« Sécurité intérieure » contre liberté
fondamentales
Les services de renseignements
suisses agissent-ils hors de tout contrôle ?
Silvia Cattori
Vendredi 28 mai 2010
Depuis les attentats du 11 septembre nos sociétés ont
changé de visage. Alors que la Suisse n’a jamais été confrontée
à des attentats, son gouvernement a-t-il eu raison de mettre le
terrorisme en tête des priorités de la lutte pour la « sûreté
intérieure » ? Les moyens de surveillance accrue, accordés aux
services de renseignements après ces attentats, sont-ils
compatibles avec les libertés fondamentales ? Vingt ans après le
« scandale des fiches » et douze ans après l’entrée en vigueur
de la loi sur la sécurité de l’État (sûreté intérieure), où en
sommes-nous ? Maître Jean-Michel Dolivo (*), élu par le parti de
la gauche radicale au Grand conseil du Canton de Vaud, répond
ici à nos interrogations.
Silvia Cattori :
Vous avez maintes
fois exprimé votre préoccupation au sujet du contrôle des
populations instauré en Suisse depuis 2001. Il y a donc eu un
changement radical de mentalité ?
Jean-Michel Dolivo :
Evidemment 2001 est un tournant. Après les attentats de New York
et la croisade proclamée contre l’Islam, la Suisse s’est
comportée en très bon élève. Dick Marty l’a dénoncé du reste :
la Suisse a permis le survol de son territoire aux avions de la
CIA alors qu’ils transportaient des prétendus suspects musulmans
dans des lieux de non droit, comme Guantanamo.
On est dans une période où
la surveillance des citoyens et des citoyennes, de leurs
opinions et activités, se renforce. Big Brother
is watching you. De nouveaux moyens technologiques très
sophistiqués sont mis en place : il est extrêmement facile pour
les polices outillées à cet effet de surveiller les gens. On a
assisté à une augmentation du contrôle des citoyens considérés
comme critiques ou contestataires par rapport à l’ordre établi.
Le contexte politique et social s’est modifié : l’ordre
néo-libéral ne supporte aucune résistance collective. Les
dominants cherchent par conséquent à étouffer dans l’œuf toute
contestation et à obtenir le plus de renseignements possible sur
tous ceux et toutes celles qui expriment une opinion critique.
De nombreuses mesures
prétendument anti terroristes ont été mises en œuvre à
différents niveaux. Le Ministère public de la Confédération
(MPC) a ouvert des enquêtes sur les milieux musulmans,
prétendument extrémistes, ou sur les activités de soutien au PKK
kurde en Suisse. Il a profité de ce climat pour mettre sous
surveillance de nombreuses personnes.
La Délégation de commission
de gestion des Chambres fédérales a été informée, en 2007 déjà,
du fichage de six députés bâlois d’origine kurde. Selon les
informations reprise par la presse (Le Temps,
27 juin 2008), il semble que plus de 110’000 personnes seraient
surveillées [1].
On est certes encore loin du chiffre de 900’000 personnes
fichées en Suisse révélé en 1989 ! [2]
La période de la guerre froide est révolue et l’on n’est plus
dans cet esprit de surveillance massive qui avait du reste
montré sa relative inefficacité ! Relevons tout de même que ce
fichage avait abouti à ce que de nombreuses personnes subissent
des interdictions professionnelles ou soient écartées d’emplois
publics. Il n’y a évidemment pas 110’000 personnes qui puissent
être soupçonnées, de manière fondée et concrète, de se préparer
à l’exécution d’actes relevant du terrorisme !
Silvia Cattori :
Les écoutes,
l’intrusion dans des ordinateurs, les perquisitions, sont-elles
compatibles avec les libertés fondamentales ?
Jean-Michel Dolivo :
Les écoutes téléphoniques et les contrôles sont, aujourd’hui
comme hier, mis en œuvre en dehors de toute décision
judiciaire ; on se trouve dans une situation totalement
arbitraire.
Silvia Cattori :
Ce chiffre de
110’000, s’il se confirme, vous paraît-il normal ? Est-ce à dire
que, parmi les gens listés aujourd’hui sur la banque des
données, il se pourrait que, comme avant 1989, des gens, qui ne
devraient pas l’être, ont été mis sous surveillance pour leur
opinion politique ? C’est-à-dire considérés comme une menace
contre la sécurité de l’État ?
Jean-Michel Dolivo :
Il n’y a pas de limite à la surveillance. Suite au scandale des
fiches, la législation fédérale avait été renforcée, notamment
pour que cette surveillance ne puisse être ordonnée que par un
juge et dans le cadre de l’ouverture d’une enquête pénale en
rapport avec des délits graves. Aujourd’hui, on constate que tel
n’est pas le cas : ni décision d’un juge ni enquête pénale
ouverte. Il suffit de soupçons policiers. C’est une logique très
dangereuse d’un État policier, qu’il s’agisse des services
fédéraux ou cantonaux. On décide, de manière totalement
arbitraire, que telle ou telle personne ou association constitue
un danger pour l’ordre public et qu’il convient de les mettre
sous surveillance.
Silvia Cattori :
La loi instituant
les « Mesures visant au maintien de la sûreté intérieure »
(LMSI), ne dit-elle pas clairement que personne ne peut être mis
sous surveillance, ni être « fiché », à cause de son engagement
politique. Or, n’a-t-on pas révélé que des étudiants ont été
engagés par nos services de renseignements pour espionner des
groupes de gauche [3],
et que la police politique cantonale de Zurich aurait espionné
de simples manifestants politiques [4] ?
Jean-Michel Dolivo :
Effectivement, cela met en évidence la continuité de
l’espionnage politique.
Silvia Cattori :
Alors que la Suisse
n’a jamais été confrontée à des attentats, notre gouvernement a
mis en tête de ses priorités la lutte pour la « sûreté
intérieure ». En 2006, nous avons eu la surprise d’apprendre
qu’un informateur espionnait les musulmans qui fréquentaient les
lieux de prières et de manière permanente l’enseignant suisse
Hani Ramadan [5].
Cela ne laisse-t-il pas penser que nos barbouzes établissent un
lien abusif entre terrorisme et musulmans ? Nos services
n’ont-ils pas inventé un ennemi intérieur qui n’existe pas ?
Jean-Michel Dolivo :
Le cas que vous citez met en évidence les ressorts de cet
espionnage. Il est commandité en violation de la loi fédérale
instituant les mesures visant au maintien de la sûreté
intérieure qui précise qu’il faut une présomption sérieuse pour
soupçonner une organisation ou une personne et rendre licite la
collecte d’information et limiter l’exercice du droit de liberté
d’association et de réunion.
Silvia Cattori :
Partant de simples
soupçons, les choses les plus anodines, rapportées par des
informateurs peu fiables, peuvent une fois archivées, à l’insu
des personnes espionnées, peser lourd, conduire en prison. Quel
véritable moyen les gens ont-ils pour prouver qu’ils n’ont rien
à se reprocher s’ils se sentent espionnés ? Qui décide que telle
personne peut représenter un danger pour la sécurité de l’État ?
Jean-Michel Dolivo :
C’est toute la problématique de la protection de la
personnalité. Je suis opposé à toute forme de surveillance
préventive. Qui détermine qu’il y a un danger ou soupçon
véritablement ? Où est la limite ? S’il n’y a pas de délit grave
ni même préparation concrète d’un tel délit, je ne vois pas
pourquoi il faudrait surveiller des personnes ! La loi fédérale
sur la protection des données (LPD) interdit la constitution de
fichiers sur des données sensibles comme sur les opinions et
activités politiques et syndicales. Elle devrait permettre de
corriger les abus dès lors que la collecte d’information et la
constitution de fichiers ne sont pas faits dans le cadre d’une
enquête pénale. Elle donne en principe aux personnes concernées
le droit de rectification, voire de destruction des données. Or,
dans les cas précités, toute cette récolte d’informations se
fait à l’insu des personnes en question. Celles-ci n’ont ainsi
aucun moyen de faire corriger les erreurs. Elles n’ont pas accès
à leur fichier, elles n’en connaissent même pas l’existence !
Aujourd’hui, le Préposé fédéral à la protection des données ne
vérifie pas efficacement ce qui se passe. C’est, pour
l’essentiel, une protection alibi.
De surcroît, il y a
aujourd’hui des entreprises de sécurité privées qui collectent
des informations pour les services de polices ou pour des
multinationales, voire pour les deux ! Cela s’est passé avec la
multinationale Nestlé espionnant l’association Attac. Ces
collectes de renseignements échappent bien entendu au contrôle
du Préposé fédéral. Et lorsque l’affaire a été découverte, les
agissements de Nestlé et de Securitas [6]
n’ont pas été considérés comme tombant sous le coup d’une
incrimination pénale. Un juge d’instruction qui ne cherche rien
ne trouve rien !
Silvia Cattori :
Si, sur la collecte
d’information par des agences de sécurité privées, le Préposé
fédéral à la protection des données n’a aucun contrôle en
matière de protection de la sphère privée, il y aurait donc là
un vrai problème [7] ?
Jean-Michel Dolivo :
Oui, cette protection est illusoire.
Silvia Cattori :
Sur ces questions de
surveillance, Jean-Philippe Walter le Préposé fédéral à la
protection des données, engage les citoyens à rester vigilants.
Il encourage les gens qui sont dans le doute à demander s’ils
sont inscrits sur une banque de donnée auprès des autorités.
C’est le seul moyen pour le Préposé de savoir s’il y a abus ;
car lors de chaque demande il peut vérifier son contenu [8].
L’avez-vous fait ?
Jean-Michel Dolivo :
Je l’avais demandé pour les anciennes fiches me concernant mais
je ne l’ai pas fait récemment. J’ai l’impression que ce n’est
plus aujourd’hui une préoccupation, même chez les personnes
engagées politiquement. Malheureusement, il y a une perte de
mémoire historique ; et ce, malgré le fait que l’on sait que
l’État met en place des instruments répressifs et de collecte de
données. Ce n’est pas non plus un sujet de préoccupation pour
une très grande majorité des jeunes militant-e-s d’aujourd’hui.
Silvia Cattori :
La collecte et le
fichage, est le fait de policiers cantonaux et de policiers
communaux. Ce sont les policiers locaux qui rédigent des
rapports sur les gens surveillés et leurs activités. Si une
personne veut savoir ce qu’il en est, comment doit-elle libeller
sa demande ? A quel service doit-elle l’adresser ?
Jean-Michel Dolivo :
Ce sont les législations cantonales qui règlent cette question.
Dans le canton de Vaud, par exemple, il faut s’adresser d’abord
aux autorités qui sont responsables du traitement des données,
soit les autorités de police communales ou cantonales. Il existe
ensuite un droit de recours au Préposé cantonal à la protection
des données (voir la loi cantonale sur le protection des données
LPrD).
Silvia Cattori :
Il y aurait
plusieurs milliers de personnes sous surveillance permanente.
N’est-il pas aberrant que l’on en soit arrivé à mettre les gens
sous surveillance, non plus sur la base d’une culpabilité mais
sur la base de soupçons ? La sûreté des citoyens est un droit
que l’État a le devoir d’assurer. Or, dans cette logique,
n’est-ce pas la sûreté intérieure de l’État qui prime, et non
pas la sûreté individuelle et la liberté d’opinion ?
Jean-Michel Dolivo :
Les intérêts des dominants, très largement représentés à tous
les niveaux de l’administration et des organes politique
étatiques, priment sur les libertés individuelles et les droits
fondamentaux des personnes. C’est « l’intérêt suprême de
l’État » qui est invoqué pour justifier la surveillance ou
l’espionnage des citoyens. Les cercles dirigeants combattent, en
dehors du cadre de l’État de droit dont ils se prétendent
pourtant les défenseurs, toute forme de contestation qui
pourrait remettre en cause leur pouvoir.
Il y a une criminalisation
systématique des mouvements de résistance et des mouvements
sociaux ; on les accuse de « terrorisme » alors qu’ils n’ont
rien à faire avec des actions terroristes. La dernière affaire
Coupat en France l’illustre bien. Il y a une volonté politique
de dé-légitimation de toutes les formes de contestation. Cette
question se pose également dans le cadre de la constitution de
banques de données de profil ADN. On a vu que des policiers
établissaient systématiquement ces profils dans le cadre
d’arrestations de squatters, à Genève ou ailleurs. En France, on
met, dans les banques de données des personnes qualifiées de
dangereuses, les profils ADN de manifestants ou de faucheurs
anti OGM par exemple. Il y a ensuite des procédures
d’identification qui sont lancées à travers l’exploitation de
ces profils ADN.
Silvia Cattori :
Il est légitime de
se demander si nos services de renseignements ne dérapent pas en
donnant une importance à une prétendue menace qui n’existe pas.
Selon M. Dick Marty, il y a des menaces bien plus graves que le
terrorisme pour nos systèmes démocratiques. Comme on l’a vu lors
de l’intrusion d’un espion dans la vie privée du Suisse Hani
Ramadan, on peine à voir une pertinence dans la décision de
mettre sous surveillance permanente des gens sur le critère de
la croyance musulmane. Nos autorités doivent-elles adopter la
logique de Tel Aviv et Washington qui veut qu’un croyant
musulman est potentiellement égal à un terroriste ? Cette option
stratégique n’a-t-elle pas pesé négativement dans les décisions
de la Suisse en matière de politique étrangère ?
Jean-Michel Dolivo :
La croisade de Bush dès 2001 a donné une légitimité à toute une
série de dérapages au nom de l’affirmation de la prétendue
supériorité de la civilisation occidentale chrétienne ! Toutes
les méthodes sont bonnes pour combattre la prétendue
islamisation et le fondamentalisme. On est allé jusqu’à mettre
en place des camps d’internement en dehors de tout contrôle
judiciaire, comme à Guantanamo ! Une négation même de tous les
droits fondamentaux, un retour à une forme de domination
extrêmement brutale.
Silvia Cattori :
Dans le cas de
Youssef Nada [9],
il a suffi que deux journalistes malveillants liés au
renseignement disent, sans l’étayer par aucune preuve, qu’il
avait des liens avec le mouvement de résistance Hamas pour que
son nom soit inscrit sur la liste noire de l’ONU [10].
Mme Calmy Rey, qui avait le pouvoir de refuser que M. Nada,
innocenté par deux tribunaux, soit soumis à des sanctions
incompatibles avec les droits fondamentaux individuels, ne l’a
pas fait. Dans la gestion de ces listes noires, on a clairement
assisté à des violations graves des traités internationaux.
Berne a choisi le camp de l’illégalité au lieu de celui de la
justice. Cette contradiction entre les valeurs et les principes
affichés et la politique étrangère du DFAE n’est-elle pas
indigne d’un pays qui est le dépositaire des Conventions de
Genève ?
Jean-Michel Dolivo :
Je suis de cet avis. Cela illustre combien cette chasse aux
prétendus « terroristes » conduit à des atteintes aux libertés
individuelles. Figurent sur ces listes, non pas des terroristes
avérés, mais des personnes qui n’ont rien à voir avec le
terrorisme. Ces listes sont une sorte de mise au pilori à
l’échelle internationale. Elles bafouent le principe de la
présomption d’innocence et impliquent la condamnation de
personnes qui n’ont rien à voir avec ce qu’on leur reproche.
Silvia Cattori :
En acceptant
d’appliquer des directives illégales, Mme Calmy Rey a-t-elle
choisi de préserver sa carrière ? N’est-ce pas le cynisme et les
effets médiatiques qui ont prévalu dans cette affaire ?
Jean-Michel Dolivo :
Elle a choisi sa carrière peut-être, mais surtout elle applique
une politique de gestion loyale et fidèle des affaires de la
bourgeoisie. La raison d’État l’emporte sur le respect des
libertés fondamentales. Mme Calmy Rey aurait pu s’opposer à ces
injustices mais elle aurait couru le risque de perdre sa place !
Silvia Cattori :
Depuis 2001, il y a
eu une intensification des échanges entre nos services de
renseignements et ceux de puissances étrangères. Des pays comme
les États-Unis et Israël ont obtenu que les services de
renseignement européens coopèrent avec eux avec une intensité
accrue. Tout cela ne peut qu’inciter nos démocraties à
poursuivre des « menaces » qui n’existent pas mais rendent les
services d’agents de la CIA et du Mossad indispensables. En
2006, un officier militaire israélien nous apprenait que des
policiers et des militaires suisses se rendaient souvent en
Israël pour se former à leurs méthodes. Quand on sait que le
Mossad a pour pratique d’inonder les services occidentaux
d’informations en large majorité fausses, tout en faisant croire
que ce sont des informations hautement sensibles, n’y a-t-il pas
de quoi s’inquiéter ? N’y a-t-il pas là, dans ces connivences
étroites avec des puissances en guerre, un facteur de
déséquilibre et de déstabilisation majeur ?
Jean-Michel Dolivo :
Les services secrets ont par définition une très grande
autonomie, ils fonctionnement sans aucun contrôle démocratique.
C’est une sorte d’État dans l’État. Ce qui est inquiétant est
que les services secrets suisses et les milieux du renseignement
ont noué des liens avec la CIA ou le Mossad comme vous l’avez
dit, mais aussi, à l’époque, avec les services secrets de
l’Afrique du Sud de l’apartheid. Ils sont donc en lien
privilégié avec tous les services secrets de
puissances qui mènent des opérations de déstabilisation
anti-démocratiques, d’atteinte aux libertés démocratiques de
mouvements d’opposition. C’est une sorte de « spécialité » des
services secrets suisses que d’avoir des liens privilégiés avec
des services secrets de pays comme les États-Unis, l’Afrique du
Sud de l’apartheid, Israël, la Grande Bretagne ! Il y a bien
entendu un rapport étroit avec le fait que la Suisse sert de
tête de pont pour le blanchiment d’argent sale et pour toutes
sortes d’opérations de barbouzes.
Silvia Cattori :
Que fait la police
fédérale des informations transmises par la CIA, obtenues sous
la torture et hors de toute juridiction ? Utilise-t-elle ces
informations tout comme celles collectées par des agents suisses
envoyés à Guantanamo en 2006 ? Autre révélation : la
transmission par la police fédérale (appelé alors Service
d’analyse et de prévention - SAP), à des services secrets
étrangers, de plus de 10’000 informations sensibles [11].
Tout cela ne semble pas intéresser une classe politique qui ne
raisonne qu’en termes électoraux ?
Jean-Michel Dolivo :
C’est vrai, l’establishment politique n’a aucune curiosité dans
ce domaine. La « chasse aux abus », pratiquée par exemple de
manière systématique et arbitraire en rapport avec les
prestations de l’assurance invalidité, n’a pas cours en matière
de respect des procédures garantissant les libertés
fondamentales !
Silvia Cattori :
Le rapport de l’ONU
sur les prisons secrètes, présenté le 8 mars 2010 [12],
a confirmé que, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme,
nos pays démocratiques ont laissé leurs services secrets en
dehors de tout contrôle. Il appelle les États à exiger plus de
transparence de la part de leurs services secrets. La Suisse a
laissé ses services tremper dans les opérations secrètes de la
CIA. Elle a autorisé les avions de la CIA à survoler son
territoire pour transporter des hommes que l’on conduisait
illégalement en des lieux de torture. Nos autorités ont-elles
fait toute la lumière sur la participation de nos services
secrets à ces activités criminelles ? Quel est votre sentiment ?
Jean-Michel Dolivo :
Les libertés démocratiques sont très souvent vidées de leur
substance même si formellement elles continuent à exister !
Silvia Cattori :
Les campagnes qui
calomnient les Arabes et les gens de confession musulmane
s’étalent dans nos médias, en toute impunité. Elles contribuent
à alimenter la peur et à donner une légitimité aux agressions
injustifiables par des armées occupantes en Afghanistan, Iran,
Pakistan et Palestine. Or les associations antiracistes, les
organisations communautaires, sont restées assez silencieuses à
ce sujet. Elles n’ont cessé jusqu’à tout récemment d’incriminer
exclusivement « l’antisémitisme ». Un phénomène qui a existé
dans les années 30 et qui est de nos jours exagéré par les
pro-israéliens à des fins d’instrumentalisation politique.
N’êtes-vous pas frappé par le « deux poids deux mesures » de la
part de ceux qui sont censés condamner tout racisme, et par le
laxisme de nos autorités quand il s’agit de la discrimination
des Arabes et des musulmans ? Ne pensez-vous pas que, ici comme
ailleurs, l’antiracisme est en crise ? Vous êtes-vous-même
membre de SOS racisme : quelle est votre réflexion à ce sujet ?
Jean-Michel Dolivo :
La campagne islamophobe est inadmissible. À ma connaissance, les
associations comme SOS Racisme ou le Mouvement de lutte contre
le racisme (MLCR) sont montées en première ligne pour combattre,
par exemple, l’initiative visant à interdire la construction de
minarets. Il ne faut pas confondre la critique nécessaire de
l’État d’Israël et de sa politique d’occupation en Palestine
avec l’antisémitisme. Les effets de la crise économique actuelle
ainsi que les politiques bourgeoises visant à la faire payer par
les plus pauvres renforcent les mécanismes identitaires,
discriminatoires et d’exclusion. C’est un terreau tout à fait
propice pour la xénophobie et le racisme. Malheureusement,
depuis de très nombreuses années, la gauche gouvernementale a
abandonné toute orientation politique permettant d’aller vers la
construction de ripostes unitaires et collectives face à cette
crise.
Silvia Cattori :
Il y a de plus en
plus de gens pour dire que les lois qui limitent la liberté
d’expression sont une hérésie. Ne faut-il pas libérer la
parole ? Demander la liberté d’expression pour tous et non pas
l’enfermer dans des lois qui s’avèrent injustes dès lors
qu’elles ne s’appliquent pas à tout le monde ?
Jean-Michel Dolivo :
En principe, je suis opposé à toute forme de criminalisation de
liberté d’opinion et d’expression. Qui fixe les limites ? Au nom
de quoi ? Je crois qu’il faut combattre par exemple les
politiques racistes et leurs expressions, pied à pied, dans tous
les espaces publiques et partout. Criminaliser permet aux
racistes de se présenter en martyrs ! L’introduction de
l’article 261bis du Code pénal en Suisse n’a pas été du tout un
instrument efficace pour lutter contre le racisme, au contraire.
(*) Jean-Michel
Dolivo, né en 1951, membre de solidaritéS, mouvement
anticapitaliste et écosocialiste, licencié en sciences
politiques et en droit, avocat, député au Grand Conseil vaudois.
[1]
Voir : « Ordre
social contre libertés fondamentales »,
par Jean-Michel Dolivo, Europe solidaire sans
frontières, 31 juillet 2009.
Voir également : « Offensive
pour les droits fondamentaux »,
communiqué de presse du 29 septembre 2006.
[2]
En 1989, éclate en Suisse le « scandale des fiches », établies
par la police politique, sans base légale, sur 900’000 personnes
et organisations (sur une population de 6.5 millions
d’habitants). 350’000 personnes ont demandé leur dossier ; un
dixième l’ont reçu « caviardé », c’est-à-dire censuré.
[3]
Le service de renseignement intérieur suisse recrutait des
étudiants pour infiltrer des groupes d’extrême gauche lors
d’annonces parues sur le site internet de l’Université de Zurich
et de l’EPFZ. Voir : « Jobs
d’espion pour étudiants », par
Monique Keller, 24Heures.ch, 27 août 2005.
[4]
Voir : « La
menace terroriste : un instrument pour limiter les libertés ? »,
par Silvia Cattori, silviacattori.net, 28
août 2008.
[5]
Le 23 février 2006 les résidents arabo-musulmans de Genève ont
la surprise de découvrir qu’ils sont étroitement surveillés. Un
des espions, Claude Covassi, un « personnage troublant et non
fiable » aux dires de celles des personnes espionnées qui l’ont
observé durant cette période, avait été identifié par elles bien
avant qu’il ne s’auto-dénonce. Il avait été mandaté par les
services de renseignements intérieurs suisses pour infiltrer le
centre islamique de Genève ainsi que des mosquées. Il aurait été
chargé d’user de méthodes illégales de façon à compromettre Hani
Ramadan, le directeur du Centre islamique de Genève, avec
« l’islamisme radical ». Pour les personnes espionnées qui
avaient accueilli Claude Covassi en frère, alors que celui-ci
établissait contre eux des fichiers, qui les marquaient à vie,
cette affaire d’intrusion est lourde, blessante, humiliante.
Etablies de manière douteuse, leurs fiches circulent toujours
entre services de divers pays. Et pour M. Hani Ramadan, qui
était la personne la plus spécialement visée par les
manipulations de Claude Covassi, ce qu’il a subi de violations
de vie privée est tout simplement inacceptable. Notre
gouvernement n’a jamais demandé d’excuses. Quand il s’agit de
citoyens de confession musulmane tout est-il permis ?
[6]
Le Groupe Securitas est un groupe suisse qui propose des
prestations de services de sécurité ainsi que des systèmes
d’alarmes (voir :
http://www.securitas.ch/). Securitas
mène aussi des opérations de surveillance et de renseignement au
sujet de personnes ou organisations privées. En juin 2008, un
reportage de la Télévision Suisse Romande a révélé que Securitas
aurait infiltré l’association ATTAC pour le compte de
l’entreprise Nestlé, voir : « L’œil
de Nestlé chez les altermondialistes d’Attac »,
par Olivier Chavaz, swissinfo.ch, 14 juin
2008.
[7]
Le Préposé peut savoir si une personne est « fichée » lorsqu’on
en fait la demande uniquement. Si c’est le cas, il peut lire son
contenu et savoir dans quelles circonstances la police a mis
cette personne sous surveillance. S’il découvre des erreurs, il
doit demander de les rectifier. Le Préposé ne dit pas si la
personne est surveillée. Il y a dans la loi, un paragraphe qui
accorde une exception. Cela concerne des gens qui, en cas de
fichage incorrect, se verraient refuser des postes. Le Préposé
fédéral peut, dans ce cas, fournir aux personnes qui en font la
demande, un bref résumé qui leur permet de savoir s’ils sont
fichés.
[8]
Voir : « Jean-Philippe
Walter : Nous sommes entrés dans une société de surveillance »,
par Silvia Cattori, silviacattori.net, 19
septembre 2008.
[9]
Voir : « L’incroyable
histoire de Youssef Nada », par
Silvia Cattori, silviacattori.net, 13 juin
2008.
[10]
Les listes noires de personnes et de groupements soupçonnés de
terrorisme ont été introduites en 1999. Après les attentats du
11 septembre 2001 Bush a décrété que les règles et les garanties
de l’État de droit ne sont pas valables pour lutter contre
l’Islam. Le Conseil de Sécurité a établi une liste de « présumés
terroristes », avec une série de sanctions à leur encontre,
telles que le gel de leurs avoirs et l’interdiction pour eux de
voyager, que la Suisse a acceptées. Depuis 2010, suite à la
motion Dick Marty, Berne a assoupli sa position à l’encontre de
personnes mises sur la liste noire de l’ONU, voir : « Une
victoire pour Dick Marty. Une reconnaissance pour Youssef Nada »,
par Silvia Cattori, silviacattori.net, 9
septembre 2009.
[11]
Le Tages-Anzeiger, quotidien zurichois,
révélait le 15 juin 2009 que le Service d’analyse et de
prévention (SAP) avait transmis à des services secrets étrangers
durant l’année 2008 plus de 10’000 informations sensibles sur
des personnes. La commission de gestion des chambres devait
obtenir des renseignements.
[12]
Voir : « Rapport
encombrant sur les prisons secrètes »,
par Carole Vann, swissinfo.ch, 9 mars 2010.
Les
interviews et analyses de Silvia Cattori
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