Entretien
Haytham Manna
Pourquoi la violence n'est pas la
solution en Syrie
Jean-Christophe Ploquin
Photo:
D.R.
Jeudi 20 mars 2014
http://paris-international.blogs.la-croix.com/...
« L’opposition syrienne est
très vite tombée dans un piège »
Haythem Manna, responsable du
Comité de coordination nationale pour un
changement démocratique en Syrie
Mardi 11 mars, à la
terrasse d’un café du 6° arrondissement
Machinalement, en le retrouvant, on
lui a posé la question : « ça va » ?
Haytham Manna répond avec un triste
sourire : « pour
un Syrien, il est difficile de répondre
‘oui’« . Ce médecin de formation,
qui a enquêté pendant plus de vingt ans
sur
les violations des droits de l’homme
dans le monde arabe – et au-delà -,
est aujourd’hui au chevet de son propre
pays, la Syrie.
Opposant de toujours, il est pourtant
resté à l’écart de la Coalition
nationale syrienne (CNS), considérée
notamment par la France comme la seule
alternative au régime de Bachar al Assad.
Il s’est fait le porte-parole à
l’étranger d’un autre rassemblement, le
Comité national de coordination pour le
changement démocratique en Syrie (CNCD),
créé le 15 juin 2011. Militant laïque,
il refuse toute allégeance aux
mouvements islamistes qui ont pris le
contrôle de la rébellion armée.
Haytham Manna a obtenu l’asile
politique à Paris en 1978, alors que le
régime de Bachar Al-Assad était à ses
trousses. Depuis trois ans, il a visité
une quarantaine de pays et rencontré des
responsables influents sur la scène
internationale, pour défendre ses
thèses. En France, paradoxalement, le
ministère des affaires étrangères
l’ignore.
« Quand on s’arme, on se rend
dépendant d’un autre »
« La violence, dès qu’on choisit
cette option, on n’est plus maitre de
son destin », explique Haytham Manna
lors d’un entretien qui se déroule à la
table d’un café parisien, alors que le
conflit en Syrie bascule dans sa
quatrième année. « Quand on s’arme, on
se rend dépendant d’un autre. Or ces
autres, ce ne sont pas des organisations
de charité ».
« Dans un conflit
confessionnel, il n’y a que des
perdants »
« Lorsque certains opposants, fin
2011, ont décidé qu’il n’y avait pas
d’autre choix que de répondre par la
violence à la répression du régime, je
les ai prévenus qu’ils ne gagneraient
pas », raconte-t-il. « Et je leur ai
recommandé, pour limiter les dégâts, de
respecter trois exigences : qu’il y ait
toujours une direction politique
au-dessus des combattants; qu’ils créent
une force nationale
interconfessionnelle, et non pas
exclusivement musulmane sunnite; qu’ils
fédèrent au moins 70 % des effectifs
combattants. Ils n’y sont pas parvenus.
Et quand on entre dans un conflit
confessionnel au Proche-Orient, il n’y a
pas de gagnants, il n’y a que des
perdants ».
« Le clan Assad s’arrange
pour que ses adversaires aient une image
pire que la sienne »
« En fait, l’opposition est très vite
tombée dans un piège », analyse Haytham
Manna. « Depuis des décennies, le clan
Assad calcule qu’il pourra se maintenir
au pouvoir, s’appuyer sur une
acceptation tacite d’une bonne partie de
la population, tant que ses adversaires
offriront une image pire que la sienne.
Car alors l’opinion préfère garder ce
qu’elle connait ».
« Le 17 mai 2011, le régime a
relâché des combattants d’Al Qaïda »
« C’est ce qui s’est passé en 2011″,
poursuit l’opposant. « Le 17 mai de
cette année-là, le régime a ouvert les
portes de la prison de Sednaya. Il a
relâché des combattants d’Al Qaïda qui
comptent aujourd’hui parmi les
principaux dirigeants djihadistes en
Syrie. Et de fait, qui, dans la
population dece pays multiconfessionnel,
peut accepter que ces gens-là instaurent
un califat islamiste? »
« Au début, les partisans du
jihad, n’étaient pas visés »
« La principale victime du complot,
c’est le mouvement populaire qui, au
tout début du mouvement, réclamait une
alternative démocratique et civique »,
assure Haytham Manna, qui rappelle que
sa ville natale, Deraa, a été au point
de départ de la contestation. Pour lui,
c’est dans cette ville du sud du pays
qu’a commencé le 18 mars 2011 le
mouvement de colère qui embrasa
progressivement le pays. « Les
revendications pacifiques et citoyennes
ont été à la fois occultées par le
régime et ignorées par l’opposition
islamiste qui a fait comme si ces
manifestants-là n’existaient pas. Ce
sont ces militants appelant à une
citoyenneté moderne qui étaient alors la
cible du régime. Beaucoup ont été
assassinés. Les partisans du jihad, eux,
n’étaient pas visés, jusqu’à ce qu’ils
s’imposent dans les rangs de
l’opposition et se mettent à faire peur
à la population ».
« Face aux combattants
étrangers, l’armée a redoré son image »
« À l’inverse, l’image de l’armée
s’est transformée », assure le
porte-parole de la CNCD. « Alors qu’au
début du mouvement, elle était détestée,
que des enfants d’officiers ne voulaient
plus parler à leur père parce que les
soldats tiraient sur des civils
désarmés, elle est aujourd’hui
considérée par la moitié de la
population comme le seul rempart contre
les extrémistes. Tout ça, c’est à cause
de la militarisation : ce qui était un
mouvement de résistance civile est
devenu une guerre dans laquelle l’armée
a redoré son image, comme garant de
l’unité du pays, de sauveur, surtout
face au flot de combattants étrangers :
les Tchétchènes, les Afghans, les
Libyens, les Tunisiens… ceux-là, quand
ils commettent des attentats suicide,
qui tuent-ils? Des Syriens ! Et ça a
tout changé ».
« ‘Abou Intel’, qui est-il
vraiment? »
« Le choix de l’option armée
présentait un autre risque, dans lequel
beaucoup sont tombés : l’opacité, la
clandestinité », poursuit Haytham Manna.
« Un mouvement pacifiste est
transparent. Une guérilla doit se
camoufler, prendre des noms d’emprunts.
Mais ‘Abou Intel’, qui est-il vraiment?
Un simple anonyme? Un agent? Des
criminels de droit commun sont devenus
des cheikhs affublés de noms de guerre.
Jusqu’où cela peut-il aller? Qui les
contrôlent au sein de l’opposition?
Connait-on un seul mouvement terroriste
qui ne soit pas infiltré par des
services de renseignement? Dès lors
qu’on est dans la clandestinité, tout
est possible ».
« Pour beaucoup, 2011, c’est
déjà de la vieille histoire »
« Du coup, les crimes du pouvoir ont
commencé à être oubliés par une bonne
partie de la population », explique
l’opposant, lucide bien qu’un de ses
cousins et un de ses frères aient été
assassinés en juillet et août 2011 par
des hommes de main du régime. « Pour
beaucoup de Syriens, 2011, c’est déjà de
la vieille histoire et cela n’évoque pas
pour eux les pires moments de leur vie
récente. Ce dont ils rêvent, c’est de
pouvoir revenir un jour à la période
d’avant les manifestations, de retrouver
la sécurité, le droit à la vie, du
travail, l’électricité, l’eau courante,
le fuel… La démocratie, cela passe loin
derrière ».
« Au Chili, des opposants ont
décidé de négocier avec Pinochet »
« Comment aujourd’hui mettre fin à la
guerre »?, réfléchit Haytham Manna. « Il
y a plusieurs années,
Moncef Marzouki et moi, nous avons
beaucoup travaillé sur les expériences
de transition vers la démocratie. Depuis
la Seconde guerre mondiale, nous n’avons
pas trouvé un seul cas où la violence
avait été le moteur d’une transition
démocratique. Je me rappelle du Chili,
lorsque des opposants là-bas ont décidé,
souvent contre l’avis des exilés en
France, de négocier avec Pinochet une
sortie progressive de la dictature ».
« 50 000 non-Syriens qui
combattent dans le pays »
« Aujourd’hui en Syrie, l’application
d’un cessez-le-feu serait en soi un
objectif très complexe », analyse-t-il.
« Le régime serait capable, avec un
ordre, de le faire appliquer par ses
forces. Les autres, non. Il y a au moins
25 factions et c’est chacun pour soi.
J’ai proposé de commencer par mettre
dans l’illégalité les 50 000 non-Syriens
qui combattent dans le pays, et qui
seraient capables de se battre encore
dix ans, au mépris de la population.
Tant qu’ils seront là, la guerre aura
une forte dominante confessionnelle ».
« Ramener le conflit à
l’intérieur de la géographie syrienne »
« Il faudrait donc que le conseil de
sécurité de l’ONU les mette hors-la-loi,
ainsi que tous ceux qui les soutiennent.
Alors, on ramènerait le conflit à
l’intérieur des limites géographiques
syriennes. On pourrait passer des
accords locaux de cessez-le-feu. Puis
rechercher un compromis historique pour
une solution politique ».
« Bachar ne tombera jamais
par KO »
« Que faire de Bachar al Assad »?,
s’interroge l’opposant. « Dès novembre
2011, lorsque j’ai négocié avec le CNS
pour rédiger un accord qui fut
finalement jeté à la poubelle par les
pays du Golfe, j’ai insisté sur les
points suivants : l’évolution sera
lente; Bachar ne tombera pas par KO, il
faudra gagner aux points et pour cela,
on a besoin des 15 rounds; si
l’opposition est en mesure de prendre le
pouvoir, elle devra garantir le départ
en sécurité de Bachar, car un acte de
vengeance rouvrirait la porte à la
violence pour vingt ou trente ans ».
« Chaque camp a ses
victimes »
« Pour moi, chaque camp a ses
victimes, le sang est partout, chaque
famille a perdu l’un des siens. Notre
dogme doit être : le sang syrien est
sacré » précise-t-il. « La fin d’une
guerre comme la nôtre ne peut s’obtenir
que par une logique du gagnant-gagnant.
Chaque camp a peur que l’autre
l’emporte. On est condamné à trouver une
solution intermédiaire, politique ».
« L’armée devra être un
garant de l’unité nationale »
« Il faudra accepter que l’armée
syrienne soit toujours là, que l’État
profond perdure », insiste Haytham Manna.
« Il faudra se convaincre que la
majorité des agents de l’État n’auront
pas directement participé au conflit,
que la conservation des structures de
l’État sera essentielle, avec les huit
millions de personnes que représentent
les fonctionnaires et leurs familles.
L’armée devra être un garant de l’unité
nationale. Il faudra y ajouter les
éléments modérés de l’Armée syrienne
libre et les unités de protection du
peuple kurde qui ont pris les armes
lorsque les islamistes sont arrivés chez
eux ».
« La France s’est
marginalisée elle-même »
« Nous aurons besoin pour cela d’un
soutien international », reconnait
l’opposant. « La France pourrait jouer
un grand rôle si elle changeait de
position. Bizarrement, elle a
marginalisé l’opposition laïque mais on
ne compte plus les extrémistes que ses
diplomates ont reçus. Elle s’est du coup
marginalisée elle-même. Les négociations
se passent entre Américains et Russes ».
« Non à la violence, au
confessionnalisme, et à toute
intervention étrangère »
Haytham Manna a encore un sourire
amer lorsqu’il se rappelle combien une
partie de l’opposition croyait à une
intervention de l’Otan, fin 2011, début
2012. « Ils parlaient de no-fly zone, de
corridors humanitaires, de frappes
ciblées… J’en ai amené quelques-uns à
Bruxelles où les officiels de l’Otan
leur disaient : ‘il n’y a pas de projet
d’intervention en Syrie’. Mais ils
repartaient en se berçant d’illusions :
‘ils vont changer d’avis’. Moi, je n’ai
pas dévié de mes trois ‘non’ : non à la
violence, non au confessionnalisme, et
non à toute intervention étrangère ».
Pour aller plus loin
- l‘interview
de Haytham Manna publié le 21 septembre
2013 par le quotidien algérien El Watan
et repris par Algeria Watch;
- L’un des derniers
blogs de Haytham Manna sur son site,
www.haythammanna.net;
- Le
portrait de Haytham Manna publié par Le
Monde le 19 août 2011 et une
courte biographie publiée sur le site du
World public forum le 11 avril 2013 (en
anglais);
-
le dossier Syrie de La Croix sur la
Syrie;
- le blog
Paris planète du 24 janvier 2014 avec
Nabil Antaki : « Echos d’Alep, ville
meurtrie de Syrie »;
- le blog
Paris Planète du 16 janvier 2014 avec
Andreï Grachev : « Avec la Syrie, la
Russie a repris pied au Moyen Orient »;
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Publié le 20 mars 2014
Le
dossier Syrie
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