Entretien
Ces accords de
libre-échange
qui s'attaquent à l'environnement
Mardi 25 juin 2013
Depuis
quelques années, l’Union européenne
multiplie les négociations et la
signature d’accords de libre-échange et
d’investissement avec de nombreux pays
de la planète. A l’occasion de
l’ouverture des négociations avec les
Etats-Unis,
Alter-Echos (www.alter-echos.org)
a décidé d’interroger Stuart Trew du
Conseil des Canadiens, témoin privilégié
des négociations en cours entre l’Union
européenne et le Canada mais aussi des
effets de l’Accord de libre-échange
nord-américain entré en vigueur le 1er
janvier 1994. Transparence, démocratie,
droits sociaux, régulations
environnementales… Voici un tour
d’horizon.
Cela fait quatre
années qu’un accord de libre-échange est
en cours de négociations entre l’Union
européenne et le Canada dans une totale
opacité, et sans que l’on sache très
bien où en sont les négociations.
Sont-elles bloquées ? Vont-elles aboutir
? Quel est votre sentiment ?
Selon les dernières
informations obtenues en marge du sommet
du G8 en Irlande du Nord (17 – 19 juin
2013), les négociations sur « l’Accord
économique et commercial global »1
entre le Canada et l’Union européenne
(UE) sont toujours bloquées. La semaine
précédente, le premier Ministre canadien
a essayé d’obtenir le soutien des
gouvernements français, anglais et
irlandais sur les exigences canadiennes
relatives aux exportations de viande
vers l’Europe, mais il est difficile de
savoir précisément ce qui coince. Le
dernier cycle complet de négociations
qui a eu lieu au Canada en octobre 2012
fut également la dernière occasion où
les groupes de la société civile ont pu
participer à une session d’information
organisée par le gouvernement canadien
sur l’état des négociations. Depuis,
nous avons procédé à plusieurs demandes
pour obtenir de nouvelles sessions de
mises à jour, mais il n’y a plus aucune
volonté de faire œuvre de transparence
publique. Ils baissent la tête et
essaient d’accélérer les choses pour
obtenir un accord. A bien des égards, ce
n’est pas notre plus gros problème.
En fait, nous nous
félicitons des retards en coulisse et
nous espérons qu’ils persistent. Notre
objectif a été et continuera d’être
d’informer les Canadiens sur la façon
dont ces négociations, et les accords de
libre-échange en général, portent
finalement moins sur le commerce que sur
l’extension des droits et des pouvoirs
des multinationales au détriment des
décisions souveraines des populations
des deux côtés de l’Atlantique. C’est ce
que nous avons fait depuis 2009, en
partenariat avec de nombreux alliés au
Canada et en Europe, avec différents
niveaux de succès. Notre travail avec
les collectivités locales a été très
satisfaisant. Par le travail effectué
avec nos groupes locaux et des alliés
tels que les syndicats et les groupes
environnementaux, nous avons été en
mesure de parler avec les élus locaux
des impacts directs qu’un tel accord
allait avoir sur leur collectivité.
L’introduction de règles de passation de
marché qui promeuvent « l’achat local »
pourrait être rendue difficile. Et si de
telles règles ne sont pas du tout
généralisées au Canada, elles sont
toujours possibles et de nombreuses
personnalités locales ne pouvaient pas
croire qu’elles seraient interdites à
travers un tel accord. Plus de 80
autorités locales ont adopté des motions
ou des déclarations affirmant qu’elles
étaient très préoccupés par un tel
accord, et plus de 50 d’entre elles
réclament d’être exclues complètement
des prérogatives d’un tel accord. Ce fut
une grande victoire pour nous, sur
laquelle nous pourrons construire s’ils
parviennent à un accord.
Avec d’autres
organisations, vous avez récemment
publié un rapport intitulé
Le droit de dire non portant
sur les menaces créées par le projet
d’accord entre l’UE et le Canada, sur
tout moratoire, restriction ou
interdiction de la fracturation
hydraulique, en insistant sur les droits
excessifs donnés aux entreprises
multinationales. Pourriez-vous
préciser ?
On peut considérer
que l’un des premiers accords sur
l’investissement, même si ce n’est pas
le tout premier, se trouve dans le
chapitre 11 de l’Alena (Accord de
libre-échange nord-américain). A
l’époque, les militants travaillant sur
les politiques commerciales n’ont pas
particulièrement fait attention à ce
chapitre sur lequel les entreprises se
sont très vite appuyées pour contester
les politiques environnementales au
Canada et au Mexique, en gagnant dans
certains cas. Ainsi, les investisseurs
américains ont utilisé l’Alena pour
contester une interdiction canadienne
sur le commerce des PCB, une
interdiction du commerce des carburants
contenant la neurotoxine MMT, et une
décision concernant un plan local
d’urbanisme au Mexique qui stoppait la
construction d’une décharge publique
toxique. Ces cas, comme dans la plupart
des arbitrages dans le cadre de traités
d’investissement, se déroulent hors du
système juridique normal et les
décisions sont prises par des tribunaux
ad hoc rémunérés sans grande
transparence et responsabilité. Leurs
décisions sont en revanche définitives.
L’expérience de
l’Alena a encouragé les militants
canadiens travaillant sur les politiques
commerciales à s’opposer aux efforts de
l’OCDE pour généraliser le régime des
droits des investisseurs à travers
l’Accord multilatéral sur les
investissements (AMI). Grâce à une
incroyable mobilisation transfrontalière
en France, aux Etats-Unis, au Canada et
ailleurs, le mouvement altermondialiste
a obtenu une grande victoire lorsque
l’AMI s’est effondré par manque de
soutien politique. Malheureusement, un
tel programme a progressé à travers les
traités bilatéraux. Le Canada est le
sixième pays le plus poursuivi dans le
monde en vertu de ces règles de droit
favorable au secteur privé incluses dans
les accords commerciaux.
Les poursuites
entamées par Lone Pine contre le
moratoire québécois bloquant les
explorations et l’exploitation des gaz
de schiste dans la Vallée du
Saint-Laurent, pour lequel l’entreprise
demande 250 millions de dollars de
compensation pour la perte de profits
attendus, est de loin le cas le plus
flagrant au Canada où des investisseurs
utilisent ce dispositif pour contester
des décisions environnementales
complètement raisonnables et soutenues
par la population. Ces poursuites ont
déclenché une vague d’indignation au
Canada et une campagne de courriers
contre l’entreprise afin de lui faire
abandonner ses poursuites.
Cela a également
aidé à susciter une réaction négative
contre les traités d’investissement et
les chapitres de protection des
investisseurs comme celui que le Canada
et l’UE souhaitent inclure dans l’accord
en cours de négociation. Nous avons pu
lire des versions « fuitées » de ce
chapitre sur les investissements et, à
certains égards, il serait bien pire que
celui de l’Alena en termes
d’opportunités offertes aux entreprises
pour contrecarrer les gouvernements qui
voudraient se pencher sérieusement sur
la fracturation hydraulique, ou les
communautés locales qui, comme en Grèce
ou Roumanie, s’opposent à des grands
projets miniers menés par des
entreprises canadiennes.
Cet accord
UE-Canada serait un puissant outil pour
les entreprises minières, gazières et
pétrolières canadiennes pour poursuivre
l’UE dès que leurs profits seraient
compromis par des mesures
environnementales. En fait, c’est
précisément la raison pour laquelle le
gouvernement canadien négocie ces
protections dans les accords commerciaux
avec les pays africains et
latino-américains. Pourquoi ne serait-ce
pas le cas avec l’Union européenne ?
L’Allemagne est un
cas d’école de ce à quoi les Européens
peuvent s’attendre avec l’Accord
UE-Canada. L’Allemagne a déjà fait face
à deux poursuites sur les
investissements liées à l’environnement
de la part de Vattenfall. Le
gouvernement allemand a réglé le premier
cas pour un montant inconnu et en
réduisant ses normes environnementales
pour une centrale électrique à Hambourg.
Le deuxième cas porte contre la décision
allemande de sortir du nucléaire.
Comment de tels traités peuvent-ils
donner aux entreprises le droit d’être
indemnisées, alors que les décisions
avaient été prises démocratiquement ?
C’est absurde.
Les pays membres
de l’UE se sont récemment mis d’accord
sur un mandat commun pour entamer des
négociations pour un accord commercial
et d’investissements avec les
Etats-Unis. En France, la majeure partie
des discussions ont porté sur
l’exception culturelle, avec l’objectif
de sortir du mandat une série de biens
et services culturels. Beaucoup moins
sur d’autres sujets comme l’agriculture
(OGM, hormones…), l’énergie, les
ressources naturelles, les normes
sociales et environnementales. Quels
sont les enjeux ?
Les secteurs
canadiens et américains de l’agriculture
sont fortement intégrés. A quelques
exceptions près comme le blé et la
luzerne au Canada, la plupart de nos
cultures traditionnelles contiennent un
certain niveau d’OGM. Dans le cas du
colza, il me semble que la
quasi-totalité de la production est
génétiquement modifiée. Le bœuf canadien
et les produits de transformation du
porc sont également des marchés intégrés
avec les Etats-Unis, sur la base des
normes américaines. La majorité de la
viande a été traitée aux hormones ou,
dans le cas du porc, avec des
antibiotiques interdits en Europe si je
me souviens bien. Les négociateurs
canadiens se sont précipités dans les
pourparlers avec l’UE en espérant
contourner les normes alimentaires
européennes. C’était très important pour
des groupes et lobbies agricoles au
Canada, comprenant de nombreuses
entreprises comme Cargill. Raison pour
laquelle elles soutiennent également les
négociations UE – Etats-Unis. Qu’ils
aient réussi ou pas, nous ne le savons
pas avec certitude. Il est possible que
l’UE ait exclu les OGM de l’accord. Il
est probable que l’UE augmente ses
quotas de viande non traitées pour les
producteurs canadiens. Au final, nous
pourrions avoir plus de produits sans
hormone dans les épiceries canadiennes
mais jusqu’à présent, c’est
principalement un produit d’exportation.
Que ce soit dans
l’accord UE – Canada ou UE – Etats-Unis,
les grands lobbies agricoles aurons de
nouveaux outils pour contrecarrer la
politique alimentaire européenne. Il y
aura les chapitres de l’OMC sur les
obstacles techniques au commerce et
sur les normes sanitaires et
phytosanitaires relatives aux normes
alimentaires et aux mesures de contrôle.
Si les différends sur ces sujets sont
jugés à travers le mécanisme d’arbitrage
de l’accord UE – Canada plutôt qu’à
l’OMC, cela pourrait encore réduire
l’espace dont les gouvernements
disposent pour établir leurs propres
politiques.
L’accord UE-Canada
comprendra un chapitre sur la
coopération règlementaire, à travers
lequel le gouvernement canadien pourrait
avoir plus que son mot à dire dans la
production de régulations et normes
européennes, un accès à toutes les
données scientifiques utilisées pour
justifier telle ou telle politique, et
des opportunités pour lutter contre des
politiques qui ne conviendraient pas à
des secteurs exportateurs canadiens.
Cela ne conduira pas seulement à de
nouveaux retards dans la politique
alimentaire mais également dans la mise
en place de mesures environnementales
qui ne conviendraient pas au Canada,
comme par exemple la directive sur la
qualité des carburants. Notre
gouvernement est tellement en colère à
propos de cette politique établissant
des normes sur les carburants, pourtant
par ailleurs modeste, qu’il a menacé de
mener l’UE devant l’OMC si elle devait
appliquer un taux élevé de carbone au
pétrole issu des sables bitumineux.
L’accord UE-Canada, dans la mesure où il
est biaisé en faveur des échanges
commerciaux et des investissements, et
restrictif sur les capacités des
gouvernements à réduire leurs émissions
et protéger l’environnement, pourrait
être dangereux pour l’UE, tout en créant
un précédent fâcheux en perspective des
négociations à venir entre l’UE et les
Etats-Unis.
Alors que l’UE
prétend être à la tête de la lutte
contre le changement climatique, elle
s’engage dans des négociations avec le
Canada et les Etats-Unis dont les
politiques climat sont parmi les pires
de la planète et dont la seule
préoccupation est d’extraire plus de gaz
et pétrole de schiste et de sables
bitumineux. Qu’en pensez-vous ? Faut-il
exiger des clauses en matière de
climat ?
Il n’y a pas de
chapitre sur le développement durable
dans les accords de libre-échange
canadiens ou américains. Pendant un
certain temps, il semblait que
l’insistance européenne pour inclure un
tel chapitre dans l’accord avec le
Canada, incluant des chapitres sur le
travail et l’environnement et en les
rendant exécutoires, pouvait être un
aspect positif. Mais nous avons vu dès
le début que le Canada était mal à
l’aise et il a repoussé l’inclusion du
protocole de Kyoto et de plusieurs
autres traités dans le projet d’accord
UE-Canada. Et ce alors qu’il existe une
liste d’accords multilatéraux sur
l’environnement qui sont à prendre en
considération et à mettre en balance
avec les obligations commerciales et
d’investissement en cas d’un différend
sur la politique environnementale. Nous
ne savons pas où en sont ces
négociations à l’heure actuelle. Mais je
ne pense pas que nous devrions mettre
trop de force dans le soutien d’un
chapitre sur le développement durable et
penser qu’un tel chapitre serait un
antidote aux effets extrêmes de la
libéralisation du commerce et des
investissements sur les salariés,
l’environnement, la pauvreté et les
inégalités.
L’objectif ultime
des accords de libre-échange est de
réduire les attentes des populations
d’amélioration de l’existence, de
protection de l’environnement, et plus
généralement de répartition de la
richesse de façon égalitaire. Par
exemple, depuis l’Alena, le Canada n’a
pas mis en place une nouvelle politique
sociale importante malgré le besoin
évident d’un service public de la petite
enfance accessible, ou d’un plan de
luttes contre la drogue, etc. Les
gouvernements fédéraux successifs ont
évité d’introduire de nouvelles
réglementations portant sur les sables
bitumineux ou les activités minières, ou
d’autres industries extrêmement
polluantes, parce qu’ils sont inquiets
que cela déclenche des différends
commerciaux. Mais je ne pense pas que
cela soit exclusif du Canada ou des
Etats-Unis.
Vous dites que la
seule préoccupation du Canada est
d’extraire plus de pétrole. C’est vrai
mais cela est également une des plus
grandes préoccupations de l’UE quand
elle sollicite le Canada et les
Etats-Unis pour signer des accords
commerciaux. Dans les mandats de
négociations pour ces deux accords, l’UE
affirme qu’elle cherche à sécuriser son
accès aux sources d’énergies et
ressources naturelles. Les protections
des investisseurs dans le cadre de
l’accord UE-Canada rendront certainement
plus facile les actions des entreprises
minières et énergétiques
nord-américaines pour punir les
gouvernements européens qui voudraient
s’immiscer sur la route de leurs futurs
profits. Mais l’accord UE-Canada rendra
également difficile toute possibilité
pour les autorités canadiennes, qu’elles
soient locales ou fédérales, de sortir
des énergies fossiles. Nous avons donc
une responsabilité commune de travailler
ensemble à travers l’Atlantique pour
nous opposer aux accords de
libre-échange qui manifestent un intérêt
de pure forme à l’environnement, aux
droits humains et au droit du travail,
pendant que tous les obstacles à
l’exploitation insoutenable des énergies
fossiles sont levés.
De telles
négociations sont toujours menées en
totale opacité, mais elles se font au
nom des populations des Etats impliqués
dans les négociations. Que peut-il être
fait pour avoir accès au contenu des
négociations ? Qu’attendez-vous de la
société civile européenne en termes
d’initiatives et de mobilisations sur
ces accords commerciaux ?
Il y a eu de
nombreuses coopérations transatlantiques
à propos des négociations UE-Canada, qui
remontent à 2010, quand le réseau Trade
Justice (Canada) et le réseau québécois
sur l’intégration continentale (RQIC)
se sont rendus à Bruxelles
pour l’une des réunions de négociations,
afin de rencontrer la société civile
européenne et les membres du Parlement
européen, mais aussi pour rencontrer les
négociateurs canadiens qui avaient
commencer à informer les groupes de la
société civile. C’était quelques mois
après avoir
publié une version
du texte de négociations entre l’UE et
le Canada, et nous avions pu voir que le
texte n’était pas prêt de satisfaire la
liste des principes pour un accord
commercial juste, que 32 organisations
canadiennes avaient proposée.
Au retour de notre
voyage à Bruxelles, nous sommes restés
en contact étroits avec le réseau
Seattle to Brussels,
la
Via Campesina, les
syndicats européens et
Attac France,
intervenant au cours des cycles de
négociations ultérieurs en rendant
publiques plusieurs déclarations
transatlantiques, notamment sur le
chapitre des droits des investisseurs.
Ces relations ont été extrêmement
précieuses et je crois qu’elles vont
devenir encore plus fortes maintenant
que les discussions entre l’UE et les
Etats-Unis ont débuté. A certains
égards, c’est le scénario idéal,
puisqu’il ne peut que rapprocher nos
mouvements, nous obligeant à tisser des
liens entre ce qui est souvent perçu
comme des négociations séparées mais qui
sont clairement les composantes d’une
même consolidation du pouvoir du secteur
privé et de la mondialisation
néolibérale.
Propos reccueillis
par
Alter-Echos (www.alter-echos.org)
1En
anglais, Comprehensive Economic and
Trade Agreement (CETA)
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