Interview
Mohamed Hassan : « Les causes de la
révolution tunisienne dépassent largement Ben Ali et son parti »
Grégoire Lalieu et Michel Collon
Mohamed Hassan
Jeudi 3 février 2011
Les Tunisiens ont fait tomber le dictateur Ben Ali.
Aujourd’hui, ils continuent à lutter contre ses hommes à la tête
du gouvernement de transition. Dans ce nouveau chapitre de notre
série « Comprendre le monde musulman », Mohamed Hassan nous
explique les enjeux de la révolution tunisienne et ses causes
profondes : comment le nationalisme libéral prôné par Bourguiba
a soumis la Tunisie aux intérêts occidentaux, plongeant le
peuple dans la précarité ; comment un Etat répressif s’est mis
en place pour maintenir ce système ; pourquoi les dictatures du
monde arabe sont amenées à tomber ; et comment l’islamisme est
devenu le préservatif de l’impérialisme.
En décembre 2010, des révoltes éclatent en Tunisie. Un
mois plus tard, le président Ben Ali fuit le pays après
vingt-trois ans de règne. Quelles sont les causes de cette
révolution ? Et pourquoi ce mouvement populaire est-il parvenu à
faire tomber le dictateur là où d’autres tentatives ont échoué ?
Pour qu’il y ait une révolution, il faut que la population
refuse de vivre comme avant et que la classe dirigeante ne soit
plus en mesure de gouverner comme avant. Le 17 décembre 2010,
Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur de fruits et légumes, s’est
immolé par désespoir après que des policiers lui aient confisqué
sa marchandise et que les autorités locales l’aient empêcher de
travailler. Les conditions étaient réunies pour qu’une
révolution éclate en Tunisie, et le suicide de Bouazizi a été
l’élément déclencheur.
En effet, les Tunisiens ne voulaient plus vivre comme avant :
ils n’acceptaient plus la corruption, la répression policière,
le manque de libertés, le chômage, etc. Par ailleurs, la classe
dirigeante ne pouvait plus gouverner comme avant. La corruption
sous Ben Ali avait pris une ampleur phénoménale alors que la
majorité de la population devait affronter la précarité. Pour
maintenir cette situation, la répression policière devait se
faire plus forte mais elle avait atteint ses limites. L’élite au
pouvoir était complètement déconnectée du peuple pour qui il n’y
avait aucun interlocuteur. Par conséquent, lorsque les révoltes
populaires ont éclaté, la classe dirigeante
n’avait d’autre choix que de réprimer dans la violence. Mais
face à la détermination du peuple, la répression a atteint sa
limite. C’est d’ailleurs une des clés de la réussite de la
révolution populaire tunisienne : elle est parvenue à toucher
tous les segments de la société, y compris des membres de
l’armée et de la police qui ont sympathisé avec les
manifestants. L’appareil répressif ne pouvait donc plus
fonctionner comme avant lui non plus. Si une révolte survient
mais qu’elle n’est pas capable de combiner les différents
segments de la société, elle ne pourra pas déboucher sur une
véritable révolution.
Même après le départ de Ben Ali, les protestations
continuent. La situation que les Tunisiens refusent n’est donc
pas le fruit d’un seul homme ?
Aux pancartes « Ben Ali dégage » ont succédé les pancartes
« RCD dégage ». Les Tunisiens s’en prennent au parti politique
du président car ils craignent de voir un de ses hommes prendre
le pouvoir. Mais en réalité, les causes profondes
qui ont mené les Tunisiens à se révolter dépassent largement Ben
Ali et le RCD. Il ne suffit donc pas de virer le président pour
que le peuple gagne sa liberté et améliore ses conditions
d’existence.
La corruption, le chômage, les inégalités sociales… Ce sont
les effets de la domination impérialiste de l’Occident sur la
Tunisie. Car la Tunisie, après son indépendance, est devenue un
projet des Etats-Unis.
Qu’entendez-vous par impérialisme ?
L’impérialisme est le processus par lequel les puissances
capitalistes dominent politiquement et économiquement des pays
étrangers. Les multinationales occidentales pillent les
ressources des pays d’Afrique, d’Amérique Latine et d’Asie.
Elles y trouvent des débouchés pour les capitaux qu’elles
accumulent et y exploitent des mains-d’œuvre bon marché. Je dis
que les multinationales pillent car elles n’achètent pas les
ressources à leur juste valeur et les populations locales ne
profitent pas de ces richesses. Et ce pillage ne serait pas
possible si dans ces pays exploités, il n’y avait pas des
dirigeants pour défendre les intérêts des multinationales. Ces
dirigeants s’enrichissent au passage. Ils constituent ce qu’on
appelle la bourgeoisie compradore. Ils n’ont pas de vision
politique pour leur propre pays, ne produisent pas de richesses
et ne développent pas de véritable économie. Mais ils
s’enrichissent personnellement en commerçant les ressources de
leur pays avec les multinationales. Evidemment, le peuple est la
grande victime dans tout ça !
Lorsque vous êtes un nationaliste anti-impérialiste par
contre, vous cherchez à vous développer par vous-même. Vous
nationalisez les secteurs-clés de votre économie plutôt que d’en
laisser la gestion à des sociétés étrangères. Vous créez ainsi
une économie nationale dans le pays et vous lui permettez de
croître sur base de l’indépendance. C’est ce que j’appelle une
révolution nationale démocratique : nationale car indépendante
des puissances impérialistes, démocratique car contre le
féodalisme et les éléments réactionnaires du pays.
Pourtant, Bourguiba, le premier président tunisien, était
considéré comme un socialiste. Et sous son règne, l’Etat jouait
un rôle très important dans l’économie.
Le parti politique de Bourguiba n’avait de socialiste que le
nom. Si l’Etat jouait un rôle important, ce n’était qu’au profit
d’une élite seulement. C’est ce qu’on appelle le capitalisme
d’Etat. De plus, Bourguiba a systématiquement éliminé tous les
éléments progressistes et anti-impérialistes au sein de son
parti. De telle sorte que ce parti est devenu le parti d’un seul
homme, complètement soumis à l’impérialisme US.
Habib Bourguiba, grand
acteur de la lutte pour l'indépendance, a été président de la
Tunisie de 1957 à 1987
En quoi la Tunisie était-elle importante pour les
Etats-Unis ?
Pour bien comprendre l’importance de ce pays dans la
stratégie US, nous devons analyser le contexte politique du
monde arabe dans les années 50 et 60. En 1952, des officiers
renversent la monarchie du roi Farouk en Egypte et proclament la
république. Avec Nasser à sa tête, l’Egypte devient la base du
nationalisme arabe avec des idées révolutionnaires inspirées du
socialisme. Comme en témoigne la nationalisation du canal de
Suez, l’arrivée de Nasser au pouvoir est un coup dur pour
l’Occident car la politique du président égyptien est en
contradiction totale avec les visées hégémoniques des puissances
occidentales au Proche et au Moyen-Orient. Pire encore : les
idées anti-impérialistes de Nasser font des émules dans la
région. Au Yémen par exemple, où en 1962, une révolution divise
le pays, le Sud devenant un bastion du mouvement révolutionnaire
arabe. La même année, l’indépendance de l’Algérie envoie un
signal fort à l’Afrique et au Tiers-Monde, mettant les
puissances impérialistes en alerte. Notons également en Lybie le
coup d’Etat de Kadhafi en 1969. Le colonel prend le pouvoir et
nationalise d’importants secteurs de l’économie, au grand dam de
l’Occident. Dix ans plus tard, la révolution islamique en Iran
fait tomber le shah, l’un des plus importants piliers de la
stratégie US au Moyen-Orient.
Bref, à cette époque, un mouvement anti-impérialiste très
fort défie les intérêts stratégiques des Etats-Unis dans le
monde arabe. Heureusement pour Washington, tous les pays de la
région ne suivent pas la voie de Nasser. C’est le cas de la
Tunisie. En 1957, un an après l’indépendance tunisienne,
Bourguiba est l’un des premiers dirigeants arabes à écrire dans
la prestigieuse revue US, Foreign Affairs. Le titre de
l’article ? Le nationalisme, meilleur antidote du communisme.
Pour les Etats-Unis qui veulent contrer l’influence de Nasser,
c’est du pain béni ! Bourguiba écrit dans son article : « En
ce qui la concerne, la Tunisie a choisi sans équivoque de faire
sa voie dans le monde libre de l’Occident ». Nous sommes en
pleine guerre froide. Les Soviétiques soutiennent Nasser dont
l’influence prend de l’ampleur dans la région. Et les Etats-Unis
ont besoin d’agents pro-impérialistes comme Bourguiba pour ne
pas perdre le contrôle stratégique du monde arabe.
Nasser annonce la nationalisation
du Canal de Suez en 1956
Peut-on être à la fois nationaliste et pro-impérialiste ?
Bourguiba était un nationaliste libéral avec des idées
anti-communistes qui l’ont conduit à rejoindre le camp
impérialiste de l’Occident. En fait, je considère Bourguiba
comme le George Padmor arabe. Padmor était un leader panafricain
originaire des Caraïbes. En 1956, il a écrit un livre intitulé
Panafricanisme ou communisme : le combat à venir en Afrique.
Tout comme Bourguiba, il nourrissait des idées anti-communistes
et même s’il se déclarait nationaliste, sa vision politique
était largement inféodée aux intérêts des puissances
impérialistes. Le nationalisme servait en fait de couverture,
leur politique étant loin d’être indépendante. Padmor a eu une
grande influence sur le premier président du Ghana, Kwame
Nkrumah, l’un des instigateurs de l’Union Africaine. Ses idées
pro-impérialistes ont ainsi pu se répandre sur tout le continent
avec le résultat que l’on voit aujourd’hui : on fête un peu
partout des cinquantenaires d’indépendance en Afrique mais
beaucoup d’Africains savent qu’ils ne sont jamais devenus
indépendants. Le président Nkrumah lui-même regretta plus tard
d’avoir suivi les conseils de Padmor.
En Tunisie aussi, la soumission aux intérêts impérialistes
s’est vite fait ressentir et il s’est avéré que le nationalisme
prôné par Bourguiba n’était qu’une façade. Dans les années 70
par exemple, le président a fait passer toute une série de
mesures censées attirer les investisseurs étrangers :
exonération de l’impôt sur les bénéfices des sociétés pendant
dix ans, exonération de tous droits et taxes pendant vingt ans,
exonération de l’impôt sur le revenu des valeurs immobilières,
etc. La Tunisie est ainsi devenue un vaste atelier des
multinationales occidentales, ces dernières rapatriant les
bénéfices réalisés.
La Tunisie n’a-t-elle pas tout de même connu certains
progrès appréciables sous Bourguiba ?
Oui, il y a eu des avancées positives : éducation, condition
des femmes, etc. D’abord parce que la Tunisie comptait des
acteurs progressistes dans son élite, mais ils ont vite été
écartés. Ensuite, parce que la Tunisie devait être parée de sa
plus belle robe. En effet, ce pays jouait un rôle majeur dans la
stratégie des Etats-Unis pour contrer l’influence du communisme
dans le monde arabe. Mais qu’aviez-vous de l’autre côté ? Des
mouvements révolutionnaires progressistes qui avaient fait
tomber des monarchies arriérées et qui bénéficiaient du soutien
populaire. Vous ne pouviez pas contrer ce mouvement en prônant
un système féodal. L’Arabie Saoudite y est parvenue car elle
pouvait utiliser l’argent de son pétrole pour ça. Mais la
Tunisie, ne pouvant compter sur de telles ressources, devait
donner une certaine image progressiste. Dans la lutte contre le
communisme, elle était censée représenter la réussite d’un pays
du Tiers-Monde ayant choisi la voie du nationalisme libéral.
Mais l’envers du décor était moins flatteur. Comme je l’ai
dit, Bourguiba a systématiquement éliminé les éléments
progressistes qui ne suivaient pas ses pas. Les éléments
anti-impérialistes qui voulaient une Tunisie indépendante tant
sur le plan économique que politique, ceux qui voulaient
affirmer leur propre position dans le Tiers-Monde et sur le
conflit israélo-palestinien, tous ont été combattus. La Tunisie
a en fait été utilisée comme un laboratoire des puissances
impérialistes. Et ce qui était censé représenter la réussite du
nationalisme libéral est devenu une dictature.
Lorsque Ben Ali succède à Bourguiba en 1987, poursuit-il
sur la même voie ?
Tout à fait. On peut même dire que la soumission aux intérêts
occidentaux s’est accentuée. Ben Ali était un pur agent de
l’impérialisme US. En 1980, en tant qu’ambassadeur en Pologne,
il a même servi de relais entre la CIA et Lech Walesa, le
dirigeant syndicaliste qui luttait contre l’Union Soviétique.
En 1987, lorsque Ben Ali prit la présidence de la Tunisie, le
pays était très endetté par la crise capitaliste de 1973. De
plus, à cette époque, les idées de Milton Friedman et des ses
Chicago Boys étaient très en vogue. Ces économistes
ultralibéraux pensaient que le marché est une entité capable de
s’autoréguler et que l’Etat ne doit surtout pas s’immiscer dans
l’économie. L’élite technique tunisienne provenant en grande
partie des écoles US était très influencée par les théories de
Friedman. Ben Ali abandonna donc le capitalisme d’Etat en
vigueur au début de l’ère Bourguiba. Sous la supervision du FMI
et de la Banque mondiale, il entama un programme de
privatisations beaucoup plus massif que ce que son prédécesseur
avait déjà amorcé dans les années 70.
Quels furent les effets de cette nouvelle politique
économique ?
Tout d’abord, la privatisation de l’économie tunisienne a
permis à Ben Ali et sa belle-famille, les Trabelsi, de
s’enrichir personnellement. La corruption a atteint un niveau
très élevé et la Tunisie est devenue un pays totalement soumis à
l’impérialisme, dirigé par une bourgeoisie compradore.
Evidemment, Ben Ali et son clan ne disposaient pas de beaucoup
de matières premières à brader aux multinationales occidentales.
Mais ils ont profité du système d’éducation mis en place sous
Bourguiba pour développer une économie de services. En effet, la
main-d’œuvre tunisienne est très diplômée et bon marché à la
fois. Elle attire donc les investisseurs étrangers.
Le tourisme s’est également fort développé au point de
devenir le pilier de l’économie tunisienne. On voit là le manque
de vision politique de l’élite. En effet, aucun pays ne peut
développer son économie sur base du tourisme s’il n’a pas
d’abord développé une base économique nationale. L’industrie du
tourisme consomme énormément mais rapporte très peu au peuple
tunisien. Imaginez plutôt : pendant que des touristes
occidentaux consomment des hectolitres d’eau pour se prélasser
dans des piscines, des jacuzzis ou des terrains de golf, les
pauvres paysans dans le sud du pays affrontent l’assèchement des
sols.
Mais il n’y a pas que les paysans qui ont souffert de cette
politique. Globalement, les conditions sociales du peuple
tunisien se sont détériorées pendant que l’entourage du
président a amassé une fortune colossale. Tout le monde savait
que le régime était corrompu. Alors, pour maintenir ce système,
le régime devait empêcher toute contestation. La répression est
devenue encore plus brutale sou Ben Ali : la simple critique ou
même le désir de modernité et d’ouverture n’étaient plus
autorisés. Une telle situation ne pouvait mener qu’à la révolte
populaire. De plus, en voulant monopoliser pour son clan les
richesses du pays, Ben Ali s’est également attiré les foudres
d’une partie de la bourgeoise traditionnelle tunisienne.
Vous dites que la répression politique était très forte. Y
a-t-il quand-même aujourd’hui, des forces d’opposition capables
de guider la révolution populaire maintenant que Ben Ali est
tombé ?
Les véritables partis d’opposition étaient bannis sous Ben
Ali. Cependant, certains ont continué à exister en sous-terrain.
Par exemple, le premier parti communiste tunisien ne pouvait pas
vivre au grand jour et s’organiser comme n’importe quel parti
politique en démocratie. Mais il a continué à fonctionner en
secret à travers des associations de la société civile
(professeurs, fermiers, médecins, prisonniers…). Le PTPD a ainsi
pu se constituer une base sociale et a tiré une solide
expérience de cette période. C’est exceptionnel dans le monde
arabe.
Je pense que deux défis majeurs attendent maintenant les
partis d’opposition. Tout d’abord, il leur faut sortir de
l’ombre et se faire connaître du grand public en Tunisie.
Ensuite, ils doivent organiser un front de résistance à
l’impérialisme. En effet, les puissances impérialistes cherchent
à maintenir le système Ben Ali sans Ben Ali. On le voit
maintenant avec le gouvernement d’union nationale que les
Tunisiens rejettent, ce qui est très positif. Mais les
puissances impérialistes ne vont pas s’arrêter là. Elles vont
certainement chercher à imposer une commission électorale
internationale pour appuyer les candidats qui défendront aux
mieux leurs intérêts. Il est donc nécessaire de résister à
l’ingérence en créant un front uni pour construire une véritable
démocratie.
Les partis d’opposition sont-ils capables de surmonter
leurs divergences pour créer un tel front ?
Je sais que certaines formations politiques étaient
réticentes à l’idée de s’associer au mouvement
islamo-nationaliste Ennahda. Ce mouvement est apparu dans les
années 80. Il prônait une ligne anti-impérialiste et de fait, a
subi la répression politique. Pourquoi ne pas associer Ennahda
dans un front de résistance à l’ingérence des puissances
étrangères ? La Tunisie est un pays musulman. Il est donc normal
qu’une force politique émerge avec une tendance
islamo-nationaliste. Vous ne pouvez pas empêcher cela.
Mais chacun de ces mouvements doit pouvoir être étudié
séparément, avec ses propres spécificités. C’est ce qu’ont fait
les communistes du PTPD. Ils ont étudié scientifiquement les
conditions objectives qui s’appliquent à la Tunisie. Leur
conclusion est que les communistes et les islamo-nationalistes
ont été victimes de la répression politique et que, même si
leurs programmes divergent, ils partagent une base commune : ils
veulent la fin de la dictature et l’indépendance de la Tunisie.
Les communistes ont donc proposé une alliance avec les
islamo-nationalistes il y a déjà bien longtemps. Bien sûr, le
PTPD ne veut pas faire de la Tunisie un Etat islamique. Son
programme politique diffère de celui d’Ennahda. Mais c’est le
peuple tunisien qui devra juger démocratiquement de ces
différences. Les élections doivent être un concours ouvert à
tous. Voilà la vraie démocratie.
Justement, les partis d’opposition se sont rassemblés dans
le front du 14 janvier pour lutter contre le gouvernement
intérimaire de Mohamed Ghannouchi, un homme de main de l’ancien
président Ben Ali. Un signe encourageant ?
Tout à fait, la Tunisie est sur la bonne voie : tous les
partis d’opposition bannis jusqu’ici ont créé un front uni pour
empêcher que le système de Ben Ali se maintienne sans Ben Ali.
Soulignons également le rôle joué par la base du syndicat UGTT.
La tête de ce syndicat autorisé sous Ben Ali était corrompue et
collaborait avec l’Etat-policier. Mais depuis, la base du
syndicat a fait pression sur ses dirigeants et les membres de
l’UGTT qui faisaient partie du gouvernement de transition ont
démissionné. Même s’il reste beaucoup à faire, la démocratie
gagne les institutions tunisiennes sous la pression du peuple.
Les puissances occidentales s’opposent à cela. Elles veulent
imposer en Tunisie une démocratie de basse intensité où seuls
les « bons » candidats auraient le droit de se présenter aux
élections. Si vous regardez le type de démocratie que les
Etats-Unis apprécient, vous tomberez sur l’Ethiopie. Le
gouvernement US a fourni 983 millions de dollars à ce pays de la
Corne de l’Afrique pour l’année 2010. Cette même
année, le premier ministre Meles Zenawi, en poste depuis 16 ans,
a été réélu avec 99,5 pour cent des voix ! C’est encore mieux
que Ben Ali ! La réalité est là : derrière leurs beaux discours
de soutien au peuple tunisien, les puissances occidentales
continuent de soutenir activement beaucoup d’autres Ben Ali dans
le monde.
Les Etats-Unis ne pourraient-ils pas soutenir d’autres
candidats pro-impérialistes mais qui, aux yeux des Tunisiens, ne
seraient pas associés à l’ère Ben Ali ?
Ce serait difficile. Il y a bien une partie de la bourgeoisie
compradore qui était lésée par le système corrompu de Ben Ali.
Mais cette élite n’est pas assez forte pour contrôler le
mouvement populaire et n’a pas assez d’ancrage dans
l’establishment pour s’imposer.
Les Etats-Unis avaient aussi pensé à une autre stratégie : il
y a quelques mois, alors que Ben Ali était encore au pouvoir,
l’ambassadeur US a rendu visite à un leader communiste en
prison. Officiellement, une simple visite d’observation dans le
cadre du respect des droits de l’homme. Officieusement, les
Etats-Unis anticipaient le départ de Ben Ali et voulaient tâter
le terrain. Leur objectif était de monter les communistes contre
les islamo-nationalistes, diviser la résistance à l’impérialisme
pour mieux l’affaiblir. Mais les communistes tunisiens ne sont
pas tombés dans le panneau. Ils connaissent très bien cette
stratégie mise au point par Henry Kissinger dans les années 80
au Moyen-Orient. Ils ont publié une très bonne étude sur le
sujet et savent qu’ils ne doivent pas recevoir des ordres de
l’extérieur ni adhérer à des idéologies fabriquées par des
puissances étrangères.
Pourquoi les Etats-Unis ont-ils abandonné Ben Ali ?
Avait-il été trop loin dans l’enrichissement personnel ? D’après
un câble Wikileaks, l’ambassadeur US était très critique envers
le système quasi-mafieux du président tunisien, la corruption
organisée faisant obstacle aux investissements des entreprises
étrangères.
Ce n’est pas le problème. Les Etats-Unis ne s’inquiètent pas
de la corruption. Au contraire, c’est un élément-clé du système
de domination US sur les pays du Sud. En réalité,
Washington était conscient de la situation interne en Tunisie et
savait que Ben Ali ne serait plus en mesure de gouverner. Les
Occidentaux doivent maintenant s’assurer que le remplaçant de
Ben Ali continuera à défendre leurs intérêts. L’enjeu est de
taille. La crise capitaliste cause de sérieux problèmes en
Occident. A côté de cela, la Chine monte en puissance et accorde
aujourd’hui plus de prêts que la Banque Mondiale et les
puissances impérialistes réunis. Elle veut même racheter une
partie importante de la dette de la zone euro d’une part parce
qu’elle a des intérêts économiques avec les pays européens,
d’autre part pour diviser les puissances impérialistes, l’Union
Européenne étant historiquement associée aux Etats-Unis.
Dans pareil contexte, le mouvement populaire tunisien, sous
l’égide d’un leadership révolutionnaire, pourrait instituer un
gouvernement indépendant et profiter de cette situation d’un
monde multipolaire. Les puissances impérialistes craignent que
les pays qui étaient traditionnellement sous sa domination
deviennent économiquement indépendants en se tournant aussi vers
la Chine. La Tunisie pourrait construire des relations avec le
géant asiatique en développant ses ports commerciaux. Et cela
remettrait sérieusement en cause le concept de dialogue
méditerranéen, cette extension de l’Otan aux pays de la
méditerranée qui n’est pas un dialogue mais un pur instrument de
domination occidentale.
Un autre pays qui semble redouter la démocratie en Tunisie
et dans la région : Israël. Le vice-premier ministre Silvan
Shalom déclarait peu après la chute de Ben Ali que le
développement de la démocratie dans les pays arabes menacerait
la sécurité d’Israël. Ce pays, souvent qualifié de seule
démocratie du Moyen-Orient, aurait-il peur de la concurrence ?
Sous une façade démocratique, Israël est un Etat fasciste, un
Etat d’apartheid. Dans la région, il ne peut donc s’allier
qu’avec des Etats dictatoriaux répressifs, dirigés par des
bourgeoisies compradore qui affaiblissent le corps de la nation
arabe. Actuellement, ces Etats arabes sont des pays riches
habités par des gens pauvres. Mais si un gouvernement
démocratique, dans le sens complet du terme, émerge, il
renforcera économiquement la nation arabe dans son ensemble. Et
ce développement économique mènera à une alliance des pays
arabes contre l’Etat raciste qui opprime les Palestiniens.
Israël redoute cela évidemment.
De plus, il y a un très fort décalage entre les positions
officielles des dictatures arabes et le sentiment populaire à
propos du conflit israélo-palestinien. Depuis que le président
égyptien Sadate s’est rendu en Israël en 1977, la position de
l’Egypte est : « nous voulons la paix ». Mais il s’agit d’une
position imposée par la force à la population. Et l’actuel
gouvernement égyptien ne se contente pas de maintenir des
relations pacifiques avec Tel-Aviv. Il participe activement à
l’étranglement de Gaza, alors que la majorité des Egyptiens est
solidaire des Palestiniens.
C’est pareil pour l’alignement des dictatures arabes sur la
politique de Washington. La Tunisie, l’Arabie Saoudite ou
l’Egypte sont des alliés des Etats-Unis alors que les
populations de ces pays sont anti-impérialistes. J’étais en
Egypte lorsque Mountazer al-Zaïdi, le journaliste irakien,
a lancé ses chaussures sur Georges W. Bush. La population
égyptienne l’a célébré comme un héros. J’entendais des pères
vouloir marier leur fille avec le journaliste. Et pourtant, le
président égyptien Hosni Moubarak est l’un des plus fidèles
alliés de Washington.
Pensez-vous que la révolution tunisienne, par un effet
domino, pourrait entraîner la chute d’autres dictatures dans le
monde arabe ?
70% de la population des pays arabes a moins de trente
ans et ne connait que le chômage, la répression policière et la
corruption. Mais tous ces jeunes veulent vivre. Et pour vivre,
ils ont besoin de changement. C’est la réalité de chaque pays.
Il n’y a donc même pas besoin d’un effet domino, les conditions
objectives sont réunies pour que d’autres révolutions éclatent.
Les populations ne veulent plus vivre comme avant. Mais de
leur côté, les classes dirigeantes sont-elles incapables de
gouverner comme avant ?
Evidemment. Et on le voit en Egypte actuellement. Il y
a des policiers partout dans ce pays. Mais il est impossible de
tout contrôler. Un Etat-policier a ses limites et ceux du monde
arabe les ont atteintes.
De plus, l’information joue un rôle très important
aujourd’hui. Les Tunisiens, les Egyptiens et les peuples du
Tiers-Monde sont mieux informés grâce à Al-Jazeera d’un
part ainsi qu’Internet et ses réseaux sociaux d’autre part.
L’évolution des technologies de l’information a augmenté le
niveau d’éducation et de conscience des gens. Le peuple n’est
plus une masse de paysans illettrés. Vous avez beaucoup de
jeunes très malins, avec un certains sens pratique, capables de
contourner la censure et de mobiliser sur Internet.
Y a-t-il dans ces pays des forces d’opposition capables de
guider des révolutions populaires ?
Pourquoi la répression serait-elle si importante si ces
dictateurs n’étaient pas en danger ? Pourquoi cette bourgeoisie
compradore, tellement cupide, dépenserait-elle autant d’argent
dans l’appareil répressif si elle ne craignait pas d’être
renversée ? S’il n’y avait pas d’opposition, tout cela ne serait
pas nécessaire.
Du côté des observateurs occidentaux, beaucoup craignent
que la chute de ces régimes arabes favorise la montée de
l’islamisme. Comme le résume si finement Christophe Barbier,
directeur de la rédaction de l’Express, « mieux vaut Ben Ali que
les barbus ». Ces craintes sur la montrée de l’islamisme
sont-elles fondées ?
L’islamisme est devenu le préservatif de l’impérialisme. Les
puissances occidentales justifient leur stratégie de domination
dans le monde-arabo musulman sous couvert de lutter contre
l’islamisme. On trouve des islamistes partout aujourd’hui.
Bientôt, on trouvera même des traces d’Al-Quaïda sur Mars si ça
s’avère utile pour les impérialistes !
En réalité, l’Occident a toujours eu besoin de s’inventer un
ennemi pour justifier ses visées hégémoniques et ses incroyables
dépenses militaires (financées par les contribuables). Après la
chute de l’Union soviétique et la disparition de l’ennemi
communiste, c’est l’islamisme et Al-Quaïda qui ont joué les
rôles des vilains méchants.
Mais l’Occident n’a aucun problème avec l’islamisme. Il
s’accommode très bien de ce courant dans des pays comme l’Arabie
Saoudite. Il a d’ailleurs lui-même favorisé la montée de
mouvements islamistes pour contrer le nationalisme arabe à une
époque. Le véritable problème pour l’Occident, c’est
l’anti-impérialisme. C’est pourquoi il tente de discréditer
n’importe quel mouvement populaire dans le monde arabe qui soit
opposé à ses intérêts en y apposant le label « islamiste ».
Enfin, il ne faut pas être très malin pour penser que les
dictatures arabes constituent des remparts contre la montée du
fanatisme religieux. Au contraire, ces régimes répressifs ont
conduit une partie de la population à se radicaliser. Qui
pourrait se permettre de dire que tel ou tel peuple n’a pas
droit à la démocratie ? Dans un pays réellement démocratique,
différentes forces politiques peuvent émerger. Mais la
bourgeoisie compradore au pouvoir dans les dictatures arabes ne
peut pas convaincre la population. Elle ne peut même pas
l’affronter de face. Pour défendre les intérêts impérialistes,
vous devez donc empêcher d’autres forces politiques d’émerger
car elles seront susceptibles de convaincre le peuple face à une
élite corrompue. L’Occident a toujours cherché à maintenir les
dictatures qui servaient ses intérêts en agitant l’épouvantail
de l’islamisme. Mais les peuples arabes ont besoin de
démocratie. Ils réclament cela aujourd’hui et personne ne
peut aller contre ces revendications.
Mohamed Hassan est un spécialiste de la
géopolitique et du monde arabe. Né à Addis Abeba (Ethiopie), il
a participé aux mouvements d’étudiants dans la cadre de la
révolution socialiste de 1974 dans son pays. Il a étudié les
sciences politiques en Egypte avant de se spécialiser dans
l’administration publique à Bruxelles. Diplomate pour son pays
d’origine dans les années 90, il a travaillé à Washington, Pékin
et Bruxelles. Co-auteur de L’Irak sous l’occupation (EPO, 2003),
il a aussi participé à des ouvrages sur le nationalisme arabe et
les mouvements islamiques, et sur le nationalisme flamand. C’est
un des meilleurs connaisseurs contemporains du monde arabe et
musulman.
Le dossier Tunisie
Dernières mises à
jour
|