Fériel Berraies Guigny
Sophie
Bessis : « Le Monde arabe depuis quarante ans essaye de tuer le
pluriel qui est en lui »
Fériel Berraies Guigny et Sophie Bessis
Sophie
Bessis, historienne franco tunisienne a fait paraître ce mois
d’octobre 2007 chez Albin Michel un essai intitulé « Les
Arabes, les femmes, la liberté ». Elle y pose notamment la
question suivante : pourquoi, après s’être émancipées d’un
point de vue économique, les femmes arabes acceptent-elles de
rester inférieures sur les plans juridique et social ? Ancienne
collaboratrice de Jeune Afrique, Sophie Bessis est l’auteur
d’une dizaine d’ouvrages traitant du Maghreb, des questions de
développement ou encore des problématiques alimentaires dans les
pays du Sud.
Dans
cette dernière réflexion, elle nous pousse nous femmes du
Maghreb dans nos derniers retranchements et nous oblige à nous
demander où est passé l’héritage réformiste, de
l’Egypte du début du XXe siècle à la Tunisie de Bourguiba qui
promulguait en 1956 une loi dévoilant les femmes et leur donnant
des droits et des libertés dont elles n’avaient jamais bénéficiés
auparavant ?
Peut-on
croire aujourd’hui que le monde arabe a encore une réelle
volonté d’arriver à l’égalité des sexes, comme on
l’avait naguère espéré ?
Sophie
Bessis met le doigt là où cela fait mal, en se penchant sur la
condition féminine arabe. Pourtant, l’histoire fut de notre côté
et de nous rappeller le combat dès le XIXe siècle des libéraux
musulmans pour l’amélioration radicale de
la condition féminine dans le monde arabe. Elle rappelle aussi
les propos de l’Egyptien, Kacem Amin (1863-1908), qui écrit
entre autres à propos du hidjab: “C’est quand même étonnant
! Pourquoi ne demande-t-on pas aux hommes de porter le voile ou de
dérober leur visage aux regards des femmes s’ils craignent tant
de les séduire ? La volonté masculine serait-elle inférieure à
celle des femmes ?” ; son autre compatriote, Mansour Fahmy,
(1886-1959), qui fut disciple de Levy Bruhl, à Paris, a écrit en
1913, la Condition de la femme dans
l’islam,
et pour lequel il avait été renvoyé pendant plusieurs années
de l’université du Caire, dans les années 1920 ; quelques
références aussi du Tunisien, Tahar Haddad (1898-1935), théologien
de la Zeitouna, qui comparera le hidjab ” à la muselière
qu’on met au chien pour les empêcher de mordre”.
L’historienne cite également Manoubia Ouertani (Tunisienne) et
l’Egyptienne Huda Shaäraoui qui condamnèrent publiquement le
voile durant cette période, et évoque le combat des féministes
arabes qui avaient réclamé, dès le milieu des années 1920,
l’abolition de nombreuses dispositions de la chari’a
(notamment de la répudiation, la polygamie, etc.) et l’égalité
des sexes.
Fériel
Berraies Guigny a rencontré Sophie Bessis pour le compte de
l’Expression, en vue d’aborder toutes ces thématiques sur
l’identité en crise de la femme arabe, entre attentes et
illusions.
Entretien :
1/Vous
commencez par une citation de Marx qui déclare
que la religion est l’opium du peuple, est ce à dire que la
religion est un danger pour les femmes ?
On
ne connaît de cette phrase de Marx que le raccourci « la
religion est l’opium du peuple » mais la citation dans sa
totalité sous entend que la religion a un rôle consolateur quand
les peuples ne savent plus où ils en sont. Est-ce que c’est un
danger pour les femmes ? Oui et non dirais-je. Oui car toutes
les religions défendent la suprématie masculine. De ce côté-là,
l’Islam n’est absolument pas original, les trois religions
monothéistes, comme les autres, défendent cette suprématie. La
religion en elle-même n’est pas dangereuse si elle reste
cantonnée à la sphère privée, mais elle l’est quand la règle
religieuse imprime sa marque à la sphère publique et à la loi.
Or elle n’a pas à imprimer sa marque sur la loi.
2/Vous
évoquez l’obsession de l’identité chez les Arabes.
Reporteraient ils leur frustration identitaire sur les femmes ?
L’identité, serait elle meurtrière Y aurait il une
instrumentalisation salafiste inévitable par conséquent, du
statut de la femme ?
L’obsession
de l’identité, n’existe pas aujourd’hui que chez les
Arabes. Mais elle semble prendre dans le monde arabe des
dimensions plus importantes qu’ailleurs Confrontées à
des situations objectivement traumatisantes, ou à d’autres évènements
qu’elles ressentent comme tels, les populations de cette région
s’enferment aujourd’hui dans ce qu’elles appellent leur
identité. Mais qu’est ce que l’identité ? C’est une construction politique qui
change et évolue à travers les âges. En fait les peuples arabes
se réfugient dans quelque chose qu’ils fabriquent eux-mêmes,
avec la part de réalité, de mythe et de fantasme que cela peut
comporter. Or, la condition des femmes est considérée comme un
pilier de cette identité. Plus qu’ailleurs, dans les pays
musulmans, les femmes sont chargées de porter le signe
identitaire ( le voile, la virginité, les bonnes mœurs, la
transmission de la religion). Quand les femmes s’émancipent,
quand elles ne sont plus prêtes à porter ces signes identitaires
que leur impose la suprématie masculine, la « société des
hommes » se sent alors en insécurité totale. Elle estime
que les femmes sont coupables de trahison envers l’identité et
que, de ce fait, elles sont responsables du mauvais état des sociétés.
Cela se passe très souvent comme cela. On s’aperçoit encore du
rôle central des femmes quand on sait que les mouvances
issues de l’islam politique et les mouvances les plus proches du
wahabisme saoudien font de la question des femmes un enjeu central
de leur agenda politique. En portant les signes identitaires,
elles sont censées sauver l’islam des perversions qui le
guettent. C’est une interprétation extrêmement rigoriste de la
religion où tous les versets se rapportant aux femmes sont
interprétés dans le pire des sens et aboutissent à des
aberrations.
3/
Comment expliquez-vous les paradoxes du double langage de la
modernité dans le monde arabe ?
Est-ce
que c’était mieux avant et pire maintenant ? La réponse
n’est pas si simple. Il y a eu des avancées incontestables que
l’on ne peut pas nier, comme en Tunisie, mais pas seulement :
la scolarisation des filles, l’instruction de plus en plus poussée
qui fait que les femmes se marient à trente ans, qu’elles ne
sont plus dépendantes de la maternité. Ce sont des avancées
incontestables. Et ailleurs, il y a des immobilismes ou carrément
des régressions dans un certain nombre de domaines. Il y a les
deux. Il y a les contradictions internes aux sociétés. La
plupart des sociétés arabes, s’agissant du Maghreb en tout cas,
aspirent d’une part à se moderniser : consommation de
masse, urbanisation, famille nucléaire, emploi des femmes. Ce
sont là des signes évidents de modernisation. Les modes de vie
occidentaux, séduisent mais si on est pour la modernisation on
n’est converti pour autant, aux principes de la modernité. Les
valeurs de démocratie, de sécularisation de la société, de
liberté réelle des femmes, rencontrent des réticences réelles.
Ces blocages sont une des contradictions fondamentales du monde
arabe. Cela peut d’ailleurs donner lieu pour un certain nombre
de partis politiques, et pas seulement islamistes, à des
contradictions dans le langage et dans l’action. Dans certains
domaines, on ne veut pas aller trop loin. S’agissant de l’héritage
par exemple, il y a toujours cette grande inégalité, même dans
un pays relativement avancé comme la Tunisie.
La
modernité arabe est-elle possible ?
Le
monde arabe est à une croisée des chemins. Mais on ne sait
encore vers quel côté il va basculer. Va-t-il basculer vers
l’acceptation de tous les principes de la modernité, y compris
le principe démocratique ? Ou bien va-t-il passer un certain
nombre d’années à patauger dans cette réclusion identitaire où
le religieux tient une place centrale ce qui n’est pas un bien
pour les femmes. On peut être sûr ni de l’un ni de l’autre.
Aujourd’hui la contradiction réside dans le fait que l’on
assiste incontestablement à des mutations extraordinaires qui se
sont traduites par une sécularisation des pratiques sociales.
Mais on ne veut toujours pas traduire ces changements fondamentaux
dans les mentalités et les lois. Voilà la contradiction.
4/
Pensez-vous que l’immobilisme de la pensée arabe est devenue la
norme ? Le sud n’offre t-il que des visions caricaturées
et échouées du progrès de la femme?
En
tout cas il y a des facteurs d’immobilisme, de repli sur soi qui
font que l’on a peur du changement. Une part des sociétés
arabes ont peur. Par ailleurs, on ne peut parler du Sud comme
d’une seule entité On ne peut comparer le Brésil au Koweït,
l’Afrique du Sud à l’Algérie. En Afrique du Sud on a des
lois parfaitement égalitaires. On a des pays par contre, où
l’inégalité juridique entre les sexes est la règle. Nulle
part sur la planète l’égalité totale des sexes n’existe
mais il y a deux catégories de pays : ceux où l’égalité
juridique existe même si elle n’est pas tout à fait traduite
dans la réalité et des pays où l’égalité juridique
n’existe pas. La Tunisie est un pays où l’égalité juridique
n’existe pas tout à fait, avec la question de l’héritage par
exemple, et le fait que la musulmane n’ait pas le droit à épouser
un non musulman. Il faudra que ces deux verrous sautent, pour que
les Tunisiennes soient les égales complètes des hommes.
5/
Il y a des inter influences dangereuse entre le Nord et le Sud de
la Méditerranée, s’agissant de cette question ?
Les
mouvements islamistes ne sont pas des traditionalistes, ce sont
des mouvements modernes qui n’ont aucun problème avec la
technologie. Beaucoup d’entre eux, acceptent la scolarisation et
l’emploi des femmes, mais ils n’ont pas intégré les
principes de la modernité : égalité des sexes, liberté de
conscience, liberté individuelle. Peut être ce qui a manqué au
Monde arabe est qu’il soit passé de la pré modernité
traditionnelle, à une post modernité sans passer par la modernité.
De l’autre côté de la Méditerranée, cette pensée post
moderne est marquée dans les pays occidentaux par le relativisme
culturel, ce qui fait tout à fait l’affaire des mouvements de
l’islam politique qui récusent l’universel au nom du spécifique.
6/Comment
appréhenderiez vous, les mutations historiques ces cinquante
dernières années en Tunisie, s’agissant de la femme ?
Nous venons de fêter le cinquantenaire du code du statut
personnel en Tunisie, que signifie cette date pour vous ?
Je
dirai que c’est à la fois énorme et insuffisant. Dans les
faits, la société a beaucoup évolué sur cette question mais
n’a pas intégré la totalité de ces progrès.
7/La
réclusion identitaire est ce du aussi à la recrudescence de
l’impérialisme ?
Les
questions palestinienne et irakienne sont perçues à juste titre
comme des agressions contre le monde arabe. Mais cette situation
doit-elle conduire aux réclusion identitaires dont on a parlé ?
Elles n’apporteront pas la paix en Palestine et ne
mettront pas fin à l’occupation américaine en Irak.
Les
Arabes sont ils agressés dans leur arabité, ou objectivement
dans leur souveraineté ?
La
question est importante. Disons que la question palestinienne
reste une question centrale. En l’absence d’un Etat
palestinien dans les frontières de 1967, subsistera la blessure
arabe qui interdira aux politiques et aux sociétés arabes de
voir ce qui ne va pas chez eux !
L’occupation
américaine de l’Irak est quant à elle une catastrophe. Bien
entendu, ces deux blessures sont réelles et objectives. Mais
chaque fois que les Arabes sont attaqués, ils ressentent cette
fameuse blessure de l’identité. Mais qu’est ce qu’au fond
que l’identité? Quel visage, quelle forme prend l’arabité ?
Qui est arabe et qui ne l’est pas ? Faut-il être musulman
pour l’être ? L’arabité du Maghreb et du Mashrek, sont
différentes ! Les maronites libanais sont cent pour cent
arabe mais ne font pas partie de l’Oumma Islamiya.
Aujourd’hui, ce qui pourrait en partie sauver le monde arabe,
serait de reconnaître ses minorités et d’accepter sa pluralité.
De fait, Le Monde arabe depuis quarante ans essaye de tuer le
pluriel qui est en lui. Et il s’est appauvri. Pourquoi donc se
fabriquer une identité appauvrie ?
8/Selon
vous le Wahabisme entretient la condition défavorable de la femme
arabe. Comment s’en défendre, face à sa prolifération de pensée ?
C’est
un des plus graves problèmes qui se pose dans le Monde Arabe. Le
Wahhabisme fut longtemps une secte marginale dans un royaume perdu
dans le désert.. Aujourd’hui il tend à devenir la norme
majoritaire de l’islam, grâce à la fortune pétrolière de
l’Arabie Saoudite C’est un des plus grands dangers pour la
femme dans le Monde arabe. C’est une idéologie qui a pour règle
l’oppression des femmes. La société saoudienne est une société
d’apartheid sexuel. Il ne faut en aucun cas que cela devienne un
modèle
9/Quel
est donc le sort à venir de nous femmes arabes ? Votre
ouvrage est-il une autopsie d’une idée de liberté morte née ?
Ne
disons pas mort née, laissons lui une chance de vivre. Bourguiba
a fait une œuvre de pionnier, toutes les Tunisiennes le savent
C’est d’ailleurs toute la société qui a profité du code du
statut personnel, et pas seulement les femmes. Car c’est par
elles que la société s’est modernisée. Il serait donc
dramatique qu’on revienne en arrière. Mais la société
va-t-elle continuer à avancer, je ne sais pas. Car il y a des
facteurs de régression et d’immobilisme. Le travail de sape des
chaînes satellitaires arabes y contribue avec des propos sur le
fait que les femmes tunisiennes ne sont pas assez musulmanes car
trop modernes.
Cela
explique t elle l’explosion du port du voile en Tunisie ?
Le
voile reste un symbole d’oppression des femmes, mais les femmes
le portent pour des raisons très diverses. Dans certains cas, il
a permis à des jeunes filles d’échapper au joug familial. Mais
la question peut elle être réglée par la répression ? Je
pense qu’il faut qu’un Etat se libère du carcan religieux,
qu’il doit cesser de faire du religieux une dimension centrale
de la sphère politique pour pouvoir créer des citoyens et des
citoyens égaux en droits et en devoirs.
Merci
madame Bessis
Crédits
Presse : Courtesy of F.B.G Communication
www.fbgcom.net
fbgcommunication@yahoo.fr
Entretien réalisé
exclusivement pour
l’Expression
Tunisie.
Publiée le 31 janvier 2008 avec l'aimable autorisation de Fériel
Berraies Guigny
|