Interview
Interview pour
Mediapart
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Mardi 1er mai
2012
Interview du
01/05/12 par Antoine PERRAUD
Qu’est-ce qui vous semble à
l’œuvre dans nos sociétés ?
Les problèmes sont si complexes, la
crise économique et sociale si profonde,
que pour éviter le sujet nous assistons
à la production et à
l’instrumentalisation d’un nouveau
racisme marqué par l’islamophobie. C’est
un phénomène profond, qui tient d’une
vaste surdité collective touchant
certains milieux européens : en Suisse,
où j’habite, avec l’UDC de Christoph
Blocher, mais aussi en Allemagne ou en
Espagne, se diffuse un populisme
dangereux, fondé sur une crise
d’identité. L’UMP et le PS
m’apparaissent comme deux partis qui
démissionnent face aux fureurs
populistes, tout comme face aux
préoccupations sociales.
Les mettez-vous dans le même
sac ?
Tous deux cèdent à cette diversion
stratégique qui se développe sous nos
yeux. Le PS ne pose pas de questions
frontales, n’évite pas toujours la
surenchère, s’avère certes un peu moins
populiste que l’UMP, mais cherche aussi
à gagner les voix de l’extrême droite.
Il a, lui aussi, déserté la politique
proprement dite, au profit de cette
politique émotionnelle qui impose
aujourd’hui sa tension.
Comment analysez-vous une
telle sidération ?
Il s’agit d’une peur alimentée par
des contradictions que seule une “France
forte”, comme dirait notre ami, pourrait
dépasser. Mais la France est fragile et
accumule les contradictions au lieu de
les assumer. La crise économique révèle
chaque jour à quel point la France est
instable par rapport à ses prétentions,
incapable de prendre part aux mutations
en cours, semée par l’Allemagne, bientôt
cantonnée, nous annonce-t-on, aux
destins espagnols et grecs. Ce n’est
évidemment pas sans conséquence sur la
perception de soi. Marine Le Pen joue
sur le besoin de se recentrer
qu’éprouvent beaucoup de Français, avec
un discours qui fait mouche : nous nous
sommes perdus dans l’euro, nous nous
retrouverons dans le franc…
Votre prisme semble
terriblement économique !
Attendez ! Les contradictions se
conjuguent sur trois axes. Le deuxième
touche aux discours incantatoires mais
désormais inaudibles et inopérants de la
France sur les Lumières, sur
l’ouverture, sur la démocratie. Il y a
un fossé phénoménal entre cette
célébration rhétorique et la frilosité,
la peur, le repli, le refus de
l’immigration, le rêve de frontières
interdisant l’accueil de l’autre et du
différent. Voilà de quoi est faite la
réalité. Quant à la laïcité à la
française, espace de neutralité
accueillante dans sa philosophie
originelle, elle est aujourd’hui devenue
un espace de fermeté qui exclut…Or, et
c’est la troisième contradiction, la
France qui prétend entrer en résistance
contre les cultures étrangères connaît
la nécessité de leur présence. Sans
jeunesse provenant de l’étranger, la
France ne survivrait pas. Elle ne
saurait se sauver en se fermant comme
une huître et le sait bien, au fond
d’elle-même… Confrontés à une telle
situation, les responsables politiques,
au lieu de faire face, s’enfoncent dans
la gestion des peurs.
Votre propos ressemble au
diagnostic naguère posé par l’Occident
sur les nations arabo-musulmanes,
complexées d’avoir manqué le train de
l’histoire…
Il y a des symptômes identiques,
entre divers pays, au nord comme au sud,
englués dans des contradictions qui
signalent une crise de civilisation.
Mais le populisme occidental, non
seulement en Europe mais en Amérique du
Nord voire en Australie, procède d’une
spécificité qui lui est propre : la
stupeur de constater la fin – au profit
de l’Asie – d’un pouvoir unilatéral. Et
c’est au moment où s’impose la
réciprocité dans les rapports
internationaux que l’Occident détecte la
désintégration du mythe de son
homogénéité culturelle : une telle
perception a un siècle de retard et ne
tient plus. En France, il faut enfin
admettre que l’unité de la République ne
saurait se fonder sur l’uniformité
culturelle, mais bien sur la diversité
de et dans la nation. Et à ce stade,
pendant que Nicolas Sarkozy court après
un Front national qu’il a remis en selle
à coup de débat funeste sur “l’identité
nationale”, le Parti socialiste se
montre dans l’incapacité de proposer la
moindre alternative.
Vous faites un constat de la
démocratie assez accablant…
Ce n’est pas la démocratie que
j’accable, mais les élites politiques
incapables d’être à la hauteur des
aspirations des peuples dont elles sont
les mandataires. Je suis un démocrate,
je défends les principes de la
démocratie, mais pas le processus à
l’œuvre sous nos yeux. Les responsables
occidentaux ne connaissent pas les
peuples qu’ils sont censés administrer.
Ceux-ci se sont diversifiés à un point
que ceux-là n’imaginent pas. Il faudrait
donc que l’élite politique commence,
elle aussi, à se bigarrer pour commencer
à comprendre de quoi il retourne...
Enfin et surtout, les classes
dirigeantes ne peuvent pas chanter sur
tous les tons qu’il faut séparer le
politique du religieux (ce qui me semble
juste), tout en subissant de plein
fouet, sans un commentaire indigné, la
non-séparation du politique et de
l’économique ! C’est ainsi que les
peuples se retrouvent gouvernés par des
technocrates, au plus grand mépris des
structures démocratiques escamotées. Et
on ne devrait pas être choqué par un tel
mouvement, anti-démocratique par
excellence…
En un tel contexte, quel
discours adressez-vous aux acteurs des «
printemps arabes » ?
Le réveil arabe a soulevé une
espérance qui mérite d’être ainsi
encouragée : l’Occident a raison sur les
principes mais tort sur les modèles ; à
vous, donc, de trouver votre propre voie
démocratique.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 6 mai 2012
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