cet édifice
et de ses adhérents.
Afrique Asie:
Comment expliquer les relations
explosives entre l’Arabie et la Syrie ?
RN: La Syrie,
éternel trouble-fête de la politique
arabe, a fait l’objet d’une manœuvre de
contournement de la part des grands pays
arabes, en vue de provoquer sinon
l’effondrement du régime baasiste, du
moins la rupture avec son allié iranien.
En vue aussi d’annoncer sa reddition au
nouvel ordre américain, que les
États-Unis et leurs grands alliés
régionaux, l’Arabie Saoudite et Israël,
tentent vainement d‘instaurer au
Moyen-Orient depuis le début de la
présidence de George Bush Jr il y a dix
ans avec son projet de «Grand
Moyen-Orient».
Unique pays se
réclamant de la laïcité dans le monde
arabe mais partenaire stratégique de
l’Iran – le seul régime théocratique se
réclamant du chiisme, la branche rivale
du sunnisme –, la Syrie est
simultanément et cumulativement accusée
d’être un foyer du terrorisme
international, un pivot de l’axe du mal,
le phagocytaire du Liban et de la
Palestine, le fossoyeur du leadership
libanais. En un mot le grand
perturbateur d’une paisible et riante
zone par excellence: le Moyen-Orient.
Une thèse relayée sans retenue et avec
une belle unanimité par les grands
médias occidentaux, tant dans la presse
audiovisuelle que dans la presse écrite,
tant par les intellectuels médiatiques
que par les scribouillards besogneux.
Mais ce paria-là,
selon le schéma occidental, au-delà des
turpitudes dont il peut être crédité, se
trouve être en phase avec la multitude
des «laissés-pour-compte» de la paix, à
tout le moins perçu comme tels, qui
voient en lui l’ultime porteur de la
revendication nationaliste arabe, à une
période de l’Histoire marquée par une
déperdition identitaire et une
religiosité régressive. Redoutable
honneur qui lui vaut l’hostilité sans
nuances des pays qualifiés de «modérés»
dans le jargon diplomatique et
médiatique occidental, principalement
l’Arabie Saoudite, le Qatar, la
Jordanie, c’est-à-dire les régimes
affligés des mêmes tares
d’autoritarisme, de népotisme et de
corruption que le régime syrien, mais
que leur alignement docile au camp
occidental exonère de toute critique.
René Naba: Quand
Saoud a voulu renverser les bassistes
syriens
D’emblée, le régime
baasiste syrien accusé d’être dirigé par
les alaouites, une secte minoritaire de
l’islam, a été présenté comme un
usurpateur, comme frappé d’une tare
congénitale, et fera l’objet de menées
hostiles en conséquence. À sa naissance
en 1966, alors qu’Israël entreprenait le
détournement des eaux du Jourdain pour
anticiper ses besoins hydrauliques
futurs, opération qui relevait
théoriquement d’un acte manifeste de
casus belli, le roi Saoud d’Arabie,
hanté par le prestige du président
égyptien Nasser et désireux de détourner
les regards sur la corruption du
royaume, se lance dans une opération de
déstabilisation de la jeune équipe
baasiste de Syrie fraîchement parvenue
au pouvoir. L’opération saoudienne de
diversion sera particulièrement malvenue
en pleine ébullition nationaliste
consécutive au détournement des eaux du
Jourdain. Les révélations d’un des
participants sur une contribution royale
saoudienne de l’ordre d’un million de
dollars à la conjuration, dirigée par le
colonel félon syrien Salim Hatoum et
fomentée par le futur premier ministre
jordanien Wasfi Tall, à l’époque membre
de l’Intelligence service britannique
entraînent l’éviction de Saoud au profit
de Fayçal au trône d’Arabie.
René Naba: La
révolte des Frères musulmans à Hama, en
Syrie
Prise en tenaille
par Israël et la Turquie, barrée par son
rival baasiste, l’Irak de Saddam
Hussein, la Syrie s’appliquera à
desserrer l’étau dans une alliance de
revers avec l’Iran, l’ancien gendarme
américain du Golfe, devenu sous le
régime khomeiniste le nouveau
croquemitaine des pétromonarchies du
Golfe. Mal lui en prit. En février 1982,
à quatre mois de l’invasion israélienne
du Liban, dans la foulée de l’annexion
de Jérusalem en décembre 1981, alors
qu’Israël se préparait à porter au
pouvoir son protégé libanais, le chef
phalangiste Bachir Gemayel, une révolte
est fomentée à Hama, dans le nord de la
Syrie, par les Frères musulmans financés
par l’Arabie Saoudite. Cela déclenche
une sévère répression contre
l’organisation clandestine, qui fera
selon des informations de presse
plusieurs milliers de morts. C’est Damas
qui sera blâmée par la communauté
internationale pour sa férocité, et non
l’Arabie Saoudite qui attisait le feu
intégriste. C’est le président Hafez al-Assad
en personne qui sera pointé du doigt, et
non son propre frère, le général Rifaat
al-Assad, chef des brigades de la
défense, la garde prétorienne du régime,
l’ordonnateur des massacres. Cela sans
doute en raison de sa parenté avec la
famille royale saoudienne. Les
wahhabites font, en fait, une fixation
sur Damas, l’ancienne capitale de
l’empire des Omeyades. Des grandes
capitales de la conquête arabe,
Jérusalem-Est est sous occupation
israélienne, Bagdad sous domination
kurdo-chiite, Damas sous le contrôle du
clan alaouite. Ne subsiste que Le Caire,
encore que la capitale égyptienne est
redevable d’une part de son prestige au
règne des Fatimides, qui sont chiites,
de surcroît fondateurs de l’université
d’Al-Azhar. Il importe à la dynastie
saoudienne de récupérer coûte que coûte
Damas pour se défausser de ce piètre
bilan. L’Arabie Saoudite a perdu la
sympathie des Arabes et des musulmans
lorsqu’elle s’est détournée de la
Palestine pour attiser les conflits
interarabes, donnant la priorité au
châtiment de Saddam, puis de Kadhafi,
enfin de Bachar al-Assad, qui s’est,
lui, révélé coriace. Elle se voulait un
géant sur un champ de ruines. Elle a
obtenu le champ de ruines, dévoilant sa
vulnérabilité, le meilleur service rendu
à Israël en favorisant la destruction de
la Syrie. Ce royaume des ténèbres est
désormais captif de ses maîtres
américains et israéliens, otage de ses
alliances contre nature.
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réservés © René Naba • 2014
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