Interview - El Watan
Mostefa Bouchachi :
« Le 12 février, nous marcherons »
Entretien réalisé par Madjid Makedhi
Photo: El Watan
Mardi 1er février 2011
Le président de la Ligue algérienne pour la défense des
droits de l’homme (Laddh), Mostefa Bouchachi affirme que la
marche du 12 février prochain est maintenue quelle que soit la
décision de la wilaya d’Alger et du ministère de l’Intérieur. Il
dénonce, dans ce sens, l’interdiction des manifestations à Alger
qui, selon lui, ne repose sur aucun texte réglementaire.
- Le ministre de l’Intérieur vient de réaffirmer
l’interdiction des marches dans la capitale. Il anticipe déjà
sur la marche à laquelle a appelé la Coordination nationale pour
le changement et la démocratie. Qu’en pensez-vous ?
Il n’y a aucun texte de loi qui interdise une marche dans
n’importe quelle wilaya, qu’elle soit Djelfa ou Alger. Toutes
les wilayas du pays sont des wilayas d’Algérie. De ce fait, le
système politique, représenté par un groupe de ministres, ne
peut pas demander à des jeunes, nés et grandis sous état
d’urgence, de présenter leurs revendications de manière
pacifique. Et quand des partis politiques, des syndicats et des
associations demandent une autorisation d’une marche pacifique,
on leur dit que c’est interdit. Le ministre de l’Intérieur, et à
travers lui le régime, continue d’interdire aux Algériens
d’exprimer pacifiquement leurs revendications économiques,
sociales et politiques. De plus, je crois que l’état d’urgence,
instauré peut-être pour lutter contre la violence politique et
le terrorisme durant les années 1990, est exploité, aujourd’hui,
contre le peuple algérien pour l’empêcher d’exprimer son point
de vue par rapport au régime.
- Le ministre de l’Intérieur affirme une nouvelle
fois que «l’état d’urgence n’influe pas sur l’activité des
partis politiques et des associations». Concrètement, comment le
maintien de l’état d’urgence empêche-t-il l’opposition et les
organisations autonomes de faire leur travail ?
Le régime algérien est autoritaire. Il s’appuie sur l’état
d’urgence pour empêcher le peuple algérien d’exprimer son point
de vue. Parallèlement, ce régime agit hors la loi et le maintien
de l’état d’urgence illustre parfaitement cette situation. Je
voudrais rappeler à monsieur le ministre de l’Intérieur que
durant ces dix dernières années, on a interdit la création
d’associations et de partis, on a interdit les marches et tous
les rassemblements, même dans des salles. L’état d’urgence et
toutes les lois ont été mis en place pour neutraliser le peuple
algérien et permettre, ainsi, au régime de gérer le pays en
méprisant les aspirations de la population à plus de liberté, de
démocratie et de justice sociale.
- On a l’impression que le pouvoir a réussi, à
travers la répression et l’état d’urgence, à décourager même les
militants politiques les plus téméraires…
Il n’y a pas de doute que le régime politique algérien a
exploité la violence des années 1990 pour faire peur aux
Algériens. De plus, il a utilisé tous les moyens pour porter
atteinte à la crédibilité des partis politiques et à celle des
organisations de la société civile. Conséquence : quand les
jeunes nés sous l’état d’urgence se sont révoltés à Bab El Oued,
ils n’ont trouvé aucune société civile pour les encadrer et cela
a engendré des dépassements. Cette situation devra être assumée
par le régime, dont l’action n’était pas de construire une
société et un Etat, mais de neutraliser le peuple et de
l’isoler. Et cela, en utilisant les mêmes procédés. Aidé par les
recettes pétrolières et gazières, le régime achète au prix fort
son maintien. Le plus important, pour lui, est d’assurer sa
survie au détriment du peuple. Ce qui s’est passé au début du
mois de janvier dernier est très minime, comparé à ce qui s’est
passé dans le pays, durant les quatre dernières années. Les
manifestations et les protestations éclatent dans toutes les
wilayas, mais elles n’ont pas le même écho que les dernières
émeutes. Le peuple algérien exprime également son sentiment
d’injustice à travers la harga (émigration clandestine),
l’immolation par le feu. Ce sont des messages adressés aux
autorités. L’immolation par le feu n’a pas commencé en Tunisie.
En 2003, un jeune Algérien s’est immolé par le feu à l’intérieur
de la Maison de la presse, à Alger, pour dénoncer l’injustice
dont il était victime. Donc, les Algériens ne se révoltent pas
uniquement pour des problèmes économiques et sociaux. Ils le
font aussi pour exiger plus de liberté et de justice.
- Le régime refuse de comprendre tous ces
messages ou essaye de leur donner une autre interprétation qui
l’arrange mieux. Comment expliquer cette attitude ?
Le régime sait qu’il est dictatorial. Les aspirations de la
population sont le dernier de ses soucis. Il croit qu’avec le
recours à la répression, en renforçant ses mécanismes tels que
la bureaucratie, l’instrumentalisation de la justice et les
services de sécurité, il finira par contrôler la situation. Il
dépense beaucoup d’argent pour acheter le silence du peuple.
Aujourd’hui, cette politique s’est avérée vaine. Le régime a
compris qu’il n’a aucune légitimité populaire et qu’aucune
institution ne représente réellement le peuple. Il est conscient
de tout cela, mais il s’obstine à diriger le pays selon la même
logique adoptée depuis l’indépendance. Je pense qu’il a reçu
tous les messages qui lui sont adressés et je souhaite qu’il
accepte de réviser sa stratégie. Il faut qu’il accepte le
passage à une transition démocratique, dont les mécanismes
doivent être minutieusement étudiés et débattus.
Il y a deux choix : soit attendre une révolution comme celles de
la Tunisie et de l’Egypte pour faire tomber le régime ;
soit opter pour la sagesse et faire preuve de beaucoup de
nationalisme dans la démarche pour le changement du système.
C’est ce que proposent actuellement les organisateurs de la
marche du 12 février prochain.
- Le ministre de l’Intérieur vient de rappeler
que les marches sont interdites à Alger en anticipant sur
l’action de la Coordination pour le changement et la démocratie…
La majorité des membres de la Coordination qui ont pris part
à la dernière réunion ont décidé de formuler une demande
d’autorisation de cette marche pour respecter les procédures
légales. Mais nous allons marcher avec ou sans autorisation.
Telle est la décision de la Coordination. Nous ne pouvons pas
accepter des lois arbitraires décidées par les autorités qui ne
cessent de trier les textes législatifs à appliquer et de passer
sous silence le reste. Je rappelle qu’il n’y a pas de loi
interdisant les marches et que l’état d’urgence est
anticonstitutionnel. Un régime qui ne respecte pas ses propres
lois est un régime déficitaire.
- Pensez-vous que la démarche de la Coordination
aboutira à des résultats concrets, alors que certains de ses
membres n’arrivent pas à dépasser leurs querelles partisanes ?
Il faut rappeler que l’idée de la création de cette
coordination a germé suite aux dernières émeutes. A la Laddh,
nous nous sommes réunis et nous avons dit qu’il fallait encadrer
la manifestation de la jeunesse pour éviter les dépassements qui
légitimeraient la violence du pouvoir. Nous avons décidé
d’assumer nos responsabilités pour protéger les biens publics et
privés et donner une image civilisée de la protestation en
Algérie.
Des syndicats se sont joints à nous et nous avons signé un
communiqué commun. Suite à cela, nous avons organisé une réunion
à laquelle nous avons convié tous les partis de l’opposition.
Nous avons appelé, à l’issue de cette réunion, à une marche
pacifique pour demander la levée de l’état d’urgence et le
changement du système. Nous ne voulons pas un remaniement du
gouvernement qui serait synonyme d’un changement à l’intérieur
du système. Ce n’est pas le gouvernement qui prend les
décisions. Notre appel n’était pas destiné uniquement à
l’opposition, mais également au régime. L’Algérie n’est pas
prête à vivre d’autres violences politiques. La violence
produira un système politique similaire à celui que nous
dénonçons aujourd’hui.
- Le FFS et l’association RAJ se sont retirés de
la Coordination. Ne pensez-vous pas que cette division de
l’opposition sert beaucoup plus le régime ?
Le FFS est l’un des rares partis à avoir milité pour la
démocratie depuis 1962. Il est l’un des rares à avoir inscrit
dans son programme la lutte pour la levée de l’état d’urgence et
le changement du système. Je respecte la position des amis du
FFS, qui ont d’autres moyens de lutte. Mais toutes les formes de
protestation ont un seul but : briser le statu quo. Chaque parti
a le droit de choisir ses moyens de lutte et ses stratégies.
- La Tunisie, l’Egypte et d’autres pays
moyen-orientaux connaissent actuellement des révoltes
populaires. Comment expliquer ce réveil des peuples de la
région ?
En Tunisie, le système était fermé. Le peuple tunisien s’est
levé contre la dictature et les problèmes sociaux, tels que la
corruption, le chômage… La révolution en Tunisie est celle du
peuple. Contrairement à ce que pensent certains analystes, les
puissances étrangères n’ont pas été les instigatrices de cette
révolution. Au contraire, ces dernières préfèrent les dictateurs
qu’elles gèrent à leur guise. C’est le cas aussi en Egypte. Ces
révolutions sont celles des peuples et elles dépassent les
partis et les sociétés civiles. La révolution en Tunisie peut
influer sur toute la région. Mais il faut être prudent. Il faut
encadrer ses révolutions pour produire des systèmes
démocratiques.
- Les mêmes conditions qu’en Egypte et en Tunisie
existent en Algérie. Selon vous, la révolution à la tunisienne
peut-elle se reproduire en Algérie ?
Il est vrai que la corruption a touché toutes les
institutions jusqu’au sommet de l’Etat. Les libertés sont
inexistantes et la rue a déclaré son divorce avec le système.
Donc on a les mêmes données. Mais pour parler de révolution, je
pense qu’il faut prendre en considération la particularité du
système algérien, qui est compliqué.
Le gouvernement n’est pas la source de décision. Le président
n’est pas également le seul à prendre les décisions. Il y a des
centres de décision invisibles qui décident ou qui participent à
la prise de décision. Et quand le vrai pouvoir est invisible, la
réussite de la révolution devient difficile. En outre, le régime
algérien a adopté la politique de «diviser pour régner» ; il a
divisé le peuple algérien. C’est pour cela que nous devons
rester prudents. Nous avons la responsabilité de mener une
révolution pacifique pour protéger l’Algérie en tant qu’Etat. Le
régime, l’opposition et le peuple algérien doivent s’entendre
sur une période de transition qui sera gérée par des gens
crédibles. Je pense que c’est la voie à suivre pour en finir
avec ce système qui dure depuis 1962.
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