Sihem Bensedrine: « Le peuple tunisien n'oubliera jamais... »
Sihem Bensedrine porte-parole du Conseil national pour
les libertés en Tunisie et rédactrice en chef de Radio
Kalima, interdite par le régime, fustige l’attitude de
Paris.
Le gouvernement d’union nationale annoncé lundi
ne semble pas obtenir l’assentiment du peuple tunisien.
Pourquoi ?
Sihem Bensedrine. La rue n’a pas reconnu
ce gouvernement dans sa composition actuelle parce qu’il est
infesté de vipères de Ben Ali. Au moment où je vous parle,
la rue est en ébullition. Les gens exigent le départ de
l’exécutif. Les membres de l’Union générale des travailleurs
tunisiens (UGTT) de ce gouvernement ont démissionné. En ce
moment, les partis sont en réunion pour réfléchir à leur
position. La rue a démis ce régime. Et elle a été choquée de
retrouver ses figures de proue dans ce gouvernement. Cela a
provoqué une colère terrible. Les manifestants demandent
« RCD, dissolution ». Et maintenant, sur les trottoirs, sur
les chaussées, vous voyez partout l’inscription « RCD,
dégage ! ». Ils ne veulent plus entendre parler du RCD
(Rassemblement constitutionnel démocratique, l’ancien parti
au pouvoir – NDLR).
Que faire pour éviter que la révolution ne soit
trahie ?
Sihem Bensedrine. La demande de la
société civile et de la rue, c’est un gouvernement
provisoire, et non un gouvernement d’union nationale. Un
exécutif qui gérerait les affaires courantes et qui
assurerait la transition pour faire une Assemblée
constituante le plus rapidement possible, qui refonderait la
Constitution tunisienne et rédigerait un nouveau Code
électoral sur la base duquel il pourrait y avoir des
élections sincères et représentatives. À partir de cela,
nous reconstruirons toutes nos institutions.
Sur quelles forces peut s’appuyer la société
tunisienne pour fonder un État de droit ?
Sihem Bensedrine. Notre peuple est
éduqué. Il est informé. Il réagit sur Facebook, dans la rue.
Il dit ce qu’il veut. Tant qu’il y aura cet esprit chez les
citoyens, dans notre jeunesse, ce sera la barrière contre
toute confiscation de notre révolution. Pour reconstruire ce
pays, il faut s’appuyer sur ce peuple qui est éduqué, qui
sait ce qu’il veut, et qui a eu le courage d’affronter les
balles traîtresses de ce dictateur mafieux.
Quelques voix seulement dénonçaient les méfaits
du régime. Comment se fait-il qu’il y a un mois, tout a
changé ?
Sihem Bensedrine. C’est une accumulation
et il y a eu cette petite étincelle : ce jeune qui s’est
immolé par le feu pour dénoncer les humiliations et la
répression policière. Il n’essayait que de trouver un boulot
tout à fait précaire pour survivre. Et la police a trouvé le
moyen de confisquer sa marchandise. C’est la colère du
peuple. Cela vient du peuple. Personne n’a encadré cela.
Personne n’a prévu cela.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que le
gouvernement français n’a pas été clair lors de la
mobilisation du peuple tunisien. Il l’avait été encore moins
avant. Comment évaluez-vous l’attitude de Paris ?
Sihem Bensedrine. L’opinion tunisienne
regarde d’un très mauvais œil l’attitude du gouvernement
Sarkozy. Vous avez dit : « Il n’a pas été clair. » Il a été
clair, au contraire. Nous considérons que c’est lui qui a
donné le feu vert à Ben Ali pour tuer les citoyens. Le plus
gros carnage a eu lieu l’après-midi du jour où le ministre
des Affaires étrangères, Kamel Morjane, a rencontré Michèle
Alliot-Marie. Ça a été une nuit noire. Cinquante personnes
ont été tuées dans quatre localités. C’est cela, l’attitude
de la France. Deux jours après, Michèle Alliot-Marie a eu
l’indécence d’offrir à Ben Ali l’expertise technique de la
France pour réprimer le peuple tunisien. Le peuple tunisien
ne l’oubliera jamais.
Quel est le meilleur moyen, pour les
progressistes européens et français, de soutenir le peuple
tunisien ?
Sihem Bensedrine. Premièrement, c’est de
dire fortement et clairement qu’ils soutiennent cette
révolution, qu’ils vont accompagner la mise en place
d’institutions démocratiques. C’est dire qu’ils ne vont pas
parler de chaos et brandir des épouvantails comme le font
les ennemis de cette révolution. Deuxièmement, nous
demandons à l’ambassadeur de l’Union européenne (UE) qui a
soutenu à bout de bras ce régime, qui a fait des
déclarations publiques pour accorder le statut avancé alors
qu’il n’était encore qu’en négociations, qu’il prenne la
parole publiquement pour présenter ses excuses au peuple
tunisien qu’il a méprisé. Troisièmement, nous demandons que
l’UE vienne observer ces élections. Qu’elle accompagne les
observateurs tunisiens pour que les élections soient
sincères.
En tant que journaliste, qu’attendez-vous pour
permettre le développement de la presse tunisienne ?
Sihem Bensedrine. Au moment où vous
m’avez appelée, nous avons procédé à la reconquête de notre
studio, celui de Radio Kalima. Nous avons forcé les scellés
qu’ils ont mis sur nos studios depuis deux ans. Nous avons
reconquis notre espace de travail. Et nous allons commencer
à émettre sur d’autres fréquences, même en pirates ! Les
collègues de radio peuvent nous aider à avoir des émetteurs.
Nous allons nous remettre au travail. Nous n’allons pas
attendre qu’ils nous donnent des autorisations de
fréquences, celles qu’ils se sont autoattribuées pour les
donner à la fille, au cousin et au gendre de Ben Ali.
Entretien réalisé par Gaël De
Santis