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La Réforme Radicale : Éthique et Libération (2/2)
Deux extraits du prochain livre de Tariq Ramadan

Tariq Ramadan

Mercredi 7 novembre 2007

La question des sources scripturaires 

Voici le deuxième extrait du prochain livre à paraître de Tariq Ramadan, "La réforme radicale : éthique et libération"

Dans le débat contemporain sur « la réforme » à l’intérieur de l’univers de référence islamique, on insiste beaucoup sur le statut du Coran. Tout se passe comme si aucune réforme n’était vraiment possible si le statut même du Coran, en tant que la parole de Dieu révélée aux hommes en l’état, n’était pas discuté ou remis en cause. Dans de multiples cercles interreligieux (pour certains de nos interlocuteurs juifs et/ou chrétiens) et chez un certain nombre de penseurs musulmans, on voit cette condition formulée de façon plus ou moins claire, et parfois de façon franchement radicale : l’islam et les musulmans ne pourront « évoluer », « réformer » leur religion et leurs pratiques que s’ils remettent en cause le fait que le Coran soit la parole absolue de Dieu et qu’ils s’engagent ensuite dans une lecture et une exégèse historico-critiques qui seules permettraient, à l’instar de ce que fut la Réforme protestante ou Vatican II, un véritable aggiornamento de l’islam. Cette thèse a beaucoup de succès en Occident et la réponse concernant le statut du Coran semble être devenue la marque qui distinguera les « vrais » réformateurs des simulateurs « néo-fondamentalistes ».

De fait, il importe, en initiant notre réflexion générale sur la réforme, de préciser un certain nombre de points et de discuter quelques idées communément admises et pourtant très discutables. Au cœur du credo musulman (al-‘aqîda), parmi les six piliers de la foi (arkân al-imân), on trouve la reconnaissance des livres révélés et la foi et la croyance en ce que le Coran, dernière Révélation, est la parole de Dieu (kalâm Allah) révélée à l’humanité en l’état en langue arabe claire (« lisânun ‘arabiyyun mubîn » [1] ). Pour la conscience croyante, il s’agit là d’un des piliers de la foi et toute réforme qui remettrait en cause un des fondements du credo, de la ‘aqîda, ne pourra être acceptée, entendue ni promue par les fidèles de la religion musulmane. Elle pourra être attractive dans des cercles restreints de rationalistes mais elle sera toujours perçue comme en décalage (au mieux) ou plus clairement comme une trahison des enseignements islamiques par la masse des croyants (pratiquants ou non au demeurant). C’est d’ailleurs cet « excès de rationalisme » chez certains penseurs anciens ou contemporains qui a souvent eu pour conséquence de disqualifier purement et simplement la notion de « réforme » perçue comme dangereuse car minant les principes de la foi islamique ou encore produit de l’importation de l’univers de référence chrétien.

Il faut ajouter que les termes mêmes de ce débat ont généré des postulats qu’il est nécessaire de questionner. Ainsi, on tend à croire que les approches dogmatiques ou littéralistes sont causées par la nature du texte coranique et qu’il suffirait de donner à ce dernier une origine humaine [2] pour ouvrir la voie à une lecture historique et contextualisée. Or, cette affirmation opère deux raccourcis dangereux. Le premier consiste à penser que c’est le statut du texte qui détermine seul le mode de lecture de ses interprètes, or rien n’est moins évident ni automatique. L’histoire des religions et des idéologies est traversée d’exemples de textes produits par des guides et des penseurs et qui ont été et sont encore lus de façon dogmatique et littérale par leurs adeptes ou disciples. Certes le statut du texte peut influencer les modalités de sa lecture mais c’est au bout du compte l’esprit et la psyché du lecteur, de l’interprète, qui projette sur le livre ses catégories et les modalités de son interprétation. On a vu jusqu’à très récemment des œuvres de Marx être lues et interprétées de façon parfaitement dogmatique par des marxistes parfaitement athées. La source humaine d’un texte ne garantit aucunement la lecture historicisante de son contenu et de nombreux courants chrétiens, tout en reconnaissant les différentes strates historiques de l’élaboration des Evangiles, défendent toujours une lecture littérale du Nouveau Testament. C’est bien souvent l’esprit, la psychologie et le cadre de référence des savants-interprètes qu’il faut évaluer et questionner et le débat autour du statut du texte est loin d’avoir réglé la question de l’interprétation historique et contextualisée.

L’autre raccourci est méthodologiquement plus grave et ses conséquences bien plus fâcheuses. Il s’agit en fait d’exporter l’expérience de la théologie catholique à la tradition musulmane : puisque ce n’est qu’après avoir admis la source humaine du Nouveau Testament que l’approche historico-critique a été possible dans la tradition chrétienne, il en serait exactement de même – par induction naturelle – pour la tradition juridique musulmane. Or, ce regard exogène et importé ne rend pas justice à la grande tradition juridique islamique qui, dès l’origine, n’a jamais associé le statut du Coran (« parole éternelle de Dieu » ) avec une impossible interprétation historique et contextualisée. C’est bien le contraire qui s’est passé : dès l’origine, les compagnons du Prophète (as-sahâba), la génération qui a suivi (at-tabi’în) puis les savants, maîtres des différentes sciences et écoles de droits, n’ont cessé de se référer aux contextes, aux causes (asbâb) et à la chronologie des versets révélés. Les sciences et commentaires du Coran (‘ulûm al-Qur’ân et at-tafâsîr), l’étude de la vie du Prophète (as-sîra), la classification des traditions prophétiques (‘ulûm al-hadîth) et l’élaboration de la science du droit et de la jurisprudence (al-fiqh) sont autant de champs d’études qui se sont constitués en tenant compte de l’historicité du Verbe révélé autant que de la parole et de l’action prophétiques. La Parole éternelle de Dieu s’est révélée dans une histoire particulière, pendant vingt trois années, et si certains textes ou certains commandements transcendent l’Histoire humaine qui les accueille, d’autres versets ne peuvent être compris sans leur insertion dans une séquence temporelle déterminée. C’est alors l’intelligence humaine qui peut seule déterminer le contenu du principe atemporel extrait du texte en tenant nécessairement compte de sa relation au contexte social et historique de son énonciation. Cette approche critique est connue et reconnue dès l’origine par l’ensemble des écoles du droit et le débat va par la suite se concentrer non pas sur la légitimité proprement dite de la démarche mais sur les normes et les limites de cet exercice de contextualisation [3]. Ce débat participe déjà de l’élaboration d’une herméneutique appliquée.

On le voit, le postulat, de plus en plus répandu dans certains milieux académiques ou interreligieux en Occident - que seule une remise en cause du statut du Coran permettrait une réforme en profondeur est très discutable autant sur le plan de ses présupposés théoriques que sur celui de sa logique même. En sus, cette approche est, et demeurera, presque unanimement disqualifiée par les fidèles musulmans car elle remet en cause, comme nous l’avons dit, l’un des fondements de leur foi (al-‘aqîda). Il faut ajouter que la tendance contemporaine qui voudrait, de son côté, totalement disqualifier les ahâdîth (traditions prophétiques) en tant que sources scripturaires fondamentales (quant à l’élaboration du droit et de l’éthique islamiques) subit – et subira sans l’ombre d’un doute - le même rejet de la part des musulmans à travers le monde. Certes, la Sunna est considérée comme une source secondaire après le Coran, mais elle demeure néanmoins incontournable dans la détermination des normes et des pratiques islamiques : impossible, par exemple, de connaître les modalités pratiques de la prière rituelle – deuxième pilier de l’islam - sans se référer aux traditions islamiques (ahâdîth) qui précisent et fixent la forme de ces dernières et qui sont unanimement reconnues par les savants et les populations.

Ainsi donc il est important d’affirmer ici que le statut du Coran chez les musulmans – considéré comme parole de Dieu – de même que la médiation nécessaire de la tradition prophétique (Sunna) ne sont en rien des obstacles à la lecture historique, contextualisée et critique. Ce qui demeure impératif dans ce débat est la détermination des catégories et des normes qui doivent permettre à la fois la fidélité au donné de la foi et le maintien de la cohérence quant aux questions posées par l’intelligence lorsqu’elle est exposée à l’évolution des sciences et des sociétés. C’est à l’intérieur de ce cadre de référence que l’application concrète du tajdîd et d’al-islâh – tels que nous les avons présentés plus haut – sera efficiente et portera des fruits concrets. C’est l’objet de notre discussion dans le présent ouvrage.

[1] Coran 16 :103 et 26 : 195

[2] L’auteur en serait donc le Prophète Muhammad ou alors, d’un point de vue méthodologique plus global, le texte devrait être traité comme une œuvre humaine en tenant compte de sa chronologie, voire de ses évolutions et/ou de ses possibles contradictions.

[3] Il convient de préciser ici que le vif débat qui, sous le règne d’al-Ma’mûn (mort en 833), opposa les rationalistes mu’tazilite et Ibn Hanbal sur le caractère créé ou incréé du Coran était totalement distinct, aux yeux des partisans de l’un ou l’autre camp, de la question de l’interprétation contextualisée ou non du Coran. Nous assistons aujourd’hui à une sorte de récupération très orientée – et bien superficielle – des termes du débat qui commença au IX ème et se prolongea aux X et XI ème siècle entre les hanbalites, les ash’arites et les mâturidites sur le statut du Coran. Il s’agissait alors de déterminer le statut du Coran en relation avec le principe de l’unicité de Dieu (at-tawhîd) et non de la légitimité de l’interprétation des versets révélés à la lumière de l’expérience prophétique et de l’histoire qui leur donnent sens. Ainsi, Ahmad ibn Hanbal, ardent défenseur de la nature incréé du Coran, n’a jamais remis en cause la lecture légale contextualisée : il s’est essentiellement opposé à l’élaboration d’une dogmatique et d’une théorie théologico-philosophique (kalâm) qui tendait à ne reconnaître comme référence ultime que la raison humaine. La tradition islamique classique (sunnite comme chiite) – au-delà des disputes sur le statut de l’essence de la Parole, des qualités et des noms divins – a très vite déterminé que si le Verbe (le Coran) provient de Dieu, le Verbe n’est pas Dieu et que la révélation du Texte dans l’histoire humaine exigeait la médiation de l’intelligence humaine pour l’appréhender, le comprendre et lui rester fidèle à travers le temps. Encore une fois, la question centrale a consisté à déterminer la nature de l’interprétation et ses limites en présence du Texte révélé.



Source : Tariq Ramadan  
http://www.tariqramadan.com/...


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