Opinion
Georges Corm,
ancien ministre libanais des Finances et
spécialiste du Proche-Orient * : « Il
pourrait y avoir de la violence en
Egypte, mais point de guerre civile
ouverte »
Écrit par FARID ALLOUACHE
Lundi 22 juillet 2013
L’Egypte
n’arrête pas de surprendre. Et pour
cause, révolution et contre-révolution
cohabitent. Tantôt le pouvoir paraît
être tombé entre les mains des
militaires, tantôt entre les mains du
peuple de la place Tahrir. Le pays est
entré brutalement en ébullition, faisant
ainsi craindre le pire. Ce qui se passe
ne peut laisser indifférent, vu
l’influence de l’Egypte sur le reste du
monde arabe et musulman, et ce, depuis
les temps les plus reculés. Pour
comprendre les évènements qui se
déroulent dans ce grand pays arabe et
africain, nous nous sommes adressés à M.
Gorges Corm, l’un des plus grands
spécialistes des questions de la
mondialisation et du Proche-Orient.
Reporters : En
Egypte, l’armée est intervenue pour
destituer un président islamiste élu
après une année de pouvoir au sommet de
l’Etat. Selon vous, ce scénario était-il
prémédité ?
Georges Corm : Non, je ne le pense pas
du tout. L’armée était loin d’être
hostile aux Frères musulmans après la
chute de Moubarak. Le président de la
Commission de réforme de la Constitution
nommé par elle, Tarek Bichri, était
proche de ces milieux. Je pense qu’ils
ont vu dans l’arrivée des Frères en
dernière minute dans la première vague
révolutionnaire un élément de stabilité
face aux demandes libertaires. Par la
suite, ils se sont aperçus qu’ils
avaient été bernés par eux (limogeage du
maréchal Tantaoui et du général Annan)
et que les Frères investissaient l’Etat
de toutes parts et probablement
tentaient d’infiltrer l’armée. L’ampleur
du mouvement populaire de révolte contre
ce mouvement des Frères a précipité
l’intervention de l’armée à leur côté
pour chasser le président Morsi qui
n’avait guère montré de souplesse.
Pour certains observateurs de la scène
égyptienne, la guerre civile a déjà
commencé dans ce pays. Partagez-vous cet
avis ?
Non. La longue histoire de l’Egypte
n’est pas caractérisée par des
mouvements populaires violents de
contestation. Même la révolte de 2011
est restée totalement pacifique, tout
comme celle de la Tunisie. Par contre,
le mouvement des Frères musulmans a
toujours eu un double visage : celui
d’un mouvement politique moderne ouvert
au dialogue en apparence et celui d’un
mouvement clandestin fascisant pouvant
pratiquer la violence, comme il l’a
souvent fait au cours des décennies
précédentes : assassinats de
personnalités politiques, tel le
président Sadate, ou tentatives
d’assassinat comme par exemple sur le
président Nasser ou sur le célèbre
écrivain Najeeb Mahfouz, prix Nobel de
littérature (et bien d’autres), ou
encore attaques sanglantes de groupes de
touristes étrangers. Il pourrait donc y
avoir de la violence en Egypte, mais
point de guerre civile ouverte.
Qu’est-ce qui aurait pu se passer si
l’armée égyptienne s’était gardée de ne
pas faire le coup contre le président
Morsi ?
Je pense qu’en tout état de cause,
l’armée serait intervenue, car la mise
sous contrôle de l’Etat et de la société
d’un parti politique à référent
religieux massif, s’érigeant en seul
interprète de l’islam, aurait été
intolérable pour l’armée égyptienne,
gardienne de la stabilité politique de
l’Egypte depuis le coup d’Etat des
officiers libres en 1952 et l’appui
populaire massif dont a pu jouir le
président Gamal Abel Nasser.
Qu’en est-il des anti-Morsi ? Les
masses qu’ils représentent font-elles
partie d’un même camp idéologique ?
Oui, je pense que le mouvement Tamarroud
porte bien son nom. Il rassemble
vraiment tous les Egyptiens qui veulent
en finir avec le règne de la gabegie et
de la corruption, la confiscation des
libertés individuelles par des
mouvements théologico-politiques, les
profondes inégalités sociales et une
politique étrangère qui a mis l’Egypte à
la traîne sur le plan régional. Le parti
salafiste Al Nour n’a fait, en principe,
alliance avec lui que pour marquer son
opposition aux Frères musulmans et non
parce qu’il serait dans une mouvance
libertaire. Il a d’ailleurs refusé de
participer au nouveau gouvernement. Cela
dit, il y a dans la coalition Tamarroud
des sensibilités très différentes : des
libéraux et néo-libéraux, des
nationalistes nassériens, des tendances
socialisantes en économie.
La chute de Morsi illustre-t-elle
l’incapacité de l’islam politique à
gérer les affaires de la cité comme
l’avancent certains analystes ?
Cette chute illustre surtout l’échec du
mouvement des Frères musulmans à
coexister avec les autres nombreuses
forces politiques de l’Egypte, mais
aussi avec les Coptes qui se sont vus
encore plus minorisés qu’avant ; en sus
de leur échec à mieux gérer les
problèmes socioéconomiques et financiers
aigus de l’Egypte. Par ailleurs, ces
présupposés doctrinaires n’ont pris de
l’importance que dans le cadre de la
lutte anticommuniste et antinationaliste
arabe où la coalition des Etats-Unis, du
Pakistan et de l’Arabie saoudite a
pratiqué une instrumentalisation
scandaleuse de la religion musulmane qui
dure hélas jusqu’aujourd’hui et qui sème
des discordes violentes dans beaucoup de
pays arabes et musulmans entre les
pratiques différentes de l’Islam par
diverses communautés se réclamant de
cette religion.
Quelles sont, aujourd’hui en Egypte,
les forces susceptibles d’assurer une
transition sans heurt ?
Il faut espérer que la coalition
actuelle restera soudée et qu’elle
pourra rapidement faire du bon travail
économique et social, car la situation
est vraiment très mauvaise. Cette
coalition représente massivement la
classe moyenne, les syndicats ouvriers
et toutes les forces de la société
civile à tendance laïque.
Sitôt le président Morsi tombé,
certaines monarchies du Golfe n’ont pas
hésité à venir à la rescousse des
nouvelles autorités. Comment
analysez-vous ce fait ?
Il est effectivement intéressant de
noter que l’Arabie saoudite, première
puissance musulmane au monde
exportatrice de radicalisme religieux,
les Emirats arabes unis et le Koweït ont
immédiatement apporté leur soutien au
changement survenu en Egypte. C’est une
chose que de soutenir des mouvances
islamiques clientes, c’en est une autre
de les voir arriver au pouvoir et par
les urnes dans le plus grand pays
arabe ! Ce qui pourrait à terme menacer
les régimes monarchiques conservateurs
et usés de la Péninsule arabique. Je
pense que le changement survenu de façon
abrupte à la tête de la principauté de
Qatar (retrait du pouvoir de l’Emir et
de son cousin Premier ministre, tous les
deux hyperactifs sur la scène arabe par
leur soutien aux diverses mouvances
islamiques, y compris les plus radicales
et les plus violentes, notamment en
Syrie) doit s’interpréter dans ce
contexte et dans celui de la rivalité du
Qatar et de l’Arabie saoudite dans la
prééminence hégémonique sur le monde
arabe.
L’Egypte est au centre du Monde
arabe, quel impact aura la crise que ce
pays connaît sur l’avenir de cet
ensemble géopolitique ?
L’Egypte traverse une période difficile,
mais fertile de son histoire
contemporaine, dont le déroulement futur
influencera largement le reste du Monde
arabe. Les manifestants contre le
pouvoir des Frères ont eu des slogans
très hostiles aux Etats-Unis. Le
rétablissement de la dignité nationale
égyptienne, ce n’est pas seulement des
élections et plus de libertés
individuelles, c’est aussi une révision
du traité inégal de Camp David qui
limite la souveraineté égyptienne sur le
Sinaï (ce qui permet aux mouvances
radicales islamistes d’y sévir à leur
aise) et le droit naturel de l’Egypte
d’aider les Palestiniens à résister
efficacement à la poursuite scandaleuse
de la colonisation de la Cisjordanie
contraire au droit international et du
blocus économique de la population
asphyxiée et misérable de la bande Gaza.
L’avenir dira si le mouvement
révolutionnaire laïc en Egypte pourra
aller jusqu’au bout de sa logique, ce
qui pourrait contribuer de façon
fondamentale à sortir le monde arabe de
sa stagnation et de son
sous-développement.
Comment peut-on expliquer la réaction
défavorable de l’Occident à la
destitution du chef de l’Etat, Morsi,
alors qu’il semblait avoir d’excellents
rapports avec l’oligarchie militaire
égyptienne ?
Comme à l’accoutumée, notamment en
janvier 2011, il y a eu beaucoup de
tergiversations, et les médias
occidentaux ont adopté le verdict du
« coup d’Etat » militaire.
L’ambassadrice américaine en Egypte
s’est faite copieusement conspuer par
les manifestants en raison de la
sympathie ouverte qu’elle a exprimée à
Morsi et aux Frères musulmans. De façon
générale, depuis le début des
révolutions arabes, l’Occident a
manifesté une très grande sympathie pour
les mouvances islamiques et
panislamiques. Leur cauchemar serait le
retour au nationalisme arabe laïc des
années cinquante et soixante que les
anciennes puissances coloniales, tout
comme les Etats-Unis, ont férocement
combattu. Ce type de nationalisme s’il
revenait au pouvoir mettrait en danger
les intérêts politiques et économiques
et l’hégémonie de l’Occident sur cette
région stratégique du monde, ainsi que,
entre autres, la scandaleuse
colonisation de la Cisjordanie par
Israël en infraction patente au droit
international, de même que le blocus de
la bande de Gaza qui fait de sa
population une des plus miséreuses au
monde. Aussi, les Etats occidentaux
ont-ils toujours eu beaucoup de
tendresse et d’affection pour les
différentes formes d’islam radical
cosmopolite qui considère le
nationalisme arabe comme impie et à
combattre.
* Natif d’Alexandrie et de
nationalité libanaise, Georges Corm est
ancien ministre des Finances du Liban.
Docteur en droit de la Faculté de droit
et des sciences économiques de Paris
(1969) et diplômé de l’Institut d’Etudes
politiques de Paris - section économique
et financière (1961), M. Corm a consacré
à aux thèmes de la mondialisation et du
Proche-Orient de nombreux ouvrages.
On peut citer, entre autres, Le nouveau
désordre économique mondial (La
découverte, 1993, 1994) ; Histoire du
pluralisme religieux dans le bassin
méditerranéen (L.G.D.J., 1972 et
Geuthner, 1998) ; L’Europe et l’Orient.
De la balkanisation à la libanisation.
Histoire d’une modernité inaccomplie (La
Découverte, 1988, 2002, 2004) ; Le
Proche-Orient éclaté (Folio/histoire,
1983, 1988, 1997, 1990, 1999 – prix de
l’Amitié franco-arabe, 2002, 2004, 2005,
2007) ; Orient-Occident : la fracture
imaginaire (La Découverte 2002, 2004) ;
Histoire du Moyen-Orient. De l’Antiquité
à nos jours (La Découverte, 2007,
2008) ; L’Europe et le mythe de
l’Occident. La construction d’une
histoire (La Découverte, 2009).
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