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Amérique latine
Eduardo Galeano:
« L'Amérique Latine exorcise la culture de l'impuissance »
Vendredi 8 janvier 2010
Entrevue avec
Eduardo Galeano, par Ana Delicado
L’auteur et l’intellectuel uruguayen fait
l’éloge d’une redécouverte latino-americaine qui cherche
récupérer la dignité et la diversité [NDT : Galeano est l’auteur
du livre culte "Les veines ouvertes de l’Amérique Latine"]
L’auteur et le journaliste uruguayen
Eduardo Galeano consacré il y a presque 40 ans avec le livre
"Les veines ouvertes de l’Amérique latine", l’oeuvre que le
président vénézuélien, Hugo Chavez, a choisie de donner à son
homologue américain , Barack Obama. Mais la fascination que
Galeano éveille subsiste jusqu’à aujourd’hui. Un témoignage
quotidien de cette admiration : pendant l’entrevue, qui s’est
déroulée dans un café de Buenos Aires, un homme s’est approché
avec discrétion avec sa fille et il s’est assis à une table
proche pour pouvoir l’écouter. Son dernier livre "Miroirs",
parle d’un monde contradictoire qui a de la peur de se voir, et
de se reconnaitre.
Comment voues définissez l’Amérique
latine ?
C’est une terre de rencontres de beaucoup de diversités : de
culture, religions, traditions, et aussi de peurs et
d’impuissance. Nous sommes différents dans l’espoir et dans le
désespoir.
Comment cette variété influence le
présent ?
Durant ces dernières années il y a un processus de renaissance
latino-américaine dans lequel ces terres du monde commencent a
se découvrir elles-mêmes dans toute leur diversité. Ce que l’on
a appelé découverte de l’Amérique a été, en réalité, une
dissimulation de la diversité de la réalité. L’Amérique est
l’arc-en-ciel terrestre, qui a été mutilé durant quelques
siècles de racisme, de machisme et de militarisme. Ils nous ont
laissé aveugles de nous-même. Il est nécessaire de récupérer la
diversité pour célébrer le fait que nous sommes plus [NDT :
divers, riches, complexes] que ce qu’ils nous ont dit.
Cette diversité peut-elle être un
empêchement pour l’intégration ?
Je crois que non. Toute unité fondée sur l’unanimité est une
fausse unité qui n’a pas d’avenir. La seule unité digne de foi
est l’unité qui existe dans la diversité et dans la
contradiction de ses différentes parties. Il y a un triste
héritage du stalinisme qu’on a appelé "socialisme réel" tout au
long du 20° siècle, cela a trahi l’espoir de millions de
personnes justement parce qu’on a imposé ce critère, celui que
l’unité c’est l’unanimité. On a confondu ainsi la politique avec
la religion. On a appliqué des critères qui étaient habituels
dans les temps de la Sainte Inquisition, quand toute divergence
était une hérésie digne de punition. Cela est une négation de la
vie. C’est un sort de cécité qui t’empêche de te mouvoir parce
que le moteur de l’histoire humaine est la contradiction.
La diversité peut-elle établir des chemins
irréconciliables de vie ?
Non jamais. En tout cas, il ne faut pas avoir peur de la vérité
de la vie. Il faut la célébrer, parce que meilleur de la vie
c’est sa diversité. Le système qui domine la planète nous
propose une option très claire. Il faut choisir, de voir si tu
désire mourir de faim ou d’ennui. Je ne veux mourir d’aucun des
deux. Le système dominant d’aujourd’hui nous impose une vérité
une seule, une seule voix, la dictature de la pensée unique qui
nie la diversité de la vie et qui par conséquent la rétrécit,
elle la réduit à presque rien. Le meilleur de ce que le monde a
réside dans la quantité de mondes qu’il loge, et cela vaut à son
tour pour l’Amérique latine. Le meilleur d’elle c’est la
quantité des Amériques qu’elle contient.
Vous parliez d’une redécouverte
latino-américaine. Un exemple ?
La Bolivie, avec Evo Morales, elle a redécouvert sa diversité
avec beaucoup de dignité et avec la fierté de dire : « Nous
sommes divers, et sommes indigènes. Mais non seulement
indigènes. Nous sommes divers ». Il est évident que la Bolivie
est un pays comme le Paraguay, et jusqu’à un certain point
l’Uruguay, soumis dans une certaine mesure au poids asservissant
des grands voisins, et surtout du Brésil, qui s’oppose
actuellement à ce que chaque pays ait un vote dans la Banque du
Sud.
Quelle est la force de ce projet ?
La Banque du Sud est la base financière de l’unité
latino-americaine, un projet de Chávez certainement. Il est né
comme une réponse à la dictature financière du Fonds Monétaire
International et de la Banque Mondiale, où n’existe pas le
système « d’un pays, un vote ». Les votes dépendent du capital
investi : tant d’argent, tant de votes, de sorte que le Fonds
est dirigé par cinq pays, et la Banque par huit, même si l’un
est appelé Mondial et l’autre International.
Peut-il récupérer un fonctionnement
démocratique ?
C’est très difficile, pour la simple raison que la démocratie a
été plus formel que réelle dans les processus historiques
latino-americains. Et dans les démocraties, pour qu’elles le
soient vraiment, elles ne doivent pas régir des relations
verticales ou hiérarchiques, où il y a une autorité et des
exécutants. Elles doivent être horizontales, solidaires, égales
entre elles capables de se respecter et de se reconnaître, parce
que la vérité c’est que nous ne nous connaissons pas. Nous
devons nous connaître pour commencer à nous reconnaître, pour
savoir tout ce que nous pouvons apprendre de l’autre. Depuis la
conquête espagnole nous avons été formés par des empires
successifs à l’ignorance mutuelle, au divorce et à la haine
mutuelle. La spécialité latino-americaine est la guerre entre
voisins.
Le Brésil peut faire valoir que, puisqu’il est plus grand, il
doit avoir davantage de voix.
Cela part de la base dont la grandeur coïncide avec
grandiloquent. Mon expérience m’a enseignée que la grandeur
n’habite pas le grandiloquent. Elle est dissimulée dans les gens
anonymes, dans le jour après jour qui paraît insignifiant et
indigne d’attention. Le grandiloquent est généralement très
mesquin et avec un petit esprit. Je ne veux pas dire que le
Brésil ait un petit esprit, mais il ne faut pas confondre où est
la grandeur brésilienne, qui réside parmi les moins bien traités
de ses citoyens.
Des héros anonymes ?
Dans une conversation on m’a demandé quel était mon héros
préféré. J’ai dit : « Le jour où j’allais à l’aéroport pour
entamer ce voyage j’ai pris un taxi, et j’ai discuté avec le
conducteur. Le chauffeur travaillait dans le taxi entre 10 et 12
heures par jour, mais ensuite il avait un autre emploi. Il
dormait entre trois et quatre heures par jour pour donner à
manger à son fils. Pour lui les dimanches n’existaient pas, il
ne se rappelait pas non plus à quoi ils ressemblaient ».
Celui-là est mon héros préféré.
Avant on disait que le moteur de
l’histoire humaine est la contradiction. Croyez-vous qu’il y ai
des contradictions nuisibles ?
Il ne doit pas être ainsi. Toute contradiction est un signal de
mouvement. En effet il y a des injustices objectivement
nuisibles. En Amérique latine, l’abîme qui sépare ceux qui ont
de ceux qui sont dans le besoin, à la minorité dominante de la
majorité dominée, est chaque fois plus grand. L’Amérique Latine
est une région inégale dans un monde chaque fois plus injuste,
où ceux qui sont affamés dépassent le milliard de personnes.
Observe-t-on de nos jours un changement
significatif en Amérique latine ?
Oui. Il se produit quelque chose de très beau, qui est une sorte
d’exorcisme collectif des vieux démons. Et d’autres nouveaux
aussi. Un de ceux qu’a laissé l’héritage colonial a été la
culture de l’impuissance, qui te met l’idée dans la tête que
« il n’est pas possible » de changer les choses. Et cela vaut
pour les pays pauvres et pour ceux qui sont riches. Parce que le
Vénézuéla est un pays objectivement riche, il a du pétrole, mais
ce concept de l’impuissance y a été intériorisé c’est un fait
contre lequel le pays essaye maintenant de combattre. C’est un
combat difficile, parce que la culture du pétrole forme pour
acheter et non pour créer.
Qu’est-ce que vous voulez dire ?
On te forme avec l’idée qu’il ne faut pas travailler pour créer
des choses si l’on peut les consommer. C’est la culture de
consommation, non de création. Née de la culture de
l’impuissance, qui est la pire des héritages coloniaux. Il
t’enseigne à ne pas penser avec ta tête, à ne pas sentir avec
ton propre coeur, et à ne pas bouger avec tes propres jambes. On
te forme pour marcher en chaise roulante, pour répéter des idées
étrangères et pour éprouver des émotions qui ne sont pas
tiennes.
Les gauches de l’Amérique latine
sont-elles différentes ?
Il y a de tout, par chance, justement parce que nous sommes
divers. C’est pourquoi c’est très injuste de généraliser,
surtout quand la généralisation proviend de regards étrangers,
qui regardent te jugent, et en te jugeant te condamnent. Il y a
un complexe de supériorité qu’ont les pays dominants dans le
monde, qui imposent les conditions pour obliger les autres à
passer les examens de la démocratie, qui sont les grands
enseignants pour décider qui est démocrate et qui ne l’est pas,
quels processus sont bien et lesquels sont mauvais. Et quand ces
professeurs de démocratie viendront nous juger, nous surveiller
depuis dehors et nous condamner à l’avance, ils exerceront un
droit de propriété qui est l’un des droits les plus répugnants.
Quelles différences y-a-t-il entre les
présidents du Vénézuéla, de l’Équateur et de la Bolivie ?
Beaucoup, parce qu’ils sont des expressions de trois pays
différents. La liste des différences est interminable. Mais la
liste des coïncidences entre les pays qui cherchent des chemins
de libération après des siècles d’oppression et de négation d’eux-même
n’est pas tellement interminable. Ce sont les expériences
différentes de trois pays qui décident de cesser de cracher sur
le miroir, d’arrêter de haïr leur propre image, de se permettre
de regarder avec les yeux de ceux qui les méprisent.
Quel rôle accomplit le Brésil dans ceci ?
Un rôle très important, mais le problème c’est la tentation d’un
mot abominable : le leadership. Tous les pays s’attribuent
l’intention de l’exercer et cela génère des relations
contaminées par l’ordre hiérarchique qui nie l’égalité de
droits. Je ne veux que personne soit mon leader. Je ne veux pas
commander ni être commandé. Je ne suis pas né pour obéir. Je
suis né pour exercer ma liberté de conscience. Je ne peux pas
accepter l’idée que parmi les personnes ou parmi les pays il y
ait des conducteurs ou des conduits. Il faut aller vers une
société vraiment libre.
Qu’est-ce que vous pensez de la réélection
présidentielle ?
Je n’aime pas beaucoup, parce que cela implique un certain
attachement au pouvoir et cela n’est recommandable en aucun cas.
Le pouvoir en lui, bien qu’il soit un petit pouvoir, empoisonne
assez l’esprit. Je sais qu’il faut l’exercer, mais en sachant
qu’il est dangereux. Le pouvoir produit des monarchies, des
pouvoirs absolus, des voix qui n’écoutent que leurs propres
échos incapables d’écouter d’autres voix.
D’où convient cette tentative de se
perpétuer dans le leadership ?
En Europe on l’attribue à l’héritage du caudillisme en Amérique
latine, au sous-développement, à l’ignorance, à notre tendance
au populisme et à la démagogie. Mais il faut regarder l’histoire
des pays dominants pour voir jusqu’à quel point eux ils ont été
soumis à la volonté, par exemple, d’un type complètement fou
comme Hitler. C’est invraisemblable : dans le pays le plus
cultivé d’Europe, des millions de personnes l’acclamaient. Et
les leaders de maintenant, Qu’est-ce qu’ils pensent venir nous
enseigner ? L’Uruguay a une démocratie plus ancienne que la
majorité des pays européens. Et en matière de droits de l’homme,
il a conquis avant les Etats-Unis et beaucoup de pays européens
la journée de travail de huit heures, le droit au divorce, et
l’éducation gratuite et obligatoire.
Pourquoi y-a-il à peine des relations
entre l’Amérique latine et l’Afrique ?
C’est un scandale. Cela provient du système éducatif et des
moyens de communication. Dans la majorité des pays de l’Amérique
latine il y a une influence africaine énorme : dans la cuisine,
le sport, le langage, l’art. Et toutefois, de l’Afrique, nous ne
savons rien.
Pourquoi ?
Par racisme. Nous savons ce que nos maîtres de siècle en siècle
ont voulu que nous sachions, et de de nous nous ignorons presque
tout parce que cela leur convenait. Par exemple, cela ne leur
convenait pas que nous sachions que ces esclaves qui sont
arrivés de l’Afrique chargés comme des choses apportaient leurs
dieux, leurs cultures. De toute façon, le problème avec
l’Afrique né du racisme et de l’exploitation esclavagiste n’est
pas latino-americaine, mais de toutes les Amériques. C’est
pourquoi l’élection d’Obama m’a paru digne d’être célébrée, bien
qu’ensuite ce qu’il a fait ne me convainque pas trop.
Que représente Obama ?
Un de mes enseignants, don Carlos Quijano, avait l’habitude de
dire : « Tous les péchés ont une rédemption. Tous sauf un. Il
est impardonnable de pécher contre l’espoir ». Avec le temps
j’ai appris combien il avait raison. Regrettablement, Obama
pèche contre l’espoir que lui-même a su réveiller, dans son pays
et dans le monde. Les frais de guerre ont augmenté, ils dévorent
maintenant la moitié de leur budget. Une défense contre qui,
dans un pays envahi par personne, qui l’a envahi et continue à
envahir presque tous les autres ? Et le comble, cette blague de
mauvais goût : recevoir le prix Nobel de la Paix en prononçant
une éloge à la guerre.
Quelles sont, à son avis, les
peurs du 21° siècle ?
L’art de raconter est né de la peur de mourir. C’est dans les
mille et un des nuits. Chaque nuit, Sherezade racontait une
nouvelle histoire pour un nouveau jour de vie. Mais je crois
aussi que la peur de vivre est pire que la peur de mourir. Et il
me paraît que l’affaire, dans ce monde et en ce temps, est
celle-là : la peur de se souvenir, la peur d’être, la peur de
changer. Soit : la peur de vivre.
Vous voyez un exemple de cette
peur dans le Sommet de Copenhague ?
Les assassins de la planète versent de temps à autres une larme,
pour que les déargentés sachent qu’eux aussi ils ont un petit
coeur. Mais c’est du pur théâtre. Ils savent bien que les
modèles de vie d’aujourd’hui, qu’ils imposent, sont des modèles
de mort. Je me demande vers quelle planète iront ceux choisis
par le Seigneur quand ils auront fini d’exploiter la Terre
jusqu’à la dernière goutte
Source :
Prensa Rural
"América Latina está exorcizando la
cultura de la impotencia"
Traduction : Primitivi
Dossier Amérique latine
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