Entretien
L'Afrique vue par
deux de ses intellectuels :
Dame Diop et Chérif Abdedaïm

Mercredi 12 juin
2013
Dame DIOP: « L’Union africaine n’a
pas les moyens de résister aux velléités
d’une France hégémoniste et soucieuse de
sauvegarder ses intérêts au Sahel »
Chérif Abdedaïm: « Le plan
séparatiste qui a réussi au Soudan ne
réussira jamais en Algérie »
Dans cet
entretien grandeur nature, l’on se
propose de soumettre quelques questions
à deux intellectuels africains sur
l’actualité du Monde et plus
particulièrement sur celle de l’Afrique.
Le premier est un jeune sénégalais
engagé : Dame Diop. Après un parcours
classique au lycée Abdoulaye Sadji de
Rufisque au Sénégal puis à l’Université
Cheikh Anta Diop de Dakar, il est venu
poursuivre ses études à l’Université
Nice Sophia-Antipolis où il a soutenu
une Thèse de Doctorat dont le titre
est : L’
espace dans le roman de Pedro Montengon sous
la direction du professeur Marc Marti,
directeur du laboratoire ‘LIRCES’
(Laboratoire Interdisciplinaire, Récits,
Cultures et Sociétés). Outre ce parcours
scolaire, il a écrit un recueil de
poèmes (Les rêves de la fleur, édilivre
2010) puis un pamphlet : Wade, la grande
déception ou les révoltes de la fleur,
édilivre 2012), un livre contre les
dérives autocratiques du régime Wade
qu’il a été un des premiers à dénoncer.
Cet engagement lui a valu d’être dans le
viseur du régime. C’est ainsi qu’au
sommet France-Afrique tenu à Nice en
2010, il se vit interdire l’accès aux
lieux.

Dame DIOP
Il est aussi un opposant politique
lucide et non partisan. On l’a cru une
fois militant auprès de Cheikh Bamba
Dièye dont le style l’avait séduit.
Aujourd’hui, il affirme n’avoir pas
regretté son passage au sein du parti de
Cheikh Bamba Dièye car cela lui a
permis, dit-il, de comprendre comment
fonctionnent les partis politiques où
les calculs politiciens priment sur
l’intérêt général. Les idéaux politiques
et démocratiques de Dame étant très
importants pour être contenus dans le
cadre strict d’un parti politique, il a
créé un site internet (Afrique
démocratie) qui lui sert de vitrine pour
relayer sa pensée et sa critique sur
l’actualité du Monde. Sur l’homme,
on peut noter sans aucune complaisance
ou flatterie, la persévérance, la
perspicacité et enfin l’humanisme, cette
étrange sérénité qui le caractérise (le
jour où il perd sa mère, l’affliction
dont son âme est endolorie ne l’empêche
pas de voir et donc de célébrer la
magnificence du ciel « constellé
d’étoiles, puis flanqué d’un quart de
lune ensorcelante ».

Chérif
Abdedaïm, écrivain, poète, essayiste et
journaliste chroniqueur algérien
Notre second interlocuteur sera
Monsieur Chérif Abdedaïm, écrivain,
poète, essayiste et journaliste
chroniqueur algérien qui assure
quotidiennement une chronique consacrée
soit à son pays, ou au monde, à travers
le journal (« La Nouvelle République »)
et son blog (cherif.dailybarid.com). De
plus, Chérif est avant tout un grand
artiste féru d’art. Né à Constantine, le
29 juin 1955, Chérif Abdedaïm fera son
entrée dans le monde artistique local à
l’âge de quinze ans. Il aura la chance
de côtoyer les grands maîtres de la
musique andalouse constantinoise
(Malouf), tels les cheikhs Brahim
Belamouchi, Rabah Bestandji, Abdelkader
Toumi, Larbi Belebdjaoui. Cette musique,
il exercera pendant quinze ans au sein
de la troupe El Amal. Inscrit en 1975-76
à l’institut de la Communication de
l’Université de Constantine, il y mènera
des études de beaux arts conjointement
avec des études de psychologie. En 1977,
il part à Bordeaux pour des études de
psychophysiologie. De retour à
Constantine (1980), il prépare une
licence en psychopédagogie. Outre, ses
activités pédagogiques, il se consacre à
l’écriture. En 2004, il publie son
premier essai (« Aux portes de la
méditation ») qui sera suivi d’un
recueil de poèmes (« Le Bouquet
entaché »). Suite à quoi, il consacre un
essai historique au grand
révolutionnaire et père des services
secrets algériens Abdelhafid Boussouf («Abdelhafid
Boussouf, le révolutionnaire aux pas de
velours », un livre qui sera traduit en
arabe et paraîtra en 2013). En mai,
2013, il publie également un recueil de
chroniques « La Contrée désolée »).
Concernant ses activités artistiques,
(arts plastiques et musique) il a
participé à une trentaine d’expositions
et animé plus de deux cent soirées intra
et extramuros.
L’entretien, portant sur le
Sénégal, l’Afrique et sur la poésie de
Dame Diop, se déroulera donc en trois
temps :
1. Vous êtes
allé récemment au Sénégal. Quelle
impression avez-vous eue après tant
d’années d’absence ? Le pays a-t-il
progressé ? Y-a-t-il eu des changements
positifs ?
Dame Diop -Peut-on parler de
« réel » progrès et de changements
« importants » dans un pays subsaharien
classé parmi les pays les plus pauvres
du monde, sans ressources naturelles,
espérant uniquement s’en sortir grâce à
l’aide extérieure ? L’aide par exemple
de l’ancien colonisateur attribuée au
lendemain de l’accession au pouvoir de
Macky Sall, conditionnée par la
renégociation des fameux accords de
défense déjà enterrés par l’ancien
régime, a ainsi sonné le glas de notre
souveraineté nationale, confortant
l’idée de naïveté ou d’inexpérience de
notre président, même s’il vient
d’annoncer le projet d’adoption de la
réciprocité envers l’Occident en ce qui
concerne la demande des visas. En effet,
s’il y a franchement eu progrès et
changements, c’est seulement au niveau
de la maturité du peuple qui a plutôt
préféré débarquer le président Wade par
les urnes, au lieu de suivre les ténors
du M23 qui voulaient à tout prix brûler
le pays : un signal fort envers les
nouveaux élus, même s’il est illusoire
de penser qu’ils ne voleront pas les
deniers publics! Par conséquent, j’ai eu
cette fois-ci moins de choc que par
rapport à mes voyages précédents. Mais,
le sentiment de choc m’a toujours plus
ou moins habité, tout comme d’ailleurs
la plupart des Africains qui ont eu
l’habitude de faire des allers-retours.
Toutefois, je ne suis pas en train de
comparer la France et le Sénégal, car le
fossé qui sépare ces deux pays est trop
grand. Autrement dit, la misère sociale
y est de plus en plus prégnante. Mais,
ce qui m’a fait le plus mal quand je
suis arrivé au Sénégal, c’est que le
peuple souffre alors que la horde de
politiciens aux manettes sont aux anges,
comme c’est toujours le cas,
hélas, depuis plus d’un demi-siècle,
quand bien même ce serait de manière
moins arrogante et insolente.
C’est dangereux, quand même, pour un
pays quand la politique devient un
métier et un ascenseur social. Quant au
progrès et aux changements, le pays n’en
connaît guère comme je viens de le dire,
si ce n’est la belle victoire du
peuple qui n’a pas suivi les pyromanes
voulant semer la pagaille, la violence
et le chaos : une grande première dans
l’histoire politique sénégalaise. Pour
tout dire, il y a certes eu un
changement de régime, mais je ne suis
pas de ceux qui pensent que cette bande
de politiciens magouilleurs et
maraudeurs puisse réaliser un quelconque
miracle afin d’alléger la souffrance des
Sénégalais, au regard des actes
accomplis jusque-là visant à la fois à
faire profiter à chaque membre de leur
clique sa part du gâteau. Que ce soit
les socialistes, les transfuges
libéraux, les marxistes, léninistes et
trotskistes, la RADHO (Rencontre
africaine Des Droits de l’Homme), ou la
fameuse société civile, tous
actuellement sont amarrés à la
basse-cour du président.
2. Le
Sénégal a tourné la page Wade, mais le
pays est toujours confronté au chômage,
à la cherté de la vie, au détournement
des deniers publics, etc. Le pays
avait-il besoin d’un changement d’homme
ou de mentalités ? D’ailleurs,
dans votre recueil, vous écrivez :
« Malgré les récurrents changements de
l’équipage, / Notre train, surchargé,
roule par à-coups et déraille / En
direction d’un ravin. Les passagers
crient au secours, à tue-tête, / Mais
les casseurs continuent leur besogne, /
sans vergogne, / Impitoyables et cupides
» (p155). Le fer de lance du pouvoir en
place est axé sur les audits, que
d’aucuns qualifient de règlements de
compte. Qu’est-ce qui a changé ? Quel
jugement portez-vous sur tout cela.
Dame Diop -Je dois avant tout
signaler que ces trois vers cités sont
extraits d’un poème consacré à l’Afrique
et intitulé « Faux Départ » et reflètent
sans doute à la fois la situation de
notre continent, et par ricochet, le
sort de mon pays qui vient tomber de
Charybde en Scylla en faisant le choix
entre la peste et le choléra.
Reconnaissons que Wade avait de très
bonnes idées, mais il a par la suite
retourné sa veste pour avoir été
victime, d’une part, de sa pédanterie et
de son ambition de rattraper en un laps
de temps les quarante ans perdus, quitte
à ranger dans les tiroirs de l’oubli le
Contrat social qui avait pourtant permis
sa consécration, et d’autre part, de la
folie du pouvoir qui l’a rendu de plus
en plus tyrannique et arrogant, sans
oublier le fameux projet de dévolution
monarchique et la volonté de s’agripper
au pouvoir. Autrement dit, il s’agit
d’un vrai patriote qui a ses
contradictions. Ainsi l’homme, perdu par
la folie du pouvoir, a-t-il laissé
malheureusement de mauvais souvenirs au
peuple sénégalais à la fois affamé,
miséreux et souffreteux, malgré ses
réalisations du point de vue des
infrastructures. Sous l’ère du président
Wade, le Sénégal aurait pu au moins
faire un bond en avant en atteignant
l’autosuffisance alimentaire, au regard
des plans du Reva (Retour vers
l’agriculture) et de la Goana (Grande
offensive pour la nourriture et
l’abondance). Hélas, le Sénégal a pour
le moins manqué ce rendez-vous
historique tant attendu par un peuple
vaillant et laborieux, mais toujours
spolié et berné par les politiques
machiavéliques, préoccupés par leurs
propres intérêts. Après le règne du
parti socialiste, nous nous sommes
retrouvés avec quelqu’un qui incarnait
beaucoup d’espoir et qui suscitait tant
d’admiration, surtout auprès de la
jeunesse déshéritée et désemparée, à qui
il avait promis monts et merveilles. Et
tout le monde connaît la suite : des
promesses non tenues, de multiples
scandales portant sur des
milliards, bref un règne corrompu et une
mal-gouvernance inouïe.
Des va-nu-pieds pouvaient du jour au
lendemain se retrouver avec des biens
mobiliers et immobiliers
impressionnants, au moment où le
Sénégalais lambda peinait à assurer les
trois repas quotidiens. Sa Majesté se
plaisait à nous seriner qu’il avait créé
des milliardaires dont la plupart
faisait partie de son entourage, y
compris son fils biologique Karim
actuellement en prison pour
« enrichissement illicite », de même que
ses deux fils putatifs (Idrissa Seck et
Macky Sall). C’est pourquoi je me
demande si la justice sénégalaise est
crédible ! De fait, les dignitaires de
l’ancien régime n’ont pas tout à fait
tort en clamant urbi et orbi une
« justice des vainqueurs » ou la
« chasse aux sorcières », visant
uniquement à écrabouiller les
récalcitrants. D’où il est grand temps
de procéder à la séparation des pouvoirs
(exécutif, judiciaire et législatif), si
l’on souhaite une vraie transparence
dans la procédure des audits concernant
les « biens mal acquis » dont l’enquête
aurait dû inclure la gestion des
socialistes qui sont aujourd’hui les
principaux alliés de Macky. Et
paradoxalement d’aucuns analystes
partisans, grandiloquents et de mauvaise
foi feignent de l’oublier.
Cependant, je suis étonné par la
manière dont les audits ont été
instrumentalisés par le pouvoir afin de
divertir le peuple à défaut de pouvoir
résorber le casse-tête du chômage très
élevé au niveau de la jeunesse. En vertu
de quelle loi, par exemple, la ministre
de la justice (Aminata Touré)
accusait, voire insultait
quotidiennement les barons du Parti
Démocratique Sénégalais (PDS) à travers
la presse en les qualifiant tous de
voleurs ? De plus, les propos maladroits
du porte-parole du président (le
journaliste Abou Abel Thiam) qui s’est
empressé de déclarer à travers une
chaîne de télévision que l’arrestation
de Karim n’a rien à voir avec la
politique, avant même la conférence de
presse du procureur spécial dont tout le
monde sait qu’il est au service du
pouvoir, qu’on le veuille ou pas, me
paraissent attentatoires à la
présomption d’innocence ! Pourquoi ces
gens-là sont-ils allergiques à la
présomption d’innocence, même si
Wade-fils gérait avec une opacité totale
les ressources du pays ? Et l’issue de
l’enquête pouvait-elle en être
autrement, d’autant que Karim avait déjà
été condamné par le peuple, selon un
journaliste qui refusait à juste titre
de commenter la décision du procureur de
Macky !
3. L’opposition
est formée aujourd’hui principalement
par le parti de l’ancien régime qui est
laminé par des dissensions internes.
Existe-il une opposition réelle contre
Macky Sall, étant donné que les
principaux partis d’opposition
traditionnelle sont avec le président ?
Dame Diop -Le PDS avait
toujours été dominé par la figure
emblématique de Sa majesté Abdoulaye
Wade. Il est donc normal que le parti
traverse des zones de turbulences
pendant qu’il n’est plus à la tête de
l’Etat, à partir du moment où
l’ex-président avait préféré pour sa
succession son fils biologique Karim à
ses fils d’emprunt déchus et reniés.
C’est en effet la première fois dans
notre histoire que le pouvoir devient
une affaire de famille, au mépris des
principes élémentaires de la démocratie
et de la République. En atteste la
violente et sanglante révolte populaire,
provoquant l’abdication de Wade sur le
projet de loi visant à instaurer le
« ticket présidentiel », diversement
interprété.
En revanche la jeunesse, qui
s’impatiente de voir son sort
s’améliorer le plus rapidement possible,
est une réelle menace contre le
président Macky qui, à mon sens, lui a
tourné le dos pour le moment, si l’on
tient compte de la précocité de ses
errements qui pourraient lui être
fatals. L’exemple de son slogan ‘La
patrie avant le parti devenu en réalité
‘la famille avant la patrie’ est
aujourd’hui est une grave erreur qui est
à l’encontre de l’égalité des chances et
de l’équité. Quand disparaîtra le
népotisme pourtant tant dénoncé par
l’actuel président et ses alliés,
incluant la transparence dans la gestion
des deniers publics souvent confondus
avec les « sacrés fonds politiques » ?
Quelle est l’opportunité de la piètre
fondation de la première dame (‘Servir
le Sénégal’) alimentée par des fonds aux
origines douteuses, à l’image des autres
fondations gérées par Madame Elisabeth
Diouf et Madame Viviane Wade ?
N’avons-nous pas le droit de savoir d’où
proviennent ces fonds servant de
propagande et de mouvements de soutien à
leurs maris. J’avoue que ces fameuses
fondations sont des tours de passe-passe
pour escroquer cyniquement le peuple.
Enfin, je crois qu’il ne faut pas
sous-estimer, malgré tout, la force de
l’ancien régime quoique l’on ait assisté
à la dislocation du parti, d’autant plus
que le peuple réveillé attend toujours
les promesses mirobolantes d’un
président qui a de plus en plus du mal à
se frayer un chemin en n’ayant pas une
vision claire de la manière dont il faut
alléger la souffrance des Sénégalais. Le
plus grand défaut de nos hommes
politiques, c’est de faire des promesses
alléchantes en élaborant des programmes
pendant les campagnes électorales sans
avoir les moyens financiers de les
concrétiser.
4. Idrissa
Seck, ancien premier ministre, qui passe
pour être un fin politicien pourrait
être un important opposant au pouvoir
actuel. Quelle est sa stratégie de
conquête du pouvoir puisqu’il n’a jamais
caché son ambition d’être un jour à la
magistrature suprême ?
Dame Diop -Précisons d’emblée
que je suis certes contre ses frasques,
mais je dois reconnaître ses qualités de
politicien, et d’homme d’Etat. L’ancien
premier ministre Idrissa Seck est un
vrai tribun, à l’image de son mentor
Wade, qui pourrait devenir un
farouche opposant au président Macky qui
a eu la chance d’être aux commandes,
malgré son manque de charisme et de
vision claire contrairement à ses
prédécesseurs. Ainsi l’ancien
ambassadeur de la France au Sénégal,
l’écrivain Jean-Christophe Ruffin
affirmait-il sur ‘France 3’ que le
niveau de Macky Sall est très faible par
rapport aux hommes politiques
sénégalais, avant d’enfoncer le clou en
lâchant : « Il ne maîtrise même pas le
Français ». Autrement dit, l’on peut
bien comprendre pourquoi son ancien
rival du PDS, à qui il avait succédé à
la Primature, puisse lui porter
facilement préjudice. Depuis quelque
temps d’ailleurs, on assiste à une
certaine rupture entre les deux hommes.
En tout cas la rivalité entre les deux
hommes, qui sont actuellement à couteaux
tirés, ne cesse d’augmenter. Et tout le
monde s’y attendait !
Maintenant, il reste à savoir si
l’ancien premier ministre Idrissa
réussira à asseoir une autre image plus
reluisante que celle qui lui colle à sa
peau, c’est-à-dire un « tartuffe », un
« voleur », un « truand », bref un
« repris de justice » qui avait détourné
beaucoup de milliards qu’il a lui-même
reconnus en tant que des fonds
politiques légalement utilisés.
Toutefois, tout est possible au
Sénégal ! D’autant plus que l’on s’est
rendu compte à notre grande surprise que
cet homme était l’arbre qui cachait la
forêt des milliardaires créés par Wade.
La différence entre Idy et Macky, c’est
qu’Idy est quelqu’un d’intelligent, pour
ne pas dire qu’il est un génie qui ne
cesse de faire le professeur à Macky, à
travers des déclarations à la fois
provocantes, embarrassantes et
effarantes vis-à-vis de la coalition
hétéroclite et circonstancielle de la
mouvance gouvernementale, dont il fait
étrangement partie et se réclame
toujours.
En revanche, je crois personnellement
que l’ancien premier ministre devrait
plutôt être conséquent dans ses
démarches s’il souhaite remplir
pleinement son rôle d’opposant, à partir
du moment où il a récemment fait savoir
que « rien ne marche dans le pays »
depuis l’accession à la magistrature
suprême de celui qu’il a soutenu au
second tour des présidentielles et qu’il
continue encore de soutenir. En tout
cas, depuis quelques temps l’homme
habitué aux jeux de yo-yo ne cesse de
critiquer vertement son ancien compagnon
de la famille libérale, et le premier
ministre Abdoul Mbaye qui d’ailleurs a
du mal, à mon avis, à être convaincant
et être à la hauteur de sa mission à la
primature.
Enfin, Idy est obnubilé par le
pouvoir qu’il voulait à tout prix sous
le règne de Wade, une ambition à
laquelle il n’a jamais renoncé. Mais, je
me demande s’il ferait mieux que Macky,
s’il était le quatrième président du
Sénégal, au vu de la pléthore de
ministres (plus d’une vingtaine) dont
deux font partie de son parti politique
(‘Rewmi’). C’est étonnant de le voir
passer pour quelqu’un qui prétend
défendre l’intérêt du peuple sénégalais,
alors qu’il n’a jamais pipé mot par
rapport au nombre excessif de ministres
et de députés inutiles au moment où le
pays est au bord du gouffre! Qui affirme
qu’il peut sortir le pays de l’ornière
sans pour autant restreindre au maximum
le nombre de ministres, de députés,
enrayer le népotisme endémique
malheureusement exploité par le couple
présidentiel, de même que la corruption
latente, ne fait qu’affabuler !
5. Le M 23 s’est
révélé efficace pour faire tomber
l’ancien président Abdoulaye Wade, mais
au fond pour le pays, est-ce qu’il est
bien, vu que l’opposition actuelle ne
fait pas le poids par rapport à la
mouvance présidentielle constituée par
ce M 23 ?
Dame Diop -Il faut savoir que
le M 23 ne pouvait rien réussir sans le
peuple qu’il a aujourd’hui trahi par son
silence acheté par l’actuel régime qui
les a presque tous soudoyés. La défaite
de Wade est en effet la victoire du
peuple même s’il a été par la suite
trahi par la quasi-totalité des membres
du M 23, plutôt attirés par le partage
du gâteau que par les intérêts du pays.
Toutefois, j’ai confiance en mon peuple
qui s’est déjà réveillé et qui,
j’espère, ne se fera plus rendormir par
le verbiage, et surtout par la diversion
suscitée par la traque des biens
supposés mal acquis.
Il est évident que le régime sortant
ne peut jamais pour le moment avoir le
même poids que le M23 adoubé par le
peuple qui était lassé par l’arrogance
et le luxe insolent dont l’équipe de
Wade faisait étalage devant des
populations défavorisées. Mais tout est
possible dans ce pays habitué à des
alliances contre-nature. On peut voir du
jour au lendemain Idy faire alliance
avec ses anciens camarades libéraux qui
l’accusaient de vol en le traitant de
tous les noms d’oiseaux. De toute façon,
le PDS de Wade ne peut pas mourir comme
ça, au cas où Idy choisirait de faire
cavalier seul. Et je suis de ceux qui
souhaitent sa survie, ne serait-ce que
pour qu’il y ait sur la scène politique
au moins un contre-pouvoir !
Somme toute, l’opposition
essentiellement constituée par le régime
défait est en train de jouer son rôle
d’opposant au pouvoir, malgré le manque
de légitimité auprès du peuple qui
attend encore dans la sérénité la
concrétisation des promesses d’un
Sénégal meilleur, où n’existeront plus
le casse-tête du chômage de la jeunesse,
la faim provoquée par la cherté des
denrées de première nécessité, en plus
de la carence dans le système de la
santé (les hôpitaux sont transformés en
mouroirs à cause de l’inaccessibilité
aux soins médicaux). Mais qui pourra
résoudre le chômage de la jeunesse, ou
encore effectuer une baisse sensible du
prix des denrées de première nécessité,
ou alors faciliter l’accès aux soins
médicaux, sans pour autant former un
gouvernement efficace composé d’au
maximum d’une dizaine de ministres, y
compris la réduction de ces centaines de
députés opportunistes et inutiles ?
6. Passons
maintenant au continent. D’abord, quel
rôle a joué l’Union Africaine dans le
déploiement des forces françaises au
Mali ? On se souvient qu’elle était
divisée par rapport à la crise
ivoirienne. A-t-elle simplement avalisé
un plan fin prêt concocté par la France,
ou a-t-elle vraiment joué un rôle dans
le cas du Mali?
Dame Diop -Il va de soi parce
que l’Union africaine n’a pas les moyens
de résister aux velléités d’une France
hégémoniste et soucieuse de sauvegarder
ses intérêts au Sahel, même si Madame
Zuma n’est pas une francophile, et
encore moins un béni-ni-oui-oui. C’est
hallucinant de constater que, sous
prétexte de l’amitié entre la France et
le Mali, François Hollande, qui soutient
ouvertement les djihadistes en Syrie,
voulait nous faire croire que la vraie
raison de sa guerre au Mali réside dans
une « logique » de combattre le
terrorisme qui constitue une menace pour
la France. Certains ont eu raison de se
demander s’il y a des bons et des
mauvais terroristes ? Pour tout dire, la
France ne se soucie guère de la position
de l’Union africaine en ce qui concerne
ses ingérences. A chaque fois que ses
intérêts sont menacés en Afrique, la
France n’a besoin pas du soutien de
l’Union africaine pour déclencher les
hostilités appuyées par ses pairs
prédateurs siégeant à l’ONU!
7. Je me tourne à présent vers
Monsieur Chérif Abdedaïm. L’Algérie, ce
grand pays maghrébin, longtemps secoué
par les islamistes, est aujourd’hui
stable malgré quelques petits incidents.
Des observateurs mal avisés et des
journalistes pyromanes pensaient qu’elle
serait atteinte par la fameuse
révolution du printemps arabe. Il n’en
est rien fort heureusement. Récemment,
les autorités algériennes, confrontées à
une prise d’otage, s’en sont bien
sorties sans le concours d’une puissance
étrangère. Comment va le pays
aujourd’hui ?
Chérif Abdedaïm -Actuellement,
l’Algérie vibre au rythme de ce qui se
passe sur la scène internationale et
plus particulièrement dans le monde
arabe. Cela dit, sur le plan national,
les choses suivent leur cours normal. En
dépit du malaise social qui, je pense,
constitue l’une des préoccupations des
premiers responsables du pays, en dépit
de toute la campagne
d’instrumentalisation de la maladie du
président de la république, orchestrée
par ceux qui veulent créer le trouble en
Algérie, je pense que les Algériens sont
conscients de ce qui se trame à leur
porte et ils ne sont pas dupes pour se
laisser entraîner dans une nouvelle
spirale de la violence.
8. D’après vos
propos, l’Algérie serait-elle dans la
ligne de mire de l’Otan en tant que
puissance régionale, au vu de ses
richesses naturelles : uranium, or,
pétrole, gaz ?
Chérif Abdedaïm -Sans aucun
doute. Du moment que les plans ourdis
par les instigateurs du nouveau désordre
mondial visent la déstabilisation de
tout le monde arabe, l’Algérie ne
pourrait aucunement faire exception.
Dans ce contexte, faudrait-il notamment
rappeler que la première tentative de
déstabilisation a été enregistrée avec
la décennie noire. Après ce premier
échec et l’avènement des
pseudo-révolutions arabes, les
commanditaires de ces « révolutions »
ont tenté, en septembre 2011, d’allumer
la mèche à travers leur armée de
facebookistes. Récemment, on a
voulu tenté une nouvelle percée à
travers la « crise » des chômeurs du
Sud. Malheureusement, pour eux nos
jeunes ont certes organisé des marches,
comme cela se fait partout dans le
monde, sans toutefois mordre à l’appât
tendu par les Canvas, Optor et Consorts.
Dans ce contexte, comme disait
l’analyste Michel Chossudovsky : « La
révolution spontanée est un métier qui
s’enseigne ». Pour cela, une courte
rétrospective s’impose. En 1972, la CIA
a déclenché une grève des camionneurs et
chauffeurs de bus pour faire tomber le
gouvernement Allende au Chili qui avait
nationalisé les mines de cuivre. La même
année, alors que les USA avaient
besoin de l’Australie comme base arrière
pour le Vietnam, l’élection des
travaillistes de Edward Gough Whitlam,
opposés à la guerre, avait déclenché
une campagne
d’opinion pilotée directement par Henry
Kissinger à Washington, pour faire
tomber le gouvernement et le remplacer
par des « amis des USA ».
Quelques semaines après les «
révolutions de jasmin » dans plusieurs
pays du Maghreb, du Machrek, du Proche
et du Moyen Orient, on a commencé
à en savoir plus sur ce que bon nombre
subodoraient : à savoir les
interventions clandestines américaines
dans le déclenchement (nullement
spontané mais bien plutôt provoqué) de
ces événements par le biais d’agents
bien placés, de la formation de relais
d’opinion et de l’utilisation des
réseaux sociaux du type Facebook ou
Twitter.
À la mi-avril, les médias révélaient,
après des déclarations stupéfiantes
de Michael Posner, sous-secrétaire
d’État américain aux droits de l’homme,
que l’administration fédérale américaine
avait dépensé, depuis deux ans, 50
millions de dollars au développement de
technologies visant à rendre anonymes
les activistes pro-américains, avec des
séances de formation pour plus de 5 000
militants. Il indiquait que l’une
d’entre elles avait été organisée six
semaines auparavant (donc à la
mi-février) dans un pays du
Proche-Orient non précisé avec des «
cyber-activistes » venus de Tunisie,
d’Égypte, de Syrie et du Liban. Il
s’agissait donc bien d’une véritable
armée clandestine payée et entraînée par
les services secrets américains. Plus
précis encore, comme l’indiquait par
exemple La Correspondance de la
presse (du 11 avril) : « les
États-Unis, convaincus du rôle de la
démocratie numérique, enseignent à des
milliers de militants des droits de
l’homme « à jouer au chat et à la
souris » avec les régimes autoritaires
sur l’internet et avec leurs téléphones
portables. L’administration américaine
aide notamment les militants à accéder
aux technologies leur permettant de
contourner les blocages du Web par les
États, à sécuriser leurs textos et leurs
messages vocaux et à empêcher les
cyber-attaques contre leurs sites […]
Des responsables du département d’État
ont expliqué qu’une des technologies en
cours de développement, baptisée
« signal d’alarme », permettait aux
militants d’effacer les listes de
contact de leurs téléphones portables au
cas où ils seraient arrêtés. Le
département d’État a indiqué qu’il avait
déjà financé des sociétés privées, la
plupart américaines, pour développer une
dizaine d’outils destinés à contourner
la censure mise en place par certains
gouvernements. »
Autrement dit, c’est cela la
réalité des soi-disant révolutions pour
la « démocratie » et que beaucoup
d’internautes algériens ont déjà
dénoncée à travers une mobilisation sans
précédent démontrant à l’occasion
leur prise de conscience des enjeux
internationaux. Il suffit donc de lire
leurs commentaires sur facebook pour
s’en apercevoir.
Cela dit, tout le monde comprend en
Algérie que l’objectif des prédateurs
est de diviser pour régner. Et le plan
séparatiste qui a réussi au Soudan ne
réussira jamais en Algérie. Car, la
France a déjà essayé en vain de
s’accaparer le Sahara lors de ses
négociations avec la GPRA (Gouvernement
Provisoire de la République Algérienne).
En résumé, je dirai que l’Algérie a
été et reste unie, et ce, malgré les
tensions sociales qui, à mon avis, font
partie du quotidien de chaque pays et
qui sont, de loin, minimes par rapport à
ce qui se passe dans ces pays
exportateurs de « démocratie » à coup de
bombes. Scrutez ce qui se passe aux
Etats-Unis où le capitalisme assassin
soumet des millions de personnes à une
servitude volontaire alors qu’en matière
de liberté d’expression, les lois
liberticides fusent de partout sous
prétexte de lutte anti-terroriste et
autres prétextes du genre.
9. L’Algérie
était au début contre la guerre
d’Hollande au Mali, avant d’ouvrir son
espace aérien à l’armée française. N’y
a-t-il pas une contradiction de la part
des autorités algériennes ? Et comment
interprétez-vous ce geste que d’aucuns
ont perçu comme un signe de
défiance envers l’Otan ?
Chérif Abdedaïm -Dans cette
situation, je crois que l’Algérie n’a
pas le choix. Après de vaines tentatives
pour trouver un compromis politique
entre les belligérants dans la crise
malienne, et la menace terroriste à ses
frontières, il fallait se décider.
Toutefois, ce qu’il faudrait remarquer,
c’est que l’Algérie a toujours été
fidèle aux principes du 1er novembre
1954, à savoir respecter la souveraineté
des peuples, d’où sa non-ingérence dans
les affaires internes des pays en crise
et pour preuve ses prises de positions
dans les crises qui ont secoué le monde
arabe. À ce niveau, je ne vois pas de
contradiction dans la position
algérienne dans la mesure où c’est dans
le cadre de la lutte anti-terroriste que
cette décision a été prise et non dans
l’objectif d’une quelconque implication
directe sur le terrain des opérations.
Quant le feu est à votre porte, si vous
ne participez pas à son extinction, vous
devriez quand même céder le passage aux
pompiers, non ? Pour ce qui est de la
dernière partie de votre question, je
pense que ceux qui interprètent cette
prise de position comme une défiance
envers l’OTAN, doivent revisiter
l’histoire de la guerre d’Algérie. A
l’époque, la France n’était-elle pas
appuyée par l’OTAN ? Je les laisse
conclure le syllogisme…
10. Le Maghreb
est déjà bouleversé par la prétendue
Révolution arabe manigancée par les
apôtres de la théorie du « chaos
constructeur » des faucons états-uniens.
Et actuellement c’est autour du Mali de
s’attirer les « bonnes grâces » de son
« ami » et ancien pays colonisateur, au
moment où Bamako risquait de tomber aux
mains des « djihadistes » alliés du MNLA
toujours appuyé par la France. Comment
analysez-vous le bellicisme de la France
qui perd de plus en plus son influence
dans son « pré carré » ?
Chérif Abdedaïm -Pour ceux qui
croient que la France a, actuellement,
un quelconque pouvoir décisionnel au
niveau africain, je pense qu’ils se
leurrent. Certes, la nostalgie coloniale
longtemps sevrée, reste de mise, avec
notamment le fameux rêve d’Alain
Peyrefitte, consistant à dissocier les
territoires Touareg pour la création
d’un Etat Tergui fantoche, facilement
manipulable et exploitable, tel qu’on le
constate actuellement au Niger, pays
dépossédé de son uranium par Aréva au
moment où des milliers de Nigériens ne
mangent pas à leur faim. Toutefois, avec
la nouvelle géopolitique américaine, le
rôle de la France est réduit à un
commis, sous-traitant, au même titre que
la Grande Bretagne et l’Allemagne.
Pour cela, il n’y a qu’à se référer
au propos du stratège américain
Brzezinski dans son fameux « Le
Grand échiquier ». Ce dernier brosse un
tableau sans concession de l’Union
Européenne : les Etats européens
dépendent des Etats-Unis pour leur
sécurité ; une « Europe vraiment
européenne n’existe pas » ; et
poursuit-il, « sans détour, l’Europe de
l’Ouest reste un protectorat américain
». Tout ceci est une gifle à ceux qui
pensent que l’Europe, grâce à l’Union,
est la structure permettant une
indépendance vis à vis des Etats-Unis.
Comme la situation de l’Union européenne
est floue, indécise, « les Etats-Unis ne
doivent pas hésiter à prendre des
initiatives décisives ».
« Le problème central pour l’Amérique
est de bâtir une Europe fondée sur les
relations franco-allemandes, viable,
liée aux Etats-Unis et qui élargisse le
système international de coopération
démocratique dont dépend l’exercice de
l’hégémonie globale de l’Amérique ».
Ainsi, comme partout ailleurs, les USA
se moquent de leurs « alliés » du moment
; seuls comptent les intérêts
américains. Le rôle de l’Allemagne est
celui du bon vassal, « bon citoyen de
l’Europe, partisan déterminé des
Etats-Unis » ; elle n’a jamais remis en
cause « le rôle central des Etats-Unis
dans la sécurité du continent ». Quant à
la France, « puissance moyenne
post-impériale », elle n’a pas les
moyens de ses prétentions.
Aussi, en matière de politique
américaine, depuis Ronald Reagan et les
Talibans, les néo-conservateurs ont
systématiquement généré, manipulé, armé
et poussé les pions islamistes pour
déstabiliser les régions dont ils
veulent accaparer les ressources
minières. Et en Afrique, cela est
d’autant plus urgent qu’il s’agit de
faire obstacle à l’avancée chinoise.
Encore une fois : « la guerre dure tant
que durent les profits ». Ces pays à
l’instar des monarchies du Golfe font
partie du plan américain de domination
du monde. Ils agissent donc selon un
agenda prédéfini sans autonomie
décisionnelle. Pour s’en apercevoir, il
suffit de se référer au discours
américain repris en chœur par les
chancelleries occidentales.
11. Cette année
2013 est consacrée, en France, à la
célébration d’Albert Camus dont les
cendres vont être transférées au
panthéon. Camus a suscité beaucoup de
controverses, mais son œuvre reste
habitée par l’Algérie. « Je puis bien
dire au moins, qu’elle est ma vraie
patrie », dira-t-il en 1954 au sujet de
l’Algérie. Et son ami Aziz Kessous a
dit : «Camus était des nôtres et le
meilleur d’entre nous». Senghor dira de
lui à sa mort : « Lui, le Blanc,
l’Algérien ne dédaignait pas de venir
nous parler à nous… Cette qualité
d’Africain, il l’a toujours
revendiquée ». Camus : français ?
algérien ? ou les deux ? Comment est-il
perçu par les Algériens aujourd’hui ?
D’abord, la réponse de Monsieur Chérif
Abdedaïm.
Chérif Abdedaïm -Vous avez
bien fait de parler de controverse à
propos de Camus. S’il jouit d’un respect
pour son engagement politique, Camus, a
par contre suscité un tollé chez
beaucoup d’intellectuels algériens.
Quand il dit dans ses « Chroniques
algériennes » que « l’indépendance
nationale (de l’Algérie) est une formule
purement passionnelle » ou encore
qu’il prenne les attentats commis par le
FLN pour des actes terroristes, alors
que c’étaient les seuls moyens de bord
pour lutter contre l’injustice
coloniale, je crois qu’il se trahit
quelque part. Pourtant, né en Algérie,
au même titre que ses parents, ayant
vécu dans la pauvreté, à l’instar du
milieu algérien dans lequel il a grandi,
comment pourrait-il nier l’acte
génocidaire coloniale qui est en soi
condamnable ? Comment pourrait-il
défendre le principe d’une Algérie
française tout en parlant de justice ?
Aussi faudrait-il souligner ce
retournement qui frise le paradoxe dans
ses positions. En 1936, lorsqu’il a
fondé le « Théâtre du Travail », sous
l’égide du PCA, la direction du parti a
quelque peu infléchi sa ligne en donnant
la primauté à la stratégie de
l’assimilation et à la souveraineté
française. Camus avait alors protesté
contre cette stratégie idéologique qu’il
considérait comme un retournement. Et
voilà qu’il revient sur cette position,
en 1958, dans ses « Chroniques
algériennes », comme je l’ai cité
précédemment.
11.Maintenant à vous Dame. On
sait que Dame Diop, vous êtes un
amoureux de Camus.
Dame Diop -Chérif a bien fait
de nous parler de Camus à travers son
engagement et ses contradictions par
rapport à sa position sur l’injustice
sociale et la guerre coloniale en
Algérie. Mais au-delà du tollé relevé
par Chérif, je crois qu’il est important
de reconnaître l’amour de Camus envers
l’Algérie française qu’il considérait
comme sa patrie. Et cet amour est
perceptible à travers la plupart de ses
écrits. D’autant qu’on ne peut jamais
parler de lui sans évoquer sa patrie où
il avait passé sa jeunesse. Cependant,
je suis mal placé pour aborder ce thème
sensible, à partir du moment où les
Algériens s’étaient sentis et se sentent
encore blessés par l’homme qui aurait dû
être au-dessus de la mêlée. Par
conséquent, sa farouche opposition à
l’Indépendance de l’Algérie peut être
quelque part comprise, à cause de son
vécu et surtout du contexte. Et loin de
moi l’idée de vouloir le disculper de
ses erreurs commises, mon propos vise
seulement à ce que les gens comprennent
sa position en tant que Français né en
Algérie. Ne s’était-il pas senti étouffé
et dépaysé lorsqu’il avait quitté sa
terre natale pour la France ?
Quoi qu’on puisse dire, on ne peut
pas parler de Camus sans parler de
l’Algérie, où il avait passé son
enfance. Son roman autobiographique
posthume « Le premier homme » est
empreint de nostalgie et de tristesse,
au regard de la description des
quartiers pauvres d’Alger où il jouait
avec les enfants de son âge. De plus, le
soleil, la lumière et la mer d’Algérie
sont des constantes qui caractérisent
presque toute sa production littéraire.
Une chose est sûre : Camus a beaucoup
écrit sur l’Algérie française en
défendant même des musulmans, victimes
de l’injustice. Toutefois, je comprends
aussi tous ceux qui déplorent le
tribalisme de Camus lorsqu’il aborde les
deux communautés. Un intellectuel
algérien est allé jusqu’à dire qu’il y
avait un rideau entre la « race » (« les
blancs ») de Camus et les Algériens, à
chaque fois qu’il parle des deux
communautés. Et d’enchaîner : « Le peu
que Camus parle de l’Algérien dans ses
œuvres, c’est toujours du mauvais
côté ».
12. L’Assemblée nationale
française a voté la loi reconnaissant le
mariage entre les personnes de même
sexe. Avec ce vote la France n’a-t-elle
pas franchi un pas de plus vers la
dilution de ce qui reste de son
identité ? Ces droits reconnus aux
personnes de même sexe, ces nouvelles
identités consacrées ne viennent-elles
pas assombrir l’identité française qui a
déjà du mal à intégrer l’altérité
(notamment les populations d’origine
maghrébine ou subsaharienne) dans son
évolution ?
Dame Diop -Le vote de la loi
reconnaissant le mariage gay est
purement politique, puisqu’il s’agissait
d’une des promesses électorales de
François Hollande. Contrairement à ce
que les socialistes veulent nous faire
croire, le principe d’égalité n’a rien à
voir avec l’adoption de cette loi en
faveur du mariage entre les personnes de
même sexe. Le mariage pour tous, tant
décrié par ses détracteurs toujours qui
s’arc-boutent sur des canons moralistes
et rigoristes, me paraît personnellement
une dérive susceptible de compromettre
l’éducation des enfants adoptés par les
homosexuels ou les lesbiennes. Comment
peut-on concevoir le fait qu’un enfant
grandisse au sein de ces
« familles » où toutes sortes de dérives
puissent avoir lieu ? Ce genre de
familles n’est pas à mon avis un endroit
propice à l’éducation d’un enfant ! En
définitive, on assiste à une mutation de
la société française, du point de vue
institutionnel, au moment où l’altérité
devient un handicap majeur pour une
catégorie de la population française
considérée comme des parias.
Tout le monde se rend compte
aujourd’hui que si les « Français »
naissent juridiquement tous libres et
égaux, ils ne jouissent pas des mêmes
privilèges, en raison de leurs origines
sociales, culturelles et religieuses.
Autrement dit, si les Français sont
jugés par les mêmes lois, ils sont
socialement, surtout culturellement et
religieusement inégaux, à cause de
l’altérité qui favorise le
communautarisme de part et d’autre.
Le Maghrébin ou le négro-africain (y
compris ceux qui sont issus de la
deuxième ou de la troisième génération
des immigrés) sont hélas victimes de
rejet frontal, voire d’anathème de la
part des soi-disant Français, que ça
soit au niveau des embauches ou dans la
rue. Les clichés et les préjugés font en
tout cas rage en France : le Noir et le
Maghrébin sont perçus comme des
« dealers » et des voleurs. A titre
d’exemple, les défiances sont partout
visibles et rendent ainsi la France
invivable.
13. Dame, venons-en maintenant
à votre poésie. Le recueil Les rêves de
la fleur, suivi du Regard d’un jeune
émotif nous présente un ensemble de
poèmes hétéroclites liés malgré tout par
une figure centrale, omniprésente voire
même obsédante : la fleur. C’est quoi
les rêves de la fleur ?
Dame Diop -« Les rêves de la
fleur » étaient à l’origine le titre
d’un de mes poèmes qui exprime de
manière implicite et explicite une
certaine prévision de la disparition
tantôt attendue, tantôt oubliée de ma
mère qui ne cessait de braver la
maladie. En fait, la fleur symbolise le
« je » poétique qui suggère aux lecteurs
ses états d’âmes à travers une sorte de
prophétie concernant l’étiolement de
l’arbre effeuillé, flétri et dépéri.
Autrement dit, l’arbre représente la
matrice généreuse et courageuse, mais de
plus en plus malade. N’ayant jamais
l’intention de brider le lecteur, je
n’ai jamais voulu m’exprimer ouvertement
sur cette question, malgré les
virulentes attaques contre le choix du
titre de mon recueil « Les rêves de la
fleur ». Ironie du sort, quelqu’un, qui
n’a même pas pris la peine de me lire
pour essayer de comprendre un tantinet
mes écrits poétiques, m’avait dit : « Je
suis sûr qu’il n’y a pas de rêve dans
ton livre ».
Quant à la nature, elle est à mon
sens l’expression de la condition
humaine, au vu du caractère cyclique des
saisons. En fait, la vie et la mort sont
y sont parfaitement visibles sous toutes
ses facettes. Le poète est tout comme
l’artiste qui peint son tableau. Un
tableau d’art peint sans indices a-t-il
une valeur ? Camus disait qu’
« aucun artiste ne tolère le réel, mais
ne se dérobe jamais à lui ». Et Michel
Riffaterre d’affirmer : « La poésie,
c’est dire des choses et des idées de
manière indirecte ». Se réfugier dans la
nature pour se délivrer du carcan de
cette souffrance atroce générée par les
contingences de la vie était salutaire,
au moment où le deuil avait frappé de
plein fouet ma famille. J’adore la
nature ! Et le plus grand plaisir que
j’ai eu, c’est lorsqu’un ami me faisait
remarquer que le titre de mon recueil
est romantique. Ainsi le Professeur Marc
Marti affirmait-il dans la préface :
« Les rêves de la fleur disent la
simplicité des sentiments, l’amitié,
l’amour, la douleur, la peur ».
14. À la lecture de vos poèmes,
on voit votre démarche assez déroutante,
mais jamais déconcertante; on s’aperçoit
en effet que le titre de certains poèmes
correspond rarement à leur contenu. Par
exemple, dans les poèmes intitulés
« Alerte », « Charlatan », il s’agit
respectivement de « pintadeaux qui
s’habillent », de « barque » qui
chavire. Qu’est-ce qui a motivé cette
démarche d’écriture ? Est-ce une façon
de faire participer le lecteur à la
création, à la gestion de l’œuvre dont
il doit par lui-même essayer de
retrouver l’unité, la cohésion et le
sens ?
Dame Diop -Même si ce sont des
poèmes de jeunesse, le langage poétique
ne pouvait pas me permettre d’exprimer
directement des idées et des choses.
Malgré donc mes premiers pas dans
l’écriture, j’avais pris le soin de
faire participer le lecteur. C’est en ce
sens que j’avais pris le soin de
bouleverser l’ordre chronologique des
poèmes, que ce soit dans « Les rêves de
la fleur », où dans le « Regard d’un
jeune homme émotif ». Toutefois la
reconstitution du puzzle peut être
certes un exercice aléatoire pour le
lecteur, mais il existe toujours des
indices distillés tout au long des
poèmes. S’agissant des titres, ils sont
tous en rapport avec le contenu. Ce sont
des titres bien choisis afin de donner
des signes par rapport au contenu du
message véhiculé dans chaque poème. Les
titres auxquels vous avez par exemple
fait allusion (« Charlatan », et
« Alerte ») évoquent respectivement le
manque de sérieux, le dégoût suite à un
naufrage amoureux (une perle symbolisée
par une « jolie barque » attire le « je
poétique » jusqu’au « large » avant de
chavirer) et l’urgence ou le danger qui
guettent la société sénégalaise plus ou
moins conservatrice où la morale devrait
rester de mise. Ce poème intitulé
« Alerte » invite les parents
irresponsables à contrôler leurs filles
qui s’habillent avec légèreté en faisant
recours à une parabole : « la pintade »
silencieuse et complice devant la
quasi-nudité des « pintadeaux femelles »
en pleine rue.
15. Votre poésie a l’apparence
d’être simple, qu’on peut lire d’une
traite mais, en réalité, sitôt qu’on
cherche à en saisir le sens, la
simplicité disparaît. Alors se déploient
sous nos yeux une subtilité expressive,
un rythme bien mesuré, des images
familières, des métaphores inouïes comme
cette arachide roublarde (p. 31), bref
une simplicité originale qui demande
trop à l’esprit. Expliquez-nous le poème
« Brebis » p. 29 que voici : « Je vois
une brise / Transportée par le vent. /
On se sent affectueux, / Mais prudente
est la brise ».
Dame Diop -Cette question nous
ramène à ce que je viens d’expliquer à
travers l’allégorie de la pintade et des
pintadeaux ou le symbole de la barque
personnifiée. J’avais pensé qu’il était
beaucoup plus simple et judicieux
d’utiliser des métaphores qui sont
familières à la société sénégalaise. Un
Sénégalais lambda connaît absolument les
produits tels que l’arachide ou les
animaux domestiques comme par exemple la
pintade ou la poule. L’arachide
qualifiée de « roublarde » a en vain
tenté de tendre un piège au « je
poétique » qui a failli mordre à
l’hameçon. Il s’agit d’un poème érotique
élaboré de manière pudique visant à
dénoncer la méchanceté et un fléau (Le
titre du poème est clair : « Vipère »),
ou plutôt les liaisons dangereuses entre
les femmes et les puceaux. L’amour est
exprimé de manière pudique dans mes
poèmes.
Contrairement à la malice et à
l’agressivité de la « Vipère », le poème
intitulé « Brebis » incarne pour
le poète l’affection et la tendresse
(une idée renforcée par la « brise » de
mer). Mais chat échaudé craint l’eau
froide ! D’où la réticence de la
« brise » qui préfère être sur ses
gardes, à cause de ses mésaventures.
16. Par ailleurs, il y a les
paradoxes. Le poème « Hommage » p. 72,
scande : « Vive les tueurs à gages ! A
bas les victimes ! Vive les despotes ! »
Que faut-il comprendre par là, l’éloge
du mal, de l’injustice ?
Dame Diop -Ce sont tout
simplement des jeux de mots, des
pirouettes et des clins d’œil, dans la
mesure où les paradoxes sont un moyen
pour mieux mettre en exergue les fléaux
qui gangrènent la société sénégalaise.
Autrement dit, la scène politique est
ponctuée de violence, de meurtres, de
vols, de spoliation, de despotisme, de
démagogie, d’injustice. Faire l’éloge du
mal était le seul moyen pour attirer
l’attention du peuple fataliste endormi
et endolori. Et le réveil a été brutal
vers la fin du règne du président Wade.
Enfin, l’éloge du mal a pour but de
faire ressortir l’injustice sous toutes
ses formes.
17. S’adressant à votre mère
qui nous a malheureusement quitté, vous
dites : « Ma vie ressemble à la tienne :
un vide plein / De sens ». Le vide : son
absence ? en quoi le vide est plein de
sens ?
Dame Diop -C’est vrai que j’ai
aussi utilisé à travers ces vers un
autre jeu de mots, grâce à la notion de
vacuité et de plénitude, ou plutôt de
finitude et d’infinitude. Le bref
passage de ma mère sur cette terre ne
cessait de me faire réfléchir sur la
problématique de la condition humaine au
Mythe de Sisyphe, voire à l’utilité de
tous les efforts déployés afin
d’atteindre le bonheur caduque côtoyant
au jour le jour ce malheur qu’est la
mort. Il s’agit là d’un oxymore dont
l’objectif est ici d’exprimer
l’absurdité et la fugacité de la vie sur
terre. On peut disparaître du jour au
lendemain, sans pour autant cesser à
influencer et guider les pas des siens,
comme c’est le cas de la matrice qui m’a
inspiré le souffle de l’écriture. Malgré
son apparente absence, ma mère est
toujours présente à mes côtés.
18. Après avoir parcouru votre
recueil, on mesure combien le lien était
fort entre vous et votre mère. Votre
état d’âme oscille entre la douleur et
l’espoir. Vous semblez profondément
meurtri mais non abattu puisque comme
vous le dites : « Je suis désormais
toujours angoissé / Mais sans baisser
les bras…Malgré l’enfer […] / Je suis
souriant et entreprenant ». Après une
perte si terrible et des séquelles
indélébiles, où trouve-t-on cette
énergie, cette force qui vous maintient
dans la foi et l’espérance ?
Dame Diop -Cette force n’est
pas venue du jour au lendemain. En fait,
j’ai d’abord sombré dans la mélancolie,
avant de sortir in extremis la tête de
l’eau. Ébranlé par cette disparition,
j’avais rencontré beaucoup de
difficultés que j’ai finalement réussies
à surmonter grâce à l’écriture. La plume
a été et est toujours mon exutoire. Dès
que je pense à ma mère, l’inspiration me
vient comme un éclair. Et quand je m’en
suis ouvert à un ami, il m’a fait savoir
que c’est ce qu’on n’appelle la
fulgurance. D’ailleurs, Il y a des gens
qui s’étonnent lorsque j’affirme que
j’ai besoin d’être ému pour bien écrire.
La plume et l’écriture m’avaient donc
permis de retrouver cette force
inébranlable qui me propulse vers la foi
et l’espérance en une vie meilleure et
heureuse, bien que l’abandon des études
ou le suicide m’eussent de temps à autre
traversé l’esprit.
19. Votre recueil est
traversé d’un bout à l’autre par la
figure maternelle. On connait les
histoires de perte d’êtres chers ; l’on
songe à Victor Hugo qui perdit le 4
septembre 1843 sa fille Léopoldine. L’on
a dit que grâce à ce drame, le poète
mesura la fragilité de la vie et du
bonheur ; ce qui lui permit de mûrir
très vite. C’est un peu votre cas ?
Est-ce que la prise de conscience qui
advient après une pareille perte ne nous
ouvre pas la vue sur notre condition
passagère ici-bas et nous permet de nous
projeter vers le séjour dans l’infini?
Dame Diop -La perte d’un être
cher peut être parfois décisive dans la
vie de quelqu’un. Sans la précocité de
la disparition de ma mère, j’imagine ce
que je serai devenu aujourd’hui ! C’est
sans doute ce drame qui a forgé en moi
une prise de conscience de la vie
éphémère ressemblant une éternelle
prison. De fait, je ne suis pas dupe,
puisque je sais désormais que je suis
mortel malgré les efforts déployés pour
essayer de réussir dans la vie.
20. Pour finir, dites-nous vos
projets. Toujours en train d’écrire ?
Dame Diop -Même si j’ai
beaucoup de projets, que ce soit dans
l’écriture ou dans le cadre des
publications d’articles scientifiques
concernant la suite de ma thèse de
Doctorat, mon uniquement préoccupation
est aujourd’hui de décrocher un poste
d’enseignant chercheur au Sénégal ou
dans la sous-région. Après tant de
galère en métropole pour financer mes
études couronnées par le plus haut
diplôme de l’Université, je pense qu’il
est grand temps de fermer cette
parenthèse inoubliable dans la mesure où
il n’existe pas beaucoup de docteurs en
« Études Ibériques » au Sénégal, et
surtout concernant le 18e siècle.
On aura compris à travers cet
entretien que malgré les menées sordides
orchestrées tant à l’intérieur qu’à
l’extérieur, l’Afrique ne baisse pas les
bras : l’Algérie en est un bel exemple ;
quant au Sénégal, la maturité de la
population est un grand rempart contre
les dérives des politiciens. Enfin, à
travers les jeunes intellectuels, l’on
voit la lucidité et la détermination qui
les habitent et qui les poussent à
œuvrer pour la démocratie et le
développement de leur pays. Ceci fonde
notre fierté et notre espoir en une
Afrique consciente et maîtresse
d’elle-même.
Entretien réalisé par Amadou
Oury Diallo, doctorant guinéen à
l’Université de Nice Sophia-Antipolis.
Publié sur
Afrique Démocratie
Le dossier Afrique noire
Le sommaire de Chérif Abdedaïm
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