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Par Fériel Berraies Guigny. Paris
Psyché orientale quelles
différences et déchirures ?
Karim Jbeili est psychanalyste et
psychologue. Natif d’Égypte, il a fait ses études en France et
exerce à Montréal depuis 1976, en milieu hospitalier et en
cabinet. Il est membre fondateur du Cercle lacanien d’études
freudiennes. Il a publié de nombreux articles dans des revues du
Canada, de France et du monde arabe. Nous l’avons rencontré
suite à la sortie au Québec, de son ouvrage « le Psychisme
des orientaux » afin de parler des ressemblances mais également
des oppositions que l’on retrouve entre psychanalyse orientale
et occidentale. Une
discussion à bâton rompue nous a
permis de comprendre
les effets de
certains raccourcis dangereux quand
à la perception, de
l’âme et de la « souffrance »
orientale.
Entretien avec le Dr Karim JBEILI :
Avec l'avènement de la grande guerre
et Freud peut-on dire que ce sont deux étapes essentielles pour
la psychanalyse ?
Il est certain que la psychanalyse a été
très fortement marquée par la guerre 1914-1918, preuve en est
que Freud a changé considérablement de théorie après la guerre.
En effet, Freud a deux topiques, deux descriptions du psychisme.
Une première qu’il avait avant la guerre et qui correspondait à
la structure de famille victorienne et une seconde, qui
correspond plus à l’entrée de la notion de traumatisme violent
dans ses calculs. Il reste que les rapports de Freud avec la
grande guerre sont encore plus complexes et plus riches que
cette simple constatation dans la mesure où, durant ses travaux
d’avant-guerre, il a élaboré des concepts comme le complexe
d’Oedipe ou la théorie de la horde primitive, des concepts qui
vont se trouver à être appliqués spontanément durant cette
grande guerre. Il n’est pas très difficile de se rendre compte
que le résultat de la guerre 1914-1918 a été la destruction, le
meurtre de tous les empereurs qui régnaient en Europe et en
Orient et leur remplacement par des républiques de toutes
sortes. Donc ici, ce que Freud avait imaginé, à savoir le
meurtre du père, s’est trouvé réalisé dans les faits sur le plan
politique durant la grande guerre. En ce sens, si la guerre a
joué un rôle dans la théorie freudienne, on a presque
l’impression que Freud a joué un rôle dans la grande guerre
puisqu’il a contribué… il n’est peut-être pas le seul, à
élaborer l’idée d’un meurtre collectif du père, qui est
expressément conçu dans son ouvrage de 1912, Totem et Tabou.
Vous dites que Freud, a dans cette période
précise, récusé le projet sioniste ? Expliquez nous
En effet, on a découvert récemment une
lettre que Freud avait écrite en 1930 en réponse à une
sollicitation pour signer une pétition sioniste. Cette lettre
récuse le sionisme comme un projet irréaliste et se désolidarise
du projet, ce qui ne veut pas dire du tout que Freud n’ait pas
été sensible à ses origines juives; au contraire, il le prouvera
à plusieurs reprises. Son attachement relativement laïque à sa
judaïté était un attachement plus culturel qu’autre chose. Il
reste que Freud était le fils de l’empire austro-hongrois et, en
tant que tel, son attachement au judaïsme était peut-être un
attachement nomade. Il était attaché à un judaïsme d’avant la
première guerre, à un judaïsme non nationaliste, à un judaïsme
de l’errance et non pas dans l’enracinement géographique,
nationaliste.
L'Histoire du XXIe siècle a renforcé le fait
communautaire et certains de ces raccourcis dangereux ? Ce
dernier alimente du reste, la violence traumatique ?
Certes, le XXe siècle a été le siècle où
s’est perpétré le plus de génocides; c’est un siècle assez
effrayant à cet égard. Pourtant, ce qui me paraît encore plus
effrayant, c’est l’incompréhension dont le XXe siècle a fait
preuve à l’égard de ses génocides. Le XXe siècle a commis
d’énormes crimes et ne sait pas pourquoi il les a commis ou
alors il feint de ne pas savoir pourquoi il les a commis. Et
l’interprétation la plus facile, celle qui lui sert à se
dédouaner de ses crimes, c’est de dire qu’ils proviennent du
fait communautaire. C’est comme si, tout à coup, le fait
communautaire devenait la cause des crimes effroyables dont
l’Occident et le XXe siècle ne seraient plus responsables.
Pourtant, quand on observe le fait communautaire, on peut très
vite se rendre compte qu’il n’a rien à voir là-dedans et qu’au
contraire, c’est un phénomène essentiellement pacifique,
culturel et humain. C’est la mutation du fait communautaire, à
travers le meurtre du père, en un mouvement nationaliste qui a
été la cause de tout ce qui s’est passé au XXe siècle et non pas
le fait communautaire lui-même. Le meurtre du père a transformé
toutes les communautés qui coexistaient dans les empire
européens comme dans les empire coloniaux, en mouvements
politiques nationalistes, principalement préoccupés par leur
survie et prêts à tout faire pour éliminer l’autre, qui est, à
leurs yeux, le principal danger. C’est dans ce contexte que naît
la violence traumatique que Freud, du reste, va découvrir durant
la grande guerre et qu’il va analyser dans sa deuxième topique.
Pour l'Occident, le fait communautaire
s'agissant de l'Orient, renvoie inévitablement à la violence et
au terrorisme ?
Il est clair que ce que l’Occident n’a pas
voulu voir en lui-même comme horreur du nationalisme, il était
tout à fait prêt, en revanche, à le voir chez les autres et à
l’imputer aux autres, en particulier à l’Orient. L’Orient, c’est
bien connu, est très attaché au fait communautaire; les
communautés existent et ont été conservées en Orient pendant
plusieurs millénaires sans aucune difficulté; j’en prend pour
exemple la communauté juive de Bagdad qui existait depuis plus
de 25 siècles ininterrompus. L’Orient est bien sûr très attaché
à ces formes de vie collective mais le fait communautaire, comme
je l’ai dit précédemment, n’a rien à voir ni avec la violence,
ni avec le terrorisme. L’Orient était soumis à des agressions
coloniales incessantes tout au long du XXe siècle, en
particulier depuis la création de l’État d’Israël. Il s’est donc
installé en Orient une atmosphère de désespoir et d’impuissance
qui s’est amplifiée quand on s’est rendu compte que les états
modernes d’Orient étaient tout à fait incapables de défendre
l’Orient contre l’agression coloniale. Il s’est donc établi une
sorte de rage, la rage de l’animal qui est acculé dans un coin
et qui ne peut pas fuir et qui est donc obligé de se défendre
avec toute la férocité dont il est capable. S’agissant du
communautaire en Orient, on ne peut lui attribuer de violence ou
de terrorisme que parce qu’il a été longuement violenté, agressé
et terrorisé par un ennemi manifestement supérieur en puissance
de feu et surtout, supérieur du fait qu’il n’était pas le moins
du monde intéressé à négocier ou à s’intégrer dans l’univers
oriental. Sa visée était essentiellement coloniale et donc
totalement négatrice de l’autre, sans qu’aucun échange ne soit
possible.
Si, dans certaines républiques
occidentales, la laïcité prévaut, cela signifie un nettoyage
ethnique obligé ?
Ce qu’il importe de dire, c’est que la
laïcité est le résultat du nationalisme et, à l’heure actuelle,
il est rare de rencontrer des laïcités, en particulier en
Occident, qui ne soient pas fille du nationalisme. Et c’est
plutôt le nationalisme qui provoque le nettoyage ethnique plutôt
que la laïcité. La laïcité vient, en quelque sorte, tirer les
marrons du feu ou bien consacrer un état de fait qui résulte du
nettoyage ethnique. Je m’explique.
Lorsque, durant le XXe siècle, le meurtre du
père était commis à un niveau politique, lorsqu’un empereur
était renversé, on peut dire, qu’il se passait une modification
très importante et radicale dans ce que Freud appelle le choix
d’objet. C’est-à-dire que l’amour de l’autre change de nature.
Freud en parle dans son texte pour introduire le narcissisme
qu’il a écrit en 1914, donc, à la veille de la grande guerre et
on peut même considérer que ces textes font partie de ces
prémonitions de Freud qui sentait ce qui n’allait pas tarder à
arriver très prochainement. Ce que Freud décrit dans ce texte,
c’est qu’il y a deux sortes de choix d’objet; il y a deux sortes
de façons d’aimer, pour parler plus communément. Le premier est
un choix d’objet qu’il appelle par étayage. C’est-à-dire que
l’individu qui, durant son enfance, était familier avec un père
ou avec une mère qui ont des caractéristiques particulières, va
avoir tendance, dans la suite, quand il grandira, à aimer des
gens qui vont ressembler à ces personnes qu’il aimait durant son
enfance. Ça c’est le choix d’objet par étayage et c’est le choix
d’objet qui prévaut en 1914 à la veille de la grande guerre. En
revanche, il y a un autre choix d’objet que Freud qualifie de
perverti; c’est le choix d’objet par narcissisme. Ce choix
d’objet consiste à aimer non pas les personnes qui nous ont aimé
ou que nous avons aimé dans le passé, mais d’aimer les personnes
qui nous ressemblent. Ce choix d’objet par narcissisme est le
choix d’objet qui a prévalu au lendemain de la première guerre
mondiale suite à la chute des empereurs, à la chute des empires,
y compris des empires coloniaux. Alors un choix d’objet par
narcissisme implique que j’aime tous les gens qui me ressemblent
et que, par conséquent, je déteste tout ceux qui ne me
ressemblent pas. Ceci est le fondement du nationalisme qui fait
que les gens s’assemblent dans des mouvements qui excluent
l’autre et qui provoquent, le plus souvent, des nettoyages
ethniques dont l’ampleur, évidemment, varie selon les pays, mais
le nettoyage ethnique est toujours là.
Le premier exemple de ce type de nettoyage
ethnique, c’est l’Espagne catholique de 1492 qui va expulser les
juifs et les musulmans d’Espagne pour instaurer un royaume très
catholique. Il est à noter ici qu’une fois que toutes les
personnes rassemblées dans un certain territoire sont de même
nature, c’est-à-dire sont soit chrétiens, soit musulmans, soit
juifs, soit je ne sais trop, et qu’il n’y a pas d’autres
personnes d’une autre sorte ou bien pas suffisamment pour qu’on
considère qu’elle forme groupe; à ce moment, on peut aisément
instaurer la laïcité puisque, au lieu de dire que cette
république où tout le monde est catholique est une république
catholique, il suffit d’effacer le mot catholique et de dire que
c’est une république laïque. Cela ne change absolument rien
puisque la catholicité de cette république n’est pas mise en
danger par cette laïcité. Elle est donc fille du nettoyage
ethnique.
Vous avancez la perdurance d'un
malentendu entre la pudeur de l'Orient et la projection de
l'Occident par rapport à cette pudeur ? Langage de sourds ?
On peut dire que ce qui caractérise
l’Orient, c’est l’incertitude. L’incertitude à tous les niveaux.
Chaque instant de la vie est incertain et oblige l’Oriental à se
décider dans un sens ou dans un autre. Il y a toutes les sortes
d’incertitudes entre l’homme et la femme, entre le montré et le
caché, entre la vie et la mort, entre le passé et le présent; la
vie de l’Oriental est un labyrinthe d’incertitudes qui façonne
sa subjectivité. Même aller acheter un produit dans un magasin
ou chez un marchand est l’objet d’une incertitude puisqu’il faut
négocier le prix avec ce marchand et on ne sait pas, en
définitive, à quel prix on va finir par acheter le produit en
question. Par opposition à cet ensemble d’incertitudes qui fait
la cohérence de l’Orient, il y a l’Occident; l’Occident qui est
sûr de tout, dont la métaphysique est une métaphysique de
certitudes. Chaque objet qui constitue l’univers de l’occidental
est un objet certain puisqu’il est égal à lui-même. L’occident a
fondé sa métaphysique sur le regard, parce que le regard est
l’organe de l’assurance et de l’hégémonie et c’est à travers ce
regard qu’il perçoit l’Orient. Il se trouve que l’Orient ne
supporte pas ce regard posé sur lui tout simplement parce que
les mécaniques de l’incertitude qui le caractérisent ne peuvent
pas fonctionner ou sont dévoyées ou fonctionnent mal
lorsqu’elles sont prises sous les projecteurs d’un regard. Il
s’ensuit, bien sûr, de la part de l’Orient une sorte
d’exaspération ou de fuite vis-à-vis de ce regard scrutateur que
l’Occident prétend naïf alors qu’il a des implications
extrêmement dévastatrices en lui-même. Ce que l’Occident voit,
en faisant porter son regard sur l’Orient, ce sont des êtres
frileux, des êtres incertains qui sont, cependant, extrêmement
noués, très profondément, à leur humanité. Mais l’Occident ne
voit d’eux que leur fragilité et en éprouve un certain orgueil
qui va quelquefois jusqu’à l’arrogance. Il est cependant très
difficile, pour les Orientaux, de faire comprendre à l’Occident
sur quoi se fonde leur métaphysique parce qu’ils n’ont pas
réussi à mettre en mots cette métaphysique avec des concepts que
l’Occident serait en mesure de comprendre.
L'Histoire arabe a t-elle muselé la
psychanalyse ? Parlez nous du mal identitaire et de ses
implications psychiques ?
Il est certain que, jusqu'à tout récemment,
la psychanalyse n'avait pas vraiment pris pied dans le monde
arabe. Il y avait, ça et là, quelques psychanalystes disséminés
dans certains pays seulement, mais il n’y avait pas eu de
mouvement qui avait pris naissance avant 2003; il commence à y
avoir une présence d'un mouvement psychanalytique et un congrès
a eu lieu à Beyrouth, qui s'est poursuivi au Maroc et le
troisième congrès va avoir lieu prochainement en Égypte. Ce
mouvement alimente beaucoup les espoirs pour l'avenir. Il reste
que, pendant un certain temps, le monde arabe a été rétif à
l'analyse, et les raisons peuvent en être multiples. On peut
dire que, pendant très longtemps, pendant au moins une
soixantaine d'années et même sans doute plus, l'identité arabe
s'est polarisée sur une hostilité à l'égard de l'Occident et
d'Israël qui a drainé toutes les énergies psychiques et sociales
et qui ne nous permettaient pas vraiment de nous pencher sur nos
problèmes identitaires. Par ailleurs, les modalités de la
psychanalyse, à savoir le divan, même si elles mettent en valeur
la parole, ce qui correspond tout à fait aux tendances des
arabes et des orientaux de toujours s'orienter du coté de la
parole et à exclure le regard, ce qui est également une tendance
naturelle aux orientaux, a peut-être été un obstacle important
pour l'insertion de la psychanalyse dans le monde arabe.
L'Orient est tout à fait rétif aux ruptures; il préfère toujours
les mixages et les oppositions relatives plutôt que les
séparations et les oppositions absolues. Donc, la distinction
radicale entre la parole et le regard a peut-être constitué un
autre obstacle pour la psychanalyse dans le monde arabe.
Concernant la deuxième partie de la question à propos du mal
identitaire, je dirais que le problème est relativement complexe
parce que la notion même d'identité est inadéquate pour poser le
problème. La notion d'identité qui nous vient forcément de
l'Occident, implique d'une certaine façon l'égalité à soi,
l'identité à soi, pour simplifier A égal A; tel était le
précepte principale de la logique aristotélicienne qui a été
continuée jusqu'à nos jours en Occident. En revanche, comme je
le disais plus haut, pour parler de l'Orient il est difficile,
même impossible de parler d'une identité à soi, par conséquent,
et encore moins d'une identité. Certes, le mouvement
nationaliste arabe a enfourché la notion d'identité et a essayé
d'en faire l'emblème d'une certaine unité arabe et son échec est
la preuve que cette notion d'identité est une notion qui a peu
de prises sur la réalité orientale. Il faut donc essayer
d'autres concepts que celui-ci qui soient plus aptes à capturer
l'incertitude essentielle du psychisme en Orient.
Comment vivez vous votre arabité, et
l'exercice d'une profession de foi occidentale en Occident ?
Tout d'abord, ce que j'aimerais dire, c'est
que, il est certain que si je suis en occident, c'est que j'ai
quitté l'Orient, pour une raison ou pour une autre et que, en
quelque sorte, j'ai pris mes distances par rapport à lui. Donc,
en dépit du fait que je sois arabe, j'ai comme une distance par
rapport à mon arabité. Distance que j'ai également par rapport à
l'Occident, c'est-à-dire que je ne me sens pas appartenir à
l'Occident, surtout à cause des difficultés politiques
continuelles entre les deux mondes, qui sont, pour ainsi dire,
notre quotidien, que ce soit la Palestine, l'Irak, le Liban,
l'Algérie, l'Égypte. Tous ces pays sont des espaces de
souffrance, des espaces de souffrance incessante. Cette
souffrance vient nous rappeler que, là-bas, il y a un conflit et
que nous sommes de part et d'autre de ce conflit. Mais au-delà
de cette non appartenance à deux mondes qui paraissent
irrésistiblement oppositionnels, j'ai pu certainement construire
un cheminement d'intellectuel qui se basait sur cette double non
appartenance, celle qui consistait à dire que l'Occident nous a
investis de la charge de comprendre la part la plus sombre de
son histoire, la part la plus refoulé de son histoire. Il nous a
envoyé les Juifs dont il ne savait que faire et nous a donné
pour tâche d'en faire quelque chose alors qu'on ne comprenait
absolument rien au problème et, au fond, c'est dans cette espèce
de dialogue larvé, secret entre les deux mondes que je me suis
inscrit comme analyste pour décrypter, mettre des mots sur ce
dialogue inconscient.
Alexandrie terre de toutes les
convoitises et dominations est selon vous à l'épreuve de la
modernité de la pensée ?
Ce qu’il y a de particulier avec Alexandrie
c’est qu’elle a subi de façon très manifeste le sort que lui
réservait la modernisation. À l’origine, Alexandrie était une
ville frontière qui appartenait à la fois à deux monde : au
monde Oriental et Occidental, l’Égypte, la méditerranée, la
Grèce. Elle était un espace d’incertitude sans identité. Elle
était un devenir incertain, elle devait choisir tous les jours
un destin différent. Avec la modernité, avec la prise de pouvoir
en Égypte de la laïcité Nassérienne, il y a eu comme partout où
le nationalisme a pris le pouvoir, un nettoyage ethnique et, du
jour au lendemain, Alexandrie s’est trouvé épurée de toutes les
communautés non purement égyptiennes depuis des millénaires et,
tout à coup, la frontière de l’Égypte a pris une densité
soudaine. Elle a pris la forme d’une muraille à l’intérieur de
laquelle s’est trouvé Alexandrie. La modernité, pour Alexandrie,
ça a été l’épuration ethnique. On peut certes dire qu’en
compensation de cette épuration ethnique, un certain peuple qui
n’avait pas droit de cité ou qui était exclu d’un univers
économique très prospère a pris les rennes du pouvoir. Oui, la
petite bourgeoisie égyptienne a pris les rennes du pouvoir et a
entrepris de moderniser Alexandrie et l’Égypte. Mais pour des
raisons multiples, ce saut dans le nationalisme moderne n’a pas
été profitable, ni à l’Égypte, ni à Alexandrie et la
modernisation a eu des effets strictement superficiels, même si
cette superficialité peut être extrêmement épaisse et contenir
une grande partie de la population qui est devenue moderne ou
qui s’est intégrée dans une dynamique économique et sociale
moderne, elle n’en a pas tiré véritablement profit.
Pourtant la psychanalyse et la métaphysique
pourrait peut être sauver cette région ?
Je crois, en effet, qu’il faut réussir à
transcender le conflit immédiat entre l'Orient et l'Occident en
réussissant à le comprendre. Il se trouve que ce conflit, bien
qu'étant en apparence un conflit entre deux univers distincts,
est en réalité un conflit à l'intérieur de deux univers
distincts, si je puis m'exprimer ainsi. La chose parait
complexe, elle l'est dans les faits, mais en l'expliquant un
peu, elle pourrait gagner en simplicité. Les rapports entre
l'Orient et l'Occident ont souvent été des rapports d'altérité,
comme par exemple les rapports qui ont été inaugurés avec la
modernité en Andalousie et dans l'Europe renaissante. Il se
trouve que, à ce moment, l'Europe renaissante s'est inspirée des
acquis de la science et de la culture arabe et musulmane; elle
s'en est imbibée et les a totalement rejetés par la suite. Je
veux dire qu'elle a renié cet emprunt ou cet héritage. Il y a
donc déjà ici un rapport de conscience à inconscient. On a ici
un rapport de méconnaissance qui s'instaure et qui va, dans le
fond, gouverner le commerce entre ces deux univers. Dans
l'exemple que nous venons de citer, en apparence il s'agit d'un
conflit entre deux entités distinctes mais en réalité, puisque
une des entités a refoulé l'autre, a méconnu l'autre, elle l'a
comme intégrée à elle -même par cette méconnaissance et va
devenir indéfiniment redevable à l'univers oriental pour cet
emprunt non reconnu. Un autre cas où les rapports entre les deux
mondes ne sont pas vraiment des rapports extérieurs, c'est bien
sur, la problématique qui se pose avec la présence d'Israël en
Orient. À travers Israël qui nous a été imposé par l'Occident,
il nous a forcé à nous vêtir de l'histoire européenne alors que
nous n'y avions jamais vraiment pris part. Nous nous sommes donc
retrouvés comme ayant la charge de résoudre un problème européen
ou à comprendre un problème que les européens eux-mêmes
n'avaient jamais compris alors que nous n'y étions pas vraiment
destinés. Donc depuis qu'Israël est chez nous, nous avons pour
tâche de comprendre l'histoire européenne mieux que les
européens alors que nous sommes absolument pas outillés pour ce
faire. Donc nous sommes en quelque sorte, ici, les alter ego de
l'Occident avec pour mission de faire mieux que lui, là, où il a
failli, c'est-à-dire avec les Juifs. Donc là encore, notre
destin est étroitement imbriqué avec celui de l'Occident et on
ne peut plus faire comme si nous étions hors de l'Occident. Nous
sommes désormais des Occidentaux qui doivent être meilleurs ou
qui doivent comprendre mieux que les Occidentaux leur propre
histoire avant même d'essayer de comprendre la notre. En
d'autres termes, nous sommes habillés d'une autre histoire que
la notre et nous devons la comprendre avant d'en arriver à
comprendre la notre.
Vous avancez que les bases mêmes de
l'identité arabe sont menacées par la domination israélienne et
le surdité occidentale ? Qu'en est il de la responsabilité
arabe ?
La domination israélienne est une domination
entièrement militaire qui est négatrice, de façon absolue, de
l'univers dans lequel elle prétend s'insérer. Elle se construit
sous une forme sado-masochisme, c'est-à-dire qu'elle prétend
imposer uniquement par la force sa présence et ne veut même pas
reconnaître l'interlocuteur qui finirait, de guerre lasse, par
la reconnaître. Ici nous avons non seulement une violence
physique, militaire, mais une violence psychologique extrême et
on ne peut pas ne pas se sentir violenté tant par l'une que par
l'autre. On peut toujours négocier avec une violence physique,
dans un certain rapport de force puisque même l'usage de la
force n'interdit pas le dialogue entre les belligérants mais on
ne peut pas négocier contre un peuple arrogant qui professe un
mépris absolu pour l'autre et ne veut même pas lui reconnaître
la légitimité de le reconnaître en retour. Donc là il y a une
violence dans laquelle on est forcément emporté, non seulement
pour défendre le territoire arabe mais également pour
revendiquer une reconnaissance quelconque de notre être. La
tentation est terrible de réagir à la violence par la violence.
De la même façon, la surdité occidentale a quelque chose
d'extrêmement humiliant et de déshonorant puisque elle postule
pour l'état d'Israël une exception à toutes les règles que par
ailleurs, elle applique dans le reste du monde. Ainsi, Israël
peut attaquer ses voisins sans encourir le moindre reproche. Il
peut fonder son système étatique sur la religion alors que
l'Occident prône la laïcité et ne tolère absolument pas que des
musulmans fonde un état sur l'Islam. L'Occident permet que des
peuples qui sont attaqués réagissent à cette attaque, elle
permet à des peuples opprimés de se révolter contre l'oppresseur
mais dans cette circonstance là, toute réaction face à
l'occupation israélienne est considérée par l'Occident comme un
antisémitisme intolérable et donc l'Occident protège Israël de
façon quasi absolue. Alors face à cette surdité, à cette
partialité radicale, si je puis dire, les arabes sont très
tentés de vouloir marteler leurs revendications d'un façon
répétée et de plus en plus virulente et violente. Ils
s'enferment donc dans ce canal, dans ce tunnel de surdité et ne
peuvent plus, au fond, que continuer de marteler leurs
revendications et leur autodéfense face à la domination
israélienne et à la surdité occidentale. Il n'en finissent pas
de répéter à l'Occident : « Israël est un oppresseur, comment ça
se fait que vous ne le voyez pas? » Et tous les attentats
suicides, tous les actes de résistance que les Palestiniens ou
les arabes ont effectués depuis des décennies foncent vers ce
même objectif et n'obtiennent d'autre résultat que de laisser la
situation stationnaire et inchangée. Donc ici on peut pardonner
aux arabes de s'être enfermés dans cette stratégie stérile
puisqu'au fond, ils y ont été portés par la provocation
militaire et psychologique israélienne et occidentale; mais il
faut tout de même reconnaître que, depuis le temps que cette
stratégie est infructueuse, il serait peut-être nécessaire de
changer, sans nécessairement se trahir, et c'est en ce sens
qu’il convient aujourd'hui de dire que les arabes ont la
responsabilité de sortir de cette stratégie d'échec et
d'embarquer dans une stratégie un peu plus intelligente, un peu
plus performante, celle qui consisterait peut-être à interpréter
l'histoire occidentale, après l'avoir comprise, pour finir par
s'en dégager. Au fond, ce serait grosso modo, la stratégie qui
aurait à long terme, le plus de chances de réussir.
Chez les peuples d'Orient il y a une
autre conception de l'espace-temps, est-ce ce qui nous a donné
notre stoïcisme légendaire ?
Effectivement, on peut dire que, en Orient,
on a une conception de l’espace-temps très différente de celle
qui prévaut en ce moment en Occident. Certains, comme Mikhaïl
Bertin l’ont appelé l’espace-temps mythique puisqu’il
considérait que c’est un espace-temps qui était continuellement
contemporain d’un moment révolu du passé et qui se contentait
d’essayer de reproduire ce passé dans un présent qui n’était pas
tout à fait présent. À mon avis, l’espace-temps en Orient est en
effet, en quelque sorte, suspendu mais s’il est lié à un moment
mythique du passé, ce n’est pas tant pour le reproduire mais
plutôt pour s’en servir comme repère originel aussi longtemps
qu’une destination n’a pas été trouvée et conquise. Donc on a
comme ça un espace-temps qui est centré, effectivement, sur le
passé mais pas forcément pour reproduire ce passé mais pour s’en
servir comme point de départ. Donc il est vrai que dans cet
espace-temps les choses n’ont pas tendance à évoluer ou ne
paraissent pas évoluer. On pourrait dire plutôt que les
changements s’effectuent dans un présent éternel qui a toujours
les allures de l’instantanéité sans jamais acquérir de
profondeur historique. Dans ce contexte, effectivement, les
coups qui peuvent être portés au monde arabe paraissent
intolérables indéfiniment. La guerre de 1967, l’humiliation de
1967, celle de 1948, sont des humiliations éternelles qui sont
continuellement présentes et il est extrêmement difficile de les
oublier pour en venir à dire : « Bon, le temps s’est écoulé donc
oublions ça et faisons autre chose ». Non, l’événement reste
très douloureux soixante ans plus tard comme si on était au
lendemain de la nakba. (?). Donc ceci expliquerait une partie,
finalement, de ce qu’on pourrait appeler notre stoïcisme
légendaire. En revanche, il y a une autre partie de ce stoïcisme
qui est un petit peu plus problématique, je dirais, puisqu’il
consiste à aller cherche la violence contre soi comme moyen de
manifester sa subjectivité. L’aspect le plus caricatural du
phénomène se trouve dans les attentats suicides. Donc ici, la
violence contre soi est une source de légitimation subjective à
laquelle on fait appel avec avidité et il n’est pas question,
évidemment, de démontrer la moindre souffrance ou la moindre
crainte face à cette violence puisqu’elle va nous servir à être
et à être plus.
L'Orient et le divan, une
mésalliance ? Quelles sont nos déchirures, et nos différences ?
L'Orient aurait assurément eu des liens plus
étroits avec la psychanalyse, ou en tous cas, avec le champ qu'à
ouvert la psychanalyse si ce n'était du divan. Le divan a un
caractère un petit peu rébarbatif qui choque les traditions
orientales. La première dimension très frappante qui dérange,
c'est la séparation radicale qu'effectue le dispositif du divan
entre la parole et le regard, entre la parole et l'image.
Certes, ce dispositif permet de mettre en valeur le cours
continu de la parole et que, en ce sens, l'Orient pourrait être
séduit par cette mise en valeur. En revanche, ce qui déplait
profondément, peut-être, c'est cette épuration du regard ou de
l'image qui surgit, toute seule, dénouée de ses liens avec la
parole ou l’écriture. C'est ça que l'Orient ne supporte pas.
Cette liberté totale que prend l'image par rapport et à la
parole, et à l'écriture. L'Orient préfère, dans ce champ là,
panacher toute image par des lettre et par de la parole. Je n'en
veut pour preuve que les versets du Coran qui ornent les
mosquées; ils ont une apparence esthétique mais, en revanche,
ils sont porteurs de paroles. La même chose pour les murales
hiéroglyphiques qui représentent des dieux, l'image de dieux
mais ces images sont mélangées à des caractères hiéroglyphiques
tout autour d'eux. La même chose pour l'icône byzantine et
aujourd'hui orthodoxe qui mélange l'image avec l'écriture. Donc
c'est dans ce premier aspect que l'Orient est un petit peu rétif
au divan. Le deuxième aspect par lequel il résiste au divan
c'est le fait que, très rapidement, le dispositif du divan
entraîne le patient à faire une distinction entre ce qu'il voit
et ce qu'il pense et la réalité. Donc ici, le dispositif du
divan subvertit toutes les formes de croyances; lorsque
l'Oriental pense quelque chose, il peut repérer aisément ce
quelque chose dans la réalité même si ce repérage est
fallacieux, comme dans la paranoïa. Il reste que la croyance et
le regard sont deux choses qui sont intimement associés et le
dispositif du divan ne permet pas la poursuite de cette
association. Au contraire, tout ce que le patient couché sur le
divan imagine peut aisément être dissocié de la réalité qui se
trouve en dehors du cabinet et donc peut facilement dégonfler
une croyance. Alors quand on sait que la croyance, et en
particulier la croyance en dieu est une composante presque
essentielle ou centrale à l'Orient, on peut tout à fait
comprendre qu'un dispositif qui saborde l'idée même de croyance
n'est pas très appréciée en Orient.
Quelles sont nos déchirures et quelles sont nos différences? Ce
qui mérite d'être dit à ce sujet, c'est que l'Orient a une
passion, ou un intérêt très marqué pour les signifiants
différentiels, pour les oppositions de signifiants et a tendance
à vouloir les maintenir, a tendance à vouloir maintenir les
signifiants dans cette opposition différentielle, comme la
vie/la mort, l'homme/la femme, la parole/ le regard; l'Orient
est donc rétif aux déchirures. En revanche, plus récemment, en
raison de l'expansion de l’intégrisme, la notion de déchirure
tend à s'introduire par son intermédiaire dans la mentalité
orientale. La déchirure entre, par exemple, la vie et la mort
dans l'acte du shahid, la déchirure entre l'apparent et le caché
dans les voiles intégraux des femmes, la déchirure entre l'homme
et la femme dans la séparation très stricte de leur domaine.
Donc, avec l'intégrisme, les déchirures tendent à prévaloir, on
dirait qu'avec l'intégrisme, l'Orient tend à s'occidentaliser
et, peut-être bien que l'intégrisme, en croyant se séparer l'oecuméné
de l'Islam de celle de l'occident va en fait procéder à une
modernisation ou à une occidentalisation de l'Orient.
Comment appréhender le traumatique en
Orient, l'imaginaire ? Notre oedipe est il pour autant menacé ?
Comment faire face au tabou du sexe, de l'inceste, du meurtre ?
Pour répondre à cette série de questions, je
commencerais par la question du traumatisme, du traumatique en
Orient, qui me parait tout de même, au fond, la plus importante
de toutes puisqu'elle a tendance à gouverner pratiquement tous
nos comportements. Le traumatisme, habituellement, a ceci de
particulier qu'on a tendance à le répéter de façon incessante,
un petit peu comme si chaque répétition du traumatisme ou chaque
répétition de l'événement traumatique nous rendait une
subjectivité perdue. Au niveau individuel, c'est comme ça que ça
se passe. À un niveau collectif, effectivement, les processus
sont tout à fait comparables. On a un Orient qui, sans
traumatismes, a le sentiment de ne pas exister, de disparaître,
d'être effacé de la surface de l'histoire. Son souci, toujours,
d'aller provoquer l'ennemi, l'envahisseur, l'Occident, d'aller
le provoquer dans une querelle habituellement violente ou dans
un succession, un chapelet de querelles successives à travers
lesquelles il manifeste son existence, à travers les quelles il
pose ses revendications, ou plutôt comme ses revendications sont
surtout d'être entendu, il pose son existence, son cri de
détresse à travers ses provocations de l'autre et, au début, il
n'y avait que les Palestiniens ou que l'environnement immédiat
des Israéliens qui étaient impliqué dans ce processus
traumatique puis, de proche en proche, ce sont tous les pays
arabes puis, par la suite, les pays islamiques qui ont été
impliqués dans ce mouvement symptomatique de provocation pour ne
pas tomber dans les oubliettes de l'histoire, pour ne pas
sombrer dans le silence subjectif. Nous sommes donc pris dans
cette querelle incessante où le danger est de tomber dans le
silence. Le danger est de ne plus avoir de place dans les titres
des journaux. Le danger est de se noyer dans notre faiblesse et
dans notre détresse; de disparaître, au fond. Alors il faut
provoquer un ennemi qui se trouve à être une sorte de père qui,
dans la lutte qu'on veut mener contre lui, va nous permettre de
nous restructurer, de nous remettre d'aplomb, de nous ramener
sur les écrans de CNN ou de Al-Jazira ou des premiers titres des
journaux. C'est là que se trouve notre oedipe, la mère
incestueuse, c'est celle du silence, c'est l'humiliation du
silence et il y a dans cet enfermement dans le silence un
intolérable, un inceste qu'il faut à tout prix briser, dont il
faut à tout prix sortir. L'inceste, ici, a lieu avec la
faiblesse, avec l'ignorance, avec l'impuissance. Ce n'est pas un
inceste érotique avec un mère attrayante, c'est un inceste
avec une mère qui nous a tellement choyés qu'elle nous a réduits
à l'impuissance et on doit absolument monter au créneau,
provoquer le père pour nous distraire de cette culpabilité
terrible dans laquelle nous plonge l'ignorance et l'impuissance.
Curieusement, les tabous ont tendance à tomber, notre culture a
tendance à changer, à se transformer de fond en comble. Les
modifications culturelles qu'apporte l'intégrisme sont
importantes, sont massives mais on est encore loin d'avoir pu
saisir leur portée en raison de la jeunesse du mouvement.
Comment se représenter la mort du père tout
en ressortant indemne ? Adnan Houballah, votre confrère
libanais, l'aborde beaucoup dans sa psychanalyse notamment
s'agissant des enfants soldats ?
Concernant
la mort du père, je crois qu'on
pourrait dire que c'est cette question qui a signé l'entrée du
monde arabe dans le traumatisme. La question de la mort du père,
au fond, a fait rentrer le monde arabe dans l'occidentalisation,
dans la modernisation, à travers le traumatisme. Je m'explique.
Jusqu'à la première guerre mondiale et tant que l'empire ottoman
pouvait jouer un rôle de tutelle sur le Moyen-Orient, on avait
comme une certaine confiance, tant sur le plan politique que
religieux, qu'il y avait un dieu, ou il y avait un état qui
était en mesure de protéger le monde de la chute, finalement;
puis, petit à petit, suite aux déconvenues successives du monde
arabe, en particulier la première étant la déception que
l'Angleterre ne leur ait pas accordé un nouveau califat au
Moyen-Orient. L'Angleterre qui avait succédé à l'empire ottoman
comme puissance tutélaire de l'Orient se trouvait trahir sa
promesse. Ce n'était que le début d'une longue chaîne de
mésentente ou de déconvenues, de trahisons qui nous mènent,
jusqu'à aujourd'hui, et toutes ces trahisons ont fini par
déterminer, dans l'esprit des arabes, la mort du père. Cet être
qui était supposé les protéger, que ce soit en politique ou au
niveau religieux, n'était plus là pour les protéger; il avait
comme déserté sa place. Et c'est à partir de cette désertion, de
cette trahison que l'esprit des arabes a basculé dans le
traumatisme. Ils se sont retrouvés tous seuls avec une mère
qu'on peut représenter éventuellement par le code du Coran, ou
bien une mère qui aurait pu être une bureaucratie
administrative, bref, une certaine entité qui permet de
perpétuer, au fil des années, l'existence des arabes, mais se
contente de ça. Il n'y a pas des perspectives, il n'y a pas des
ouvertures, il n'y a pas des fenêtres vers l'avenir parce que le
père n'est pas là. Il n'y a que la mère administrative qui se
contente de donner la carte d'identité, d'inscrire les arabes
dans ses registres mais n'offre aucune perspective prestigieuse
qui pourrait les faire rentrer, d'une certaine façon, dans
l'histoire ou dans la presse ou sur les écrans de télé. Donc
ici, la mort du père ou le discrédit du père et donc sa mort a
fait rentrer les arabes dans un enfermement administratif et
religieux dont ils ont du mal à sortir.
Tous les embrasements intercommunautaires
dans la région sont ils le reflet de notre savoir tuer et
mourir ?
On pourrait dire que les embrasements
intercommunautaires du Moyen-Orient sont comparables à la guerre
de 1914-1918 en Europe. Ce sont des guerres de positions où
chacun essaye de s'inscrire dans un espace géographique délimité
par une frontière extrêmement précise, extrêmement précisée
alors qu'auparavant, les frontières intercommunautaires avaient
un flou très très bien accepté par les communautés. Tout à
coup, lorsque un père meurt quelque part; lorsque, en 1976,
l'état libanais n'est pas en mesure de gérer la crise des
Palestiniens et des attaques israéliennes et de la lutte armée
contre l'envahisseur sunniste, chaque communauté est retombée,
en quelque sorte, sur elle-même; s'est retrouvée enfermée dans
son code administratif et religieux sans perspective paternelle
et étatique et s'en est suivi une guerre de positions sans
beaucoup de mouvements qui représente assez bien l'esprit dans
lequel ces guerres sont faites. Ce sont des guerres maternelles
plutôt que des guerres paternelles ou des guerres viriles; ce
sont des guerres où chacun délimite son espace et reste dans cet
espace. Et la même chose s'est produite en Irak quand l'état
irakien a sombré ou mettons, en Syrie entre l'état Syrien et les
sunnites ou en Égypte, entre les chrétiens et les coptes, en
Algérie, entre l'état laïque et les intégristes; toutes ces
luttes viennent du discrédit paternel, viennent du défaitisme,
du désespoir, du manque d'avenir, finalement. C'est une sorte de
dépression collective qui fait que chaque communauté retombe en
elle-même et se bat contre l'autre pour pouvoir continuer d'être
et d'exister tout en délimitant des frontières qui peuvent
paraître très sécurisantes mais ne le sont jamais assez.
Notre frilosité par rapport à la
psychanalyse occidentale, est assimilable à notre frilosité par
rapport à la démocratie ? Pas d'introspection, pas de
responsabilité assumée, donc politique de l'autruche ?
En effet, on pourrait faire énormément de
reproches au monde arabe, et en particulier aux arabes eux-mêmes
qui, de fait, résistent aux bienfaits tant de la psychanalyse
que de la démocratie. Pourtant, ces reproches, aussi fondés
soient-ils, sont malvenus parce que le monde arabe ne résiste
pas à la psychanalyse ou à la démocratie pour des raisons
obscurantistes; il résiste pour des raisons subjectives. Je veux
dire par là que c'est pour revendiquer sa subjectivité ou la
faire valoir qu'il résiste à ces influences qu'il ressent comme
occidentales. Il ne peut passer l'éponge sur l'humiliation qu'il
a subi pour adopter des produits occidentaux ou acheter des
produits occidentaux comme la psychanalyse ou la démocratie.
Donc il se doit, et là on ne peut que l'approuver, il se doit de
revendiquer sa subjectivité, il se doit de ne pas mourir dans
l'humiliation, il doit parler haut et fort et dire ce qu'il est,
excepté peut-être que, un moment donné, le fait de parler haut
et fort de soi se trouvant être totalement inopérant, il faut
prendre d'autres avenues et aller, en particulier, interpréter
l'histoire occidentale comme si elle était la notre puisqu'on
nous l'a imposée et réfléchir à cette question comme si elle
était la première de nos responsabilités. Comprendre l'histoire
européenne, l'interpréter et, forts de cette interprétation,
repenser notre propre histoire et, à ce moment, victorieux ou
pas de la violence ennemie, nous serions capables d'adopter ces
bienfaits que sont la démocratie ou la psychanalyse. Nous
serions capables véritablement d'introspection puisque notre
compte subjectif serait soldé, en quelque sorte. Et nous
pourrions donc librement nous avancer sur le chemin de
l'histoire.
Comment vivre la schizophrénie
mentale, qu'impliquerait l'ouverture à des valeurs non
orientales modernes ?
Il est vrai qu'au niveau de notre
conscience, nous sommes toujours pris entre le passé de notre
addition et l'avenir de la modernité. Nous sommes sans cesse
tiraillés entre les deux options, sans pouvoir nous décider, ni
pour l'une, ni pour l'autre et, dès que nous abordons l'une,
nous nous sentons trahir l'autre. Cette alternative déchirante
persiste depuis plusieurs décennies et ne semble pas vouloir
prendre fin. La seule issue me paraîtrait, comme je l'ai dit
précédemment, notre entrée dans l'histoire occidentale en
l'interprétant., en disant aux Occidentaux ce qui, au fond, est
leur plus grande faiblesse, leur plus grandes impuissances, en
disant aux Occidentaux leur incapacité à comprendre et à gérer
le problème juif dans un cadre nationaliste. Ceci étant dit, on
pourrait délibérément, cette fois, nous aventurer du coté de la
modernité, de la psychanalyse, de la démocratie sans hésiter,
sans craindre de trahir et, à ce moment, on aurait transcendé
notre petit particularisme communautaire pour sauter, ou se
situer en quelque sorte, au-dessus de soi, pour se voir dans un
échange avec l'Occident et pour voir l'Occident dans toute sa
crudité. C'est au prix de cette analyse de l'Occident formulée
haut et fort que se trouve notre salut.
Le Talion pour la préservation de l'honneur
par le sang, est ce la seule voie ?
On a souvent confondu la loi du Talion avec
le désir de vengeance comme si, on fond, il était une métaphore
du désir de vengeance. Mais en réalité, ce qui est peu connu,
c’est que le Talion est une façon de mettre fin à la vengeance.
Œil pour oeil, dent pour dent c’est une façon de faire
s’équivaloir les torts pour que le cycle des vengeance prennent
fin, les cycles de la vendetta; ce qui a probablement été à
l’origine de ce que les arabes connaissent sous le nom du prix
du sang. C’est une sorte d’accord qui est pris entre les deux
groupes belligérants pour payer pour que les parents ou la
famille de l’agresseur paye un certain prix à la famille de la
victime. Mais si nous reprenons le Talion dans le contexte
historique qui nous intéresse, on peut dire que de plus en plus,
il y a un certain équilibre qui s’installe entre les mortalités;
on considère habituellement que un pour dix est un pourcentage
qui favorise les victimes. C’est-à-dire que si Israël perd une
personne et que les palestiniens en perdent dix, il semble bien
que si on se réfère aux règles de la guerre, cette proportion
avantage les palestiniens. Donc il faut reconnaître que cette
lutte que mène les palestiniens contre l’occupant a certains
avantages au niveau militaire. Il reste que, pour la santé
mentale des palestiniens et celle des arabes, il importe que
cette voie ne soit pas la seule à être pratiquée et qu’il s’en
trouve une autre où la générosité soit de mise. Une voie où les
arabes et les palestiniens soient en mesure de transcender mieux
que l’ennemi les affres du conflit. Au fond, quelque soit le
vainqueur d’un conflit, celui qui s’en tire le mieux est celui
qui parvient à s’en tirer psychiquement. Je pense à des
victoires comme celles de Saladin, par exemple, où la générosité
de ce prince était proverbiale, même y compris auprès des
occidentaux qu’il avait vaincus. Donc, peu importe le vainqueur,
il faut que la générosité soit quand même de mise dans ce
conflit et si, du coté occidental et du coté israélien, cette
générosité est impossible puisque l’autre, l’ennemi, n’est pas
reconnu dans son humanité, c’est aux arabes, c’est aux
palestiniens de faire ce geste de générosité et de transcender
le problème, un peu comme l’avait fait Yasser Arafat en
proposant un état laïque. C’était une forme de générosité qui
n’a pas été réalisé mais elle était là, elle prouvait sa
capacité de transcender le problème. Je crois qu’aujourd’hui, la
meilleure façon de transcender le problème est de bien le
comprendre, est de bien l’analyser et de mettre l’Occident
devant son incapacité à résoudre le problème juif et à le rendre
responsable de ce problème jusqu’à aujourd’hui, ce qui nous
permettrait donc de sortir de cette projection dont nous sommes
les victimes. Nous sommes devenus les antisémites que les
européens ne veulent plus être.
A quand l'apaisement oriental ?
On pourrait croire que cet apaisement ne
viendrait qu'à la suite d'une victoire, mais ce n'est pas du
tout sûr que les victoires apportent l'apaisement. Je n'en veux
pour preuve que la victoire des vietnamiens sur les États-unis
qui ne leur a pas apporté l'apaisement et les a au contraire
fait entrer dans une période difficile dont ils peinent encore à
se tirer. Je dirais plutôt que l'apaisement pourrait être, au
fond, la cause d'une éventuelle victoire plutôt que son effet.
L'apaisement devrait venir d'une capacité que nous aurions à
comprendre le double problème qui se pose à nous, à savoir le
problème qui nous est posé par notre inscription obligatoire
dans l'histoire occidentale et le problème qui nous est posé par
notre réticence à demeurer dans cette histoire pour préférer
retrouver la nôtre. Le jour où on parviendra clairement à mettre
en mots cette double problématique, je crois qu'il y aura là un
cheminement vers l'apaisement et, éventuellement, la victoire
sur nos difficultés, voire sur nos ennemis.
Merci docteur
Crédits :
Exclusivité de L'Expression Tunisie
Groupe Dar Assabah Tunisie
www.lexpression.com.tn
Article de presse Courtesy of Fériel B.G
Publié le 6 décembre 2008 avec
l'aimable autorisation de Fériel Berraies Guigny
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