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Tariq Ramadan.com

La Réforme Radicale : Éthique et Libération (½)
Deux extraits du prochain livre de Tariq Ramadan

Tariq Ramadan

Mercredi 17 octobre 2007

A propos du Concept de « Réforme »
 
Le débat autour de la question du renouveau, de la revivification et de la réforme des sciences islamiques, plus spécifiquement du droit et de la jurisprudence (fiqh), est très ancien parmi les savants musulmans. Dès la formation des premières écoles de droit (madhâhib, sing. madhhab), entre le VIIIème et Xème siècles, des discussions juridiques intenses opposent ceux qui privilégient l’appartenance stricte aux écoles historiquement formées et d’autres qui appellent à un retour permanent aux sources scripturaires premières, le Coran et la tradition du Prophète (Sunna). Déjà, au XIIème siècle Abû Hâmid al-Ghazâlî réfère à « la revivification » (ihyâ’) nécessaire « des sciences de la religion » dans une œuvre magistrale et essentielle dont c’est très exactement le titre. L’intuition profonde que la fidélité à l’islam à travers l’histoire exigeait un constant effort de recherche, de renouveau et de réforme de la pensée (et des méthodologies) a traversé l’univers des sciences islamiques depuis l’origine jusqu’à nos jours avec des périodes très florissantes et d’autres franchement hostiles. Plus près de nous, à la fin du XIXème siècle, avec les mouvements de la Nahda et de la salâfiyya, et les apports critiques de Jamâl ad-Dîn al-Afghânî et de Muhammad ‘Abdu[1], ces concepts se sont répandus et sont devenus des constantes du discours contemporains avec bien sûr leur lot de disputes, allant du refus de l’idée même de réforme à la monopolisation de son contenu et de ses objectifs par certains penseurs. Depuis vingt ans, les acteurs (savants ou intellectuels), les critiques de même que les commentateurs et les observateurs des débats expriment des vues divergentes, voire radicalement opposées, sur le sens des concepts – notamment de celui de « réforme » - et sur l’attribution de la qualité de « réformiste » ou de « réformateur » à tel ou tel savant ou intellectuel.
 
Nous nous trouvons dans une sorte de nébuleuse terminologique où le sens des mots est tellement variable que l’on ne sait plus bien à quoi l’on se réfère dans le discours sur la « réforme ». Il nous paraît important de commencer par clarifier le sens des concepts que nous employons dans cette étude et l’objectif que nous nous sommes assigné en les utilisant pour rendre compte de l’orientation de notre réflexion.
 
De nombreux savants (ulamâ’), de même que des intellectuels ou des musulmans ordinaires, s’opposent à l’usage du terme « réforme » car ils y voient un triple danger quant à la fidélité à la tradition islamique. « Réformer » l’islam voudrait dire pour certains – ou donne l’impression de vouloir dire – changer l’islam, le dénaturer afin de l’adapter à l’époque contemporaine, ce qui n’est pas acceptable pour une conscience croyante. La seconde critique provient de celles et de ceux qui voient dans « la réforme » une donnée étrangère, une approche importée de la tradition chrétienne pour faire vivre à l’islam la même évolution que le christianisme et lui faire perdre ainsi sa substance et son âme. La troisième critique s’appuie sur le caractère universel et « atemporel » des enseignements de l’islam qui n’ont donc pas besoin de « réforme » et peuvent s’appliquer en tous temps et en tous lieux.
 
Ces critiques, souvent formulées de façon très générale, posent de sérieuses questions et nécessitent des réponses précises. L’intention louable, et clairement affichée, de protéger l’islam des déviances et des trahisons ne peut néanmoins pas s’exprimer ni s’imposer en refusant toute approche critique quant à la nature de la fidélité requise au message universel de l’islam. D’aucuns en refusant l’aliénation – se penser selon les catégories de la tradition chrétienne par exemple – en viennent à promouvoir une aliénation plus profonde encore en identifiant comme « étranger » ce qui pourtant ressortit de la tradition islamique elle-même : cette ignorance de soi, nourrie par la peur de changer, de se perdre ou plus généralement « la peur de l’autre » est l’un des dangers majeurs qui guettent la conscience musulmane contemporaine.
 
 Tajdîd et islâh
 
En sus de la notion de « ihyâ’  » (revivification) à laquelle nous avons fait référence avec l’œuvre d’ al-Gazhâlî, on trouve dans le lexique des sciences islamiques deux concepts directement tirés des sources scripturaires et qui réfèrent directement à l’idée de « réforme » et de « renouveau ». Le terme « tajdîd » est très présent dans la littérature islamique contemporaine (et de façon particulièrement récurrente depuis près de 150 ans) : il signifie littéralement « le renouvellement », le « renouveau » voire « le rajeunissement » ou « la régénération »[2]. On trouve la racine verbale de ce substantif dans un hadîth célèbre du Prophète : « Dieu enverra chaque cent ans à cette communauté [musulmane] qui[3] lui renouvellera [ yujaddidu] sa religion. »[4]
 
Cette tradition prophétique est d’une importance majeure et elle a fait l’objet d’innombrables commentaires à travers les âges quant à son sens et à sa portée. Ce qui est unanimement établi dans le credo musulman (al-‘aqîda), c’est que le Prophète de l’islam est le dernier des Messagers et qu’il clôt définitivement le cycle de la Prophétie. Ce dont le hadîth nous informe, c’est que la communauté musulmane va néanmoins être accompagnée et guidée à travers les siècles par des savants et/ou des penseurs qui vont l’aider, selon une périodicité d’environ cent ans, à « régénérer » et à « renouveler » la religion islamique. Ce renouvellement de la religion ( tajdîd ad-dîn) ne concerne bien entendu pas un changement dans les sources, les principes et les fondements de l’islam, mais bien dans la compréhension de la religion et dans la façon de l’appliquer et de la vivre selon les différentes époques ou les divers lieux. C’est très exactement de cela qu’il s’agit : les sources scripturaires (le Coran et la Sunna) restent les références premières et les fondements de la foi et de la pratique demeurent ce qu’ils sont mais c’est notre lecture et notre compréhension des textes qui seront « renouvelées » par l’apport de ces savants et intellectuels qui nous feront percevoir de nouveaux horizons en revivifiant en nous la foi atemporelle tout en stimulant nos intelligences afin de nous permettre de faire face aux défis de nos époques respectives.
 
Le « tajdîd » tel qu’il a été compris par la tradition classique des savants et des écoles de droit, est donc un renouvellement de la lecture, de la compréhension et donc, par conséquent, de l’application des textes à la lumière des différents contextes historico-culturels dans lesquels se trouvent les communautés ou les sociétés musulmanes. Il s’agit donc pour ces dernières, à un moment particulier de l’Histoire, d’être capables de retrouver l’essence du message islamique, de sa substance éthique et de ses objectifs supérieurs afin de pouvoir les appliquer de façon fidèle et adéquate dans des contextes socioculturels par essence changeants, en constante mutation. Il s’agit bien, par le renouvellement de la compréhension, de retrouver l’essence et « la forme » originelles du message afin de lui rester fidèle tout en faisant face avec lucidité à l’évolution des êtres humains et des sociétés. Le sens du tajdîd, à travers cette tradition prophétique, est bien de « re-former » en permanence, de réformer au nom de la fidélité. En clair, il n’existe pas de fidélité aux principes islamiques à travers les âges sans évolution, sans réforme, sans renouvellement de l’intelligence et de la compréhension.
 
C’est également le sens du concept de « islâh » que l’on trouve à plusieurs reprises dans le Coran et dans certaines traditions prophétiques (ahâdîth) et qui véhicule l’idée d’amélioration, d’assainissement, de réconciliation, de rénovation, de réparation et de réforme. C’est le sens que transmet le prophète Shu’ayb à son peuple lorsqu’il affirme dans le Coran : « Je ne cherche pas à m’opposer à vous en ce que je vous interdis mais je ne cherche que la réforme [l’amélioration, l’assainissement ] (al-islâh) dans la mesure de mes moyens. »[5] Ainsi les messages divins à travers les siècles sont-ils venus réformer la compréhension humaine et les messagers sont des « muslihûn » qui apportent le bien, réconcilient les humains avec le divin et réforment les sociétés pour le meilleur. Dans la notion de islâh, il y a l’idée de redonner à l’objet en question (un cœur, une intelligence ou une société ) son état originel où ledit objet était considéré comme sain et bon : il s’agit bien d’améliorer, de guérir, en re-formant, en réformant.
 
On comprend ainsi que les deux notions de tajdîd et d’ islâh traduisent la même idée de réforme et sont en même temps complémentaires car la première, dans la compréhension courante de son usage, se réfère en priorité à la relation aux textes (mais pas exclusivement) alors que la seconde concerne surtout la réforme du contexte humain, spirituel, social ou politique. Cette revivification de la foi et de la religion à travers une approche constamment réformée de l’intelligence des textes (tajdidiyya) et de l’intelligence des contextes (islâhiyya) participe fondamentalement de la tradition islamique et ce depuis son origine. Les premiers savants qui ont catégorisé les différentes sphères et les multiples outils des sciences islamiques, et notamment dans le cadre du droit et de la jurisprudence, ont intégré ces dimensions à travers par exemple les références à l’ijtihâd (l’approche critique des textes) ou à la maslaha (l’intérêt général). Nous reviendrons plus loin de façon plus détaillée sur ces dernières notions mais il importe de dire ici que l’usage du mot « réforme » n’est absolument pas étranger à la tradition musulmane classique mais qu’il est impératif de déterminer d’emblée l’objet de ladite réforme, son contenu et ses limites.
 
[1] Voir notre livre Aux sources du Renouveau Musulman, éditions Bayard, Paris, 1998. Deuxième édition, éd. Tawhîd, Lyon, 2000.
[2] Le verbe de la même forme, dont la racine est « ja-da-da », est parfois utilisé pour transmettre l’idée d’ « innover », de « moderniser ».
[3] « man » peut signifier en arabe soit un individu soit un groupe de personnes
[4] Hadîth rapporté par Abû Dawûd
[5] Coran 11 : 88



Source : Tariq Ramadan  
http://www.tariqramadan.com/...


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