-Comment se présente la situation politique
dans le pays deux jours après le départ de Ben Ali du
pouvoir ?
La révolution démocratique est en marche. Le peuple
tunisien a réussi, dans un soulèvement historique, à déposer
le dictateur Ben Ali. A l’heure où je vous parle, il y a
deux visions politiques qui s’affrontent. La première est
celle menée par Mohammed El Ghannouchi, désigné par le
président autoproclamé pour constituer un gouvernement de
coalition nationale avec les partis dits légaux. Il faut
dire que le président par intérim et le Premier ministre
sont des caciques du régime. El Ghennouchi a entamé donc des
consultations avec, notamment, le Parti démocrate
progressiste, le Forum démocratique pour le travail et les
libertés et le parti Ettajdid qui affichent leur
disponibilité à faire partie d’un gouvernement de coalition
même avec le parti de Ben Ali, le Rassemblement
constitutionnel tunisien (RCD), le cœur du système Ben Ali
et qui a dilapidé toutes les richesses du pays au service
d’une seule famille et autour duquel gravitent des milices
qui tentent de semer le désordre.
La deuxième vision est représentée par la rue qui a
déposé Ben Ali et qui s’organise maintenant en des comités
populaires dans les villes et villages pour défendre la
sécurité des personnes et des biens, et les partis comme le
nôtre, PCOT, le Congrès pour la République de Moncef El
Marzouki, des structures régionales de l’UGTT, les
organisations de la société civile comme le Conseil national
tunisien pour les libertés, les avocats et les militants des
droits de l’homme. Ce bloc refuse donc de travailler avec
les hommes de Ben Ali et exige la mise en place d’un
gouvernement d’union nationale sans les sbires de l’ancien
régime. Le passage vers la démocratie ne peut se faire avec
les caciques de Ben Ali. La dictature ne se démocratise pas.
Le passage vers la démocratie nécessite l’élection d’une
Assemblée constituante qui mettra en place les nouvelles
institutions.
-Donc, ce n’est pas encore la victoire finale
contre l’ancien régime…
Sans doute, nous sommes à mi-chemin de la victoire
finale. Les hommes de Ben Ali tentent de voler la victoire
au peuple. Nous considérons que les manœuvres d’El
Ghannouchi et du président par intérim ainsi que le
président de la Chambre des conseillers, qui est un des
hommes de main de Ben Ali les plus cruels, sont une menace
pour la révolution. Il y a risque de voir cette belle
indépendance récupérée par ceux-là mêmes qui, il y a
quelques mois, réprimaient et opprimaient le peuple
tunisien. Nous sommes très vigilants et nous demandons aux
partis qui veulent prendre part au gouvernement d’El
Ghannouchi de faire attention, la colère du peuple ne s’est
pas estompée.
-Pourquoi n’êtes-vous pas associés aux
consultations menées par El Ghannouchi ?
Il faut souligner que nous sommes toujours considérés
comme des partis «illégaux» comme au temps de Ben Ali, alors
que c’est le combat d’une génération de militants qui ont
connu les pires atrocités dans les prisons de Ben Ali et
l’exil. C’est le combat d’un peuple qui en a ras-le-bol de
la terreur et de l’injustice d’un pouvoir tyrannique et qui
a décidé d’en finir définitivement avec un régime et les
hommes qui le symbolisent. Il est évident que nous ne soyons
pas associés à des consultations menées par un des symboles
justement de l’ancien régime. Nous aussi nous refusons de
travailler avec lui. Tout comme le peuple, nous exigeons son
départ. Nous voulons une rupture radicale avec l’ancien
régime. El Ghannouchi doit rendre le pouvoir pacifiquement
au peuple.
-Et pourquoi les partis «légaux» ont accepté
de composer avec El Ghannouchi ?
De notre point de vue, ces partis ont commis une erreur
en acceptant la proposition d’un gouvernement de coalition
nationale sous la direction d’un Premier ministre qui est là
depuis des années. Nous craignons fort le retour à un 7
novembre et l’avortement de la révolution démocratique. Il
ne faut pas qu’on soit naïfs, les hommes de Ben Ali sont en
train de manœuvrer pour se maintenir au pouvoir et échapper
ainsi à des poursuites. Je dois dire aussi que les partis
qui ont accepté de travailler avec El Ghannouchi de tout
temps sont en embuscade et ne demandent qu’une part du
pouvoir. Ils étaient aux aguets lors des événements. A aucun
moment, ils ont exigé le départ de Ben Ali, se contentant
d’appeler à des réformes et laisser Ben Ali y aller jusqu’à
la fin de son mandat.
-Que faut-il donc pour faire aboutir cette
révolution ?
Les Tunisiens ne vont pas rentrer chez eux tant que les
barons de l’ancien régime sont encore là. Il y aura encore
des manifestations de rue jusqu’à faire tomber le régime.
Les Tunisiens s’organisent dans les villes et les quartiers.
Si les hommes de Ben Ali avec la complicité des partis qui
ont accepté de faire partie du gouvernement de coalition
sous les institutions de la dictature pourraient connaître
le même sort que Ben Ali.
-On s’interroge sur le rôle et le poids de
l’armée dans cette phase cruciale…
L’armée tunisienne a de tout temps été écartée du
pouvoir. Il faut rappeler que la Tunisie sous Ben Ali était
un véritable Etat policier. L’appareil sécuritaire était
structuré autour du ministère de l’Intérieur avec des
milices parallèles composées des éléments du parti au
pouvoir, le RCD. Le tout est contrôlé par le dictateur Ben
Ali et sa belle-famille qui avait une grande une influence
sur l’appareil policier. Le fait que l’armée était écartée
du pouvoir lui permet de jouer un rôle dans cette phase.
Nous avons toujours appelé cette armée pour justement
intervenir afin de déposer Ben Ali. Elle jouit d’une
autorité morale pouvant lui permettre d’agir dans l’objectif
d’assurer le passage à la démocratie.