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Entretien avec Lounis Aggoun (1/2)
Algérie : Les années
de sang et les complicités de la France
Silvia Cattori
Jeudi 14 octobre 2010
L’indépendance n’a pas permis à l’Algérie de sortir de la
violence. Loin s’en faut. Le pouvoir n’a pas été rendu au
peuple, mais a été accaparé par un groupe, initialement choisi
par la France pour protéger ses intérêts. Pour se maintenir, ce
groupe n’a pas hésité à manipuler des islamistes et à plonger le
pays dans un nouveau cycle de violence. Dans un ouvrage
documenté, « La colonie française en Algérie. 200 ans
d’inavouable », Lounis Aggoun dénonce un système élaboré par
des Algériens avec le soutien de la France, puis des Etats-Unis,
au détriment de tout un peuple.
Silvia Cattori : Votre ouvrage « La
colonie française en Algérie. 200 ans d’inavouable » [1]
est très impressionnant. 600 pages, denses, captivantes,
s’appuyant sur une ample documentation, qui parlent avec
empathie d’un peuple maltraité, mis à genoux. On comprend que
c’est là le récit d’un homme meurtri par la souffrance de son
peuple, résolu à se confronter à cette réalité brutale, à la
vérité. Est-ce comme cela que vous le vivez ?
Lounis Aggoun [2] :
Je ne souhaite pas mêler mes écrits au flot intarissable de
contresens et de contrevérités qui font office de littérature
sur l’Algérie. Comment ne pas être meurtri lorsqu’on est le
témoin permanent du spectacle de son peuple martyrisé ? Comment
ne pas être révolté ensuite de voir le tyran se draper de vertu
et se présenter comme le garant de la liberté, le meurtrier, le
violeur, le voleur, le voyou, en somme tout ce qui fait l’Etat
algérien, venir quotidiennement nous asséner ses leçons de
morale ? Il n’y a pas de juste milieu dans le drame algérien. Il
y a d’un côté le territoire des colons (les nouveaux s’entend)
et de l’autre celui des colonisés, qui vivent une réalité
affreuse. Une fois que l’on a pris conscience de cela,
pouvons-nous simplement vaquer à nos occupations ? J’ai beau
essayer, je n’y arrive pas.
Silvia Cattori : L’histoire récente de
l’Algérie, de ses relations avec la France, relève du mensonge
permanent, dites-vous dans votre livre. La France, voulant
préserver coûte que coûte ses intérêts stratégiques en Algérie,
a-t-elle vraiment œuvré de façon à ce que, après 1962, l’Algérie
ne puisse pas accéder à la pleine possession de sa
souveraineté ? L’Algérie comptait-t-elle davantage pour la
France, que d’autres anciennes colonies ?
Lounis Aggoun : Les choses ne se présentent
pas de façon aussi manichéenne. Cela dit, l’œuvre faussement
libératrice du général de Gaulle en Afrique est connue. Comment
croire qu’il ait conçu en Algérie le projet contraire à celui
qui était le sien dans le reste du continent ? Cela ne revient
pas à dire qu’il souhaitait le malheur des Algériens. Loin s’en
faudrait. Mais entre son projet, d’une Algérie indépendante
entre les mains d’un pouvoir garant des intérêts français (cela,
ce sont ses propres propos qui l’attestent) et la concrétisation
(une dictature abominable qui a exacerbé toutes les turpitudes
de l’ancien colon), il y a une marge et un fleuve de sang. Les
dérives du pouvoir après le cessez-le-feu du 19 mars 1962 sont
de la responsabilité des Algériens (quelles que soient les
influences extérieures, qui sont réelles). Mais le mensonge
originel (et il est colporté par ceux-là mêmes qui prétendent
militer pour la vérité et l’histoire) consiste, un demi-siècle
après, à nier qu’au départ il y a une volonté du pouvoir
français de noyauter l’administration algérienne. Après, c’est
une trivialité de dire que l’apprenti-sorcier a perdu le
contrôle de sa créature diabolique. C’est tout cela que j’ai
souhaité documenter dans cet ouvrage, en m’appuyant non pas sur
des racontars mais sur les déclarations des plus hauts
responsables concernés au sein de l’Etat français et du pouvoir
algérien. La vérité est là, écrite par bribes. J’ai simplement
réuni les bribes et la vérité émerge, aveuglante. Il suffit de
vouloir la regarder en face, pour tenter de reconstruire le
futur sur des assises saines ; ou détourner les yeux et
continuer à fonder les relations entre les deux pays sur des
sables mouvants. Les faiseurs d’opinion pourront continuer (je
ne me fais aucune illusion) à prétendre que la France n’est pour
rien dans le désastre algérien après l’indépendance et que ceux
qui affirment le contraire ne sont que des excités immatures ;
les faits sont accablants et la démonstration restera.
Silvia Cattori : L’affirmation que
l’Indépendance a été suivie « d’une première décennie
d’élimination des élites et de noyautage » met à mal la
vision romantique qui avait cours dans les années 60-70, d’une
Algérie socialiste triomphante, admirable, toute engagée dans le
soutien des mouvements de libération, dotée de brillants
diplomates, forte d’une remarquable politique étrangère ?
Etait-ce une vision totalement erronée ? Pouvez-vous
expliciter ?
Lounis Aggoun : Entre les envolées lyriques
de Houari Boumédiène [3]
sur la scène internationale et la réalité qu’il imposait au
peuple algérien, il y a la différence entre le jour et la nuit.
Et comme dans toute illusion, les déconvenues sont d’autant plus
douloureuses que le rêve était beau. Quant aux brillants
diplomates (et il n’est pas question de dire qu’il n’y en eut
pas), ils n’ont servi que de caution à des politiques qui
relèveraient du crime contre l’humanité si une justice
internationale pouvait se pencher sur la question. Au demeurant,
la réponse à votre question est simple : la qualité de cette
administration peut aisément se mesurer au fait que l’un de ses
plus éminents membres, Abdelaziz Bouteflika, est devenu
président en 1999, près de quarante ans après avoir jeté les
jalons de la dictature algérienne ; et qu’il poursuit son œuvre
dévastatrice en ce moment même. Il faut toujours se méfier des
histoires romantiques. C’est la vocation de l’élite de ne pas y
sombrer. Or, des observateurs et les commentateurs de tous
ordres continuent de colporter des sornettes qui justifient le
maintien d’un pouvoir dont ils se prétendent les opposants.
Silvia Cattori : Vous avez sans doute des
raisons qui vous permettent d’associer Ahmed Ben Bella à
Boumediene et Bouteflika. Ben Bella, invité à la tribune de
grands rassemblements, et fort applaudi, comme je l’ai constaté
au Forum social européen (FSE) à Florence en Italie, en novembre
2002, demeure très estimé. Qu’a-t-il en commun avec eux ?
Lounis Aggoun : Ben Bella, c’est l’homme qui
a confisqué la liberté aux Algériens. À ce titre, il endosse la
plus lourde responsabilité dans le malheur de son peuple. Depuis
qu’il a été déchu, je ne crois pas avoir entendu dans sa bouche
un début d’autocritique. Au contraire, chaque fois qu’il
intervient, c’est pour accabler les meilleurs cadres politiques
de la Révolution et pour justifier le sort qui leur a été
réservé (souvent leur meurtre). Qu’il fasse illusion dans les
forums mondiaux est significatif de l’efficacité du travail des
historiens et des journalistes. Quant aux organisateurs de ces
forums, ils sont souvent ceux-là mêmes qui ont été bercés par
l’aventure romantique que vous évoquez ; et ils ne souhaitent
pas plus que les autres qu’on détruise leurs idoles. Ils sont
nombreux dans la mouvance communiste qui, après s’être trompés
en 1938 en soutenant Staline (avant de se ressaisir – une fois
n’est pas coutume – dans la Résistance), puis en 1956 en votant
les pouvoirs spéciaux à l’armée (ils soutiendront de la même
façon une autre sale guerre en 1992, en prétendant vouloir
sauver les Algériens d’eux-mêmes, et en relayant une politique
proprement génocidaire, baptisée sans complexe « éradication »),
ont cru se refaire une virginité en soutenant le pouvoir
totalitaire qui s’installait en Algérie. Ils ont fait de ce
soutien l’œuvre positive de leur vie. On aura alors beau les
mettre aujourd’hui face à l’évidence, ils préféreront détourner
les yeux.
Mais votre question mérite d’être élargie. Lorsqu’on découvre
les affres du pouvoir actuel, les crimes du précédent paraissent
en comparaison véniels (les 200 000 morts de la décennie 1990
sont un crime de masse ineffaçable, mais les menées
destructrices à l’œuvre en ce moment auront à long terme des
conséquences plus graves encore). Au vu de la décennie 1990,
celle de 1980 avec Chadli paraît avec le recul somme toute assez
douce. Et si l’on tient compte des affres de la décennie 1980 de
Chadli, le règne de Boumediene paraît relever de l’âge d’or de
l’indépendance algérienne. Connaissant les abominations du
régime de Boumediene, l’ère de Ben Bella (où s’est pourtant
fondée la dictature) paraît donc relever d’une époque de rêve.
Outre que le temps apaise les malheurs engendrés par les
pouvoirs successifs, cela traduit la descente inexorable aux
enfers des Algériens. C’est cette réalité que j’ai aussi voulu
retracer dans ce livre. Quant aux organisateurs de forums
sociaux, il n’est jamais trop tard pour sortir de l’univers
onirique où ils se complaisent et l’on peut espérer qu’ils
cesseront de mêler leur énergie à celle des extrêmes qu’ils
prétendent combattre…
Silvia Cattori : Tous les chapitres de
votre livre sont passionnants et méritent débat. J’aimerais
m’entretenir avec vous en particulier de ces événements que vous
décrivez avec précision et qui, dès 1988, préparent le pire. Je
crois que peu de gens savent ce qui s’est réellement passé tout
au long de ces « années de sang ». Tout cela est terriblement
accablant. Jusqu’à quel point le visage de l’Algérie a-t-il été
bouleversé à jamais ? Quand pourra-t-on dire que tout cela
appartient au passé ?
Lounis Aggoun : Un peuple en cage ; voilà ce
que sont les Algériens aujourd’hui. Pour s’en échapper, des
hommes et des femmes liquident tous leurs biens pour s’acheter
un hypothétique passage en Europe. Sur des barques délabrées qui
coulent sitôt en haute mer, ou sur des bateaux en courant le
risque d’être jetés par-dessus bord par des équipages qui ne
souhaitent pas avoir des ennuis avec les services d’immigration
des pays où ils accostent. Si l’âme du peuple algérien s’échine
à échapper à la furie, le paysage dans lequel évolue la
population a été quant à lui totalement abîmé.
Les Algériens souhaitaient la liberté ; on les a plongés dans
la dictature. Ils ont voulu imposer la démocratie en 1988 ; on
les a plongés dans l’horreur. Aujourd’hui, ils ne connaissent
que des ennemis : ceux-ci se bousculent devant chez eux pour
s’accaparer les richesses (pétrole, gaz, minerais, …) que recèle
leur sous-sol. Il y a aussi ceux qui vendent des armes au régime
qui les assassine. Ceux qui voudraient les sauver de leur
prétendue propension à la barbarie et qui viennent expérimenter
sur eux l’arsenal de la terreur. Ceux qui les accusent de tous
les malheurs du monde et qui, au nom de cela, s’arrogent le
droit de les piller. N’oublions pas les médias et les élites
occidentales qui désinforment à leur sujet quand elles
s’expriment sur eux et qui se volatilisent lorsqu’il devient
impératif de les défendre. Dans dix ans, on découvrira que les
opérations qui se mènent aujourd’hui – par un gouvernement qui
est reçu en grande pompe dans les salons occidentaux – relèvent
de crimes contre l’humanité. Et l’on assistera alors non pas à
la condamnation de ces crimes, mais à l’élaboration de nouveaux
crimes plus abominables encore, qui empêcheront l’opinion
occidentale de s’appesantir sur ceux d’aujourd’hui. Et
aujourd’hui donc, naturellement, pour éviter que soient traités
les crimes de la décennie 1990, le pouvoir est en train de
tenter de corrompre la population dans ce qu’elle a de plus
intime, ses ressorts sociaux. Et ce pays que je vous décris est
dépeint dans les colonnes des médias français comme un Eldorado
économique, un exemple de démocratie.
Silvia Cattori : Aujourd’hui, il est
devenu clair pour vous que le Groupe islamique armé (GIA) était
une émanation de la Sécurité militaire algérienne, une
« organisation écran ». Cela était-il déjà clair pour vous dans
les années 90 ?
Lounis Aggoun : Cela était clair pour les
rescapés des massacres à l’instant même où ils enterraient leurs
proches. Mais que vaut la parole d’un supplicié quand personne
ne consent à l’écouter, et même à l’entendre ? Il suffit de ne
pas se départir de ce qui est le propre de l’homme, la faculté à
raisonner, pour savoir que si certains attentats étaient bien
l’œuvre des islamistes radicaux, les plus emblématiques, ceux
qui ont eu le plus grand retentissement en Occident, étaient
bien trop bénéfiques pour le régime, et pour lui seul, pour ne
pas être suspects : il était essentiel que l’on ne s’interroge
pas sur l’identité de leurs véritables commanditaires. Mais que
vaut de savoir, que vaut même que tout le monde sache si les
seules paroles que l’on entende dans les médias français,
aujourd’hui, 10 ou 20 ans après les faits, ressassent la même
rengaine falsificatrice. Ceux qui, il y a quinze ans,
affirmaient déjà que les émirs les plus sanguinaires, Djamel
Zitouni et Ali Touchent par exemple, étaient des agents du DRS
(Département du renseignement et de la sécurité) comptent parmi
les grands responsables des services de sécurité français. C’est
l’un de ces secrets de Polichinelle. Cela n’empêche pas les
médias de faire comme si personne ne savait et de débiter des
contresens à longueur de journal.
Silvia Cattori : Ceux qui sont au courant
de ces pratiques secrètes relevant de la « stratégie de la
tension », utilisées par les États à l’insu de leurs citoyens, [4]
savent, ou peuvent immédiatement comprendre, que tout ce que
vous décrivez et qui paraît appartenir à l’inimaginable est
malheureusement bien réel, à savoir qu’une poignée de généraux
algériens ont délibérément plongé leur propre pays dans le chaos
dans le but d’en accuser le Front Islamique du Salut (FIS), [5],
et que la « guerre d’éradication » contre les islamistes avait
des mobiles cachés. Mais le grand public, qui est désinformé,
qui ignore tout de ces stratégies machiavéliques, comment
pourrait-il imaginer que les coupables ne sont pas les
islamistes mais les généraux qui les manipulent ? Le peuple
algérien sait-il ce qui se trame véritablement ?
Lounis Aggoun : D’abord, pour être viable,
un gros mensonge doit se fonder sur une part de vérité. Des
islamistes radicaux, il y en a eu en Algérie et il y en a
toujours. Des islamistes désireux de plonger le pays dans la
terreur, il y en a. Des islamistes qui souhaitent rééditer
contre le colon intérieur les « exploits » de la génération de
1954, il y en a. Mais, comme dans toute société, ils sont une
ultra-minorité, que les ressorts démocratiques existant auraient
pu cantonner dans cette dimension marginale. Le pouvoir, dont
les desseins détestables sont avérés, a planifié (il s’agit
d’une préméditation et non pas d’une dérive) de se greffer sur
cette minorité, qu’il a grossie de ses propres effectifs, pour
pousser les islamistes non pas à la modération mais à la
radicalisation. À titre d’exemple, le « majliss echoura »
du FIS, son instance dirigeante, est passé à un moment sous le
contrôle absolu du DRS ; certains de ses dirigeants sont
aujourd’hui des ministres de Bouteflika ou des députés et
offrent leur pays au pillage international. De tous les leaders
de premier rang, seul Ali Benhadj était sans doute un homme
sincère.
Comment échapper à la désinformation ? Les Algériens savent
et ne sont pas dupes. Je ne parle évidemment pas des Algériens
que les journalistes et les entrepreneurs français croisent dans
les bars de l’Alleti ou l’Aurassi et pour qui la vie est belle.
Je parle de l’Algérie profonde, l’Algérie du troisième collège.
Quant aux Français qui souhaitent échapper à l’aveuglement, ils
savent qui il faut lire et qui il faut écouter. J’ajouterais que
« les Français de la France profonde » subissent aujourd’hui les
mêmes coups de boutoirs de la part de l’Etat français et sont
victimes au même titre que les Algériens. C’est pour cela que
dire la vérité, entière, quand on la connaît, partout où
l’occasion se présente, est une opération de salubrité publique,
qui dépasse le cadre de l’Algérie. Car le monde entier prend un
bien mauvais chemin, et ce qui est devenu le quotidien des
Algériens risque fort de se « globaliser ». Et l’on accusera
ensuite les Français de ne pas avoir été assez courageux pour
parer des offensives contre lesquelles ils seront alors devenus
impuissants…
Mais votre question doit être examinée avec plus de recul. Dans
une manipulation, il ne faut pas confondre manipulateur et
manipulé(s), tout comme il faut distinguer le désinformateur des
personnes qu’il abuse. Il ne faut pas retomber dans ce travers
algérien qui consiste à accuser la victime d’être victime. Une
société reste complexe. Et si la grande masse consacre le peu
d’énergie dont elle dispose pour s’en sortir, se dépêtrer de la
glu où on l’a piégée, elle ne peut pas être accusée d’être mal
informée, d’être mal avisée. Le tort en revient à ceux dont la
vocation est de l’informer et de l’aviser. Je ne crois pas que
le peuple aime qu’on lui mente. En tout état de cause, tous ceux
que j’ai croisés à la suite de mes interventions m’ont demandé,
sitôt leur lecture achevée, de leur en dire davantage et m’ont
même parfois sermonné d’avoir atténué l’âpreté d’une
information. Aucun parmi eux ne m’a jamais accusé d’en avoir
trop dit. En revanche, la plupart des « gardiens des lignes
éditoriales » qui m’ont sollicité pour écrire se sont empressés
de me poser des garde-fous. M’ont reproché d’en dire trop, de
décrire une vérité trop crue. En somme, ils me demandent de
maquiller la vérité pour, pensent-ils, ne pas effaroucher le
lecteur. Ignorent-ils que la moindre brèche dans une vérité
empoisonne cette vérité et la tue ?
Silvia Cattori : Durant ces années de
répression sauvage, François Mitterrand était au pouvoir en
France. Vous ne semblez pas avoir apprécié les implications de
son gouvernement dans ce dossier. Celui-ci a-t-il favorisé la
politique de ces généraux algériens qui multipliaient les
opérations sanglantes contre leur peuple ? Les a-il réellement
considérés comme « le rempart contre l’islamisme radical du
FIS » ?
Lounis Aggoun : L’alibi du « rempart contre
le terrorisme » est commode. C’est une grosse ficelle pour
masquer des rapts à grande échelle. La responsabilité de
François Mitterrand est monumentale. Je l’ai démontrée. Mais
Mitterrand est un homme et la politique est œuvre collégiale. Il
a présidé des gouvernements de gauche, et des gouvernements de
droite. De tous les hommes politiques qui l’ont entouré, ils ne
sont pas nombreux à pouvoir se targuer d’avoir montré un sens de
l’honneur concernant les relations avec l’Algérie. Si la
responsabilité est partagée, celle de François Mitterrand crève
tous les plafonds en ce sens qu’il avait le pouvoir d’agir dans
un sens noble et il a systématiquement agi de façon détestable.
Il y aurait des livres entiers à écrire sur la question…
Cela étant, les dangers de l’islamisme radical ne doivent pas
être minimisés. Et bien des anciens leaders du FIS (ceux qui
aspiraient à redonner au peuple algérien sa dignité, même au
prix de contorsions culturelles discutables) endossent une
lourde responsabilité pour avoir, par inadvertance, contribué à
plonger le pays dans le chaos. Pire, 20 ans après les faits, ils
se murent encore dans le silence et refusent d’apporter le
témoignage qui pourrait aider les observateurs à comprendre
mieux l’histoire récente de leur pays. En d’autres mots, ils
refusent délibérément d’aider leur peuple à connaître la vérité
qui lui permettrait de s’affranchir des tyrannies qu’il subit.
Exemple parmi d’autres, il est plus qu’évident qu’Abassi Madani,
leur chef, travaillait main dans la main avec le DRS. Ils sont
nombreux à pouvoir apporter leur témoignage. Ils ne le font pas.
Cette faute est encore plus mortelle que les conséquences de
leur amateurisme d’il y a 20 ans.
Silvia Cattori : L’Elysée ne pouvait pas
ignorer que les attentats qui faisaient des milliers de morts
étaient contrôlés par les services secrets algériens. Quel
intérêt avait la France à mettre un terme au processus de
démocratisation en Algérie et à se servir de
l’instrumentalisation de la menace islamiste ?
Lounis Aggoun : La réponse à votre question
peut tenir en un livre. C’est même celui que je viens de faire
publier. L’intérêt de la France et de François Mitterrand n’est
pas de ces choses auxquelles on peut répondre ponctuellement par
un oui ou un non. C’est affaire de dynamiques, d’engrenages, de
realpolitik, de prédations économiques, de chantages, de
préjugés, d’esprits de revanche mal consommé, de peur parfois,
etc. Il ne faut d’ailleurs pas confondre l’intérêt de la France
et celui de ses gouvernants. Chaque jour qui passe montre qu’ils
sont mêmes antinomiques.
Silvia Cattori : Pour n’avoir pas accepté
la poursuite du processus démocratique en Algérie, et avoir
approuvé l’interruption par la force de l’accès au pouvoir du
Front Islamique du Salut (FIS), les puissances occidentales ont
donc permis aux généraux algériens d’ouvrir les portes de
l’enfer ?
Lounis Aggoun : Encore une fois, les
dynamiques et les engrenages à l’œuvre s’étalent sur des années,
des décennies. Si l’on avait expliqué aux dirigeants français
que l’interruption de la démocratie en Algérie en 1991
engendrerait la décennie morbide que l’on a connue, sans nul
doute qu’ils auraient réfléchi à deux fois. Mais l’art d’un
manipulateur est de faire que les décisions et les actes qu’il
demande d’entériner ou de soutenir masquent les conséquences qui
en découleraient. Une fois que les conséquences se révèlent, il
est trop tard, il faut faire avec le réel, et éviter que les
choses empirent, et donc soutenir une dictature qu’il suffit de
présenter comme un rempart contre le pire.
Mais avant d’aller plus loin, je voudrais rétablir un fait.
On prétend depuis 20 ans que la démocratie en Algérie va porter
les islamistes au pouvoir. Il n’y a rien de plus faux. Les
islamistes, au plus fort de leur mobilisation, c’est-à-dire à un
moment où le régime a neutralisé toutes les forces démocratiques
et aidé le FIS à se structurer, n’ont pas joui d’une popularité
dépassant 30 %. En juin 1991, des élections législatives
auraient dû porter au pouvoir une coalition démocratique. Les
généraux algériens ont simulé une guerre civile qui a duré une
nuit pour mettre fin au processus démocratique et éliminer le
seul gouvernement qui ait œuvré dans l’intérêt du peuple
algérien, le gouvernement Hamrouche. Sitôt le processus
électoral interrompu (avec les applaudissements du pouvoir
français), le DRS a désigné un gouvernement avec pour objectif
de lancer un autre processus électoral dont l’objectif était de
faire gagner le FIS et de justifier la fin de la démocratie que
le peuple ne méritait pas. Six mois d’une gigantesque
manipulation après, le général Larbi Belkheir, maître d’œuvre de
cette opération, annonce cette victoire soigneusement planifiée
des islamistes. On connaît la suite.
Silvia Cattori : Qu’en est-il, depuis la
disparition de Larbi Belkheir et Smaïn Lamari, des relations
entre le régime de Bouteflika et l’Elysée ? Et des actes que
l’on attribue à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) ? Qui se
cache derrière ce nom ?
Lounis Aggoun : La réponse à votre question
tient en une phrase : L’AQMI et le DRS sont une même
organisation. Le reste est littérature. Les déboires de la
France avec le pouvoir algérien viennent de ce que ses plus
fidèles agents (Larbi Belkheir et Smaïn Lamari) sont décédés
respectivement en 2010 et en 2007. La France se retrouve donc
avec un interlocuteur qui n’est pas dans les mêmes dispositions
à leur égard. Le maître actuel du régime, Toufik Mediene,
préfère jouer d’autres cartes, américaine, chinoise, etc. C’est
cette guerre souterraine qui se traduit sur le terrain par des
enlèvements, et des humiliations à répétition infligées par
l’AQMI (le DRS) à la France. Le pire, c’est que ni les hommes
politiques, ni les journalistes, qui ont pratiqué le mensonge
permanent, ne peuvent expliquer les vrais dessous. Et ce sont
les experts-imposteurs habituels que l’on retrouve sur tous les
plateaux de télévision. Des manipulateurs pour qui la vie des
otages compte pour quantité négligeable.
Silvia Cattori : Vous revenez à maintes
reprises sur le rôle de Jack Lang, Hubert Védrine, Jean-Louis
Bianco, Jacques Attali. Pourquoi ces personnages-là, si prisés
par nos médias encore aujourd’hui, sont-ils plus
particulièrement blâmables ?
Lounis Aggoun : Ces hommes sont quelques-uns
des bons conseillers du pouvoir de l’ombre en Algérie, autour de
Larbi Belkheir. Ils sont donc, à des degrés divers, les
architectes de l’œuvre de cet homme : la destruction de
l’Algérie et le renvoi de son peuple dans les affres d’une
colonisation pire que la colonisation, et qui n’ose pas dire ce
qu’elle est…
[1]
L’ouvrage de Lounis Aggoun,
La Colonie française en Algérie. 200 ans
d’inavouable, éditions Demi
Lune, 2010, est disponible en français. Pour vous informer et
pour soutenir notre réseau de presse, achetez-le à la
librairie du
Réseau Voltaire.
[2]
Lounis Aggoun, journaliste indépendant, né en Algérie, vit
aujourd’hui à Paris. Il a également coécrit avec Jean-Baptiste
Rivoire « Françalgérie,
Crimes et mensonges d’États »,
La Découverte,
2004, un livre qui révèle les dessous de la « sale guerre ».
[3]
Houari Boumédiène, né en 1932, a exercé la fonction de président
de la République algérienne du 19 juin 1965 jusqu’à sa mort le
27 décembre 1978.
[4]
Cette stratégie est fort bien illustrée par les recherches de
Daniele Ganser établissant que les attentats des années 80 en
Italie étaient fomentés par les services secrets de la CIA et
des armées secrètes de l’OTAN.
Voir : « Le
terrorisme non revendiqué de l’OTAN »,
par Silvia Cattori, Réseau Voltaire,
29 décembre 2006.
L’ouvrage du professeur Daniele Ganser,
Les Armées Secrètes de l’OTAN,
éditions Demi Lune, 2007, est disponible en français. Pour vous
informer et pour soutenir notre réseau de presse, achetez-le à
la
librairie du Réseau Voltaire.
[5]
Les élections municipales du 12 juin 1990 donnent une majorité
absolue aux islamistes. Fin 1991, le pouvoir annule les
élections municipales dont le premier tour a vu la victoire du
FIS. C’est le début d’une guerre terrible.
Entretien de Silvia
Cattori avec Lounis Aggoun (2/2)
Silvia Cattori, Journaliste suisse indépendante, de langue maternelle
italienne. Les années qu’elle a passées outre-mer, notamment en
Asie du Sud-Est et dans l’Océan indien, en contact étroit avec
le milieu de la diplomatie et des agences des Nations Unies, lui
ont donné une certaine compréhension du monde, de ses mécanismes
de pouvoir et de ses injustices. En 2002, elle fut témoin de
l’opération « Bouclier de protection », conduite par Tsahal en
Cisjordanie. Elle se consacre depuis à attirer l’attention du
monde sur le sort subi par le peuple palestinien sous occupation
israélienne.
Auteur de
Asie du Sud-Est, l’enjeu thaïlandais (éd L’Harmattan,
1979).
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