|
Les inculpés du 11 novembre
Pourquoi nous cessons de respecter les contrôles judiciaires
Jeudi 3 décembre 2009
L’arrestation de Christophe, le 27 novembre, marque un palier
dans la bouffée délirante d’Etat que l’on nomme pudiquement
"affaire de Tarnac". Sa mise en examen situe le point où une
procédure ne se poursuit qu’afin de se sauver elle-même, où l’on
inculpe une personne de plus dans le seul espoir de maintenir le
reste des inculpations.
En fait de "premier cercle", Christophe appartient surtout au
petit nombre de ceux avec qui nous discutons de notre défense.
Le contrôle judiciaire qui voudrait, pour l’avenir, lui
interdire de nous voir est l’aberration de trop ; c’est une
mesure consciente de désorganisation de la défense, aussi. A ce
point de torsion de toutes les notions du droit, qui pourrait
encore exiger de nous que nous respections ces contrôles
judiciaires et cette procédure démente ? A l’absurde nul n’est
tenu. Il n’y a pas besoin de se croire au-dessus de la justice
pour constater qu’elle est en dessous de tout. Au reste, une
société qui se maintient par des moyens si évidemment criminels
n’a de procès à intenter à personne.
La liberté sous contrôle judiciaire est le nom d’une sorte
d’expérience mystique que chacun peut se figurer. Imaginez que
vous ayez le droit de voir qui vous voulez, sauf ceux que vous
aimez, que vous puissiez habiter n’importe où, sauf chez vous,
que vous puissiez parler librement, au téléphone ou devant des
inconnus, mais que tout ce que vous dites puisse être, un jour
ou l’autre, retenu contre vous. Imaginez que vous puissiez faire
tout ce que vous voulez, sauf ce qui vous tient à coeur. Un
couteau sans manche auquel on a retiré la lame ressemble
davantage à un couteau que la liberté sous contrôle judiciaire
ne ressemble à la liberté.
Vous flânez sur un boulevard avec trois amis ; sous la plume
des flics qui vous filochent, cela se dit : "Les quatre
objectifs se déplacent en direction de..." Vous retrouvez
après des mois de séparation un être qui vous est cher ; dans le
jargon judiciaire, cela devient une "concertation
frauduleuse". Vous ne renoncez pas, même dans l’adversité, à
ce que toute amitié suppose de fidélité ; c’est évidemment une
"association de malfaiteurs".
La police et sa justice n’ont pas leur pareil pour travestir
ce qui tombe sous leur regard. Peut-être ne sont-elles
finalement que cette entreprise de rendre monstrueux ce qui,
aimable ou détestable, se comprend sans peine.
S’il suffit de ne se reconnaître dans aucune des
organisations politiques existantes pour être "autonome",
alors il faut bien admettre que nous sommes une majorité
d’autonomes dans ce pays. S’il suffit de regarder les directions
syndicales comme des traîtres avérés à la classe ouvrière pour
être d’"ultragauche", alors la base de la CGT est présentement
composée d’une série de dangereux noyaux d’ultragauchistes.
Nous désertons. Nous ne pointerons plus et nous comptons bien
nous retrouver, comme nous l’avons fait, déjà, pour écrire ce
texte. Nous ne chercherons pas à nous cacher. Simplement, nous
désertons le juge Fragnoli et les cent petites rumeurs, les
mille aigreurs misérables qu’il répand sur notre compte devant
tel ou tel journaliste. Nous désertons la sorte de guerre privée
dans laquelle la sous-direction antiterroriste voudrait nous
engager à force de nous coller aux basques, de "sonoriser" nos
appartements, d’épier nos conversations, de fouiller nos
poubelles, de retranscrire tout ce que nous avons pu dire à
notre famille durant nos parloirs en prison.
S’ils sont fascinés par nous, nous ne sommes pas fascinés par
eux - eux que nos enfants appellent désormais, non sans humour,
les "voleurs de brosses à dents" parce que, à chaque fois
qu’ils déboulent avec leurs 9 mm, ils raflent au passage toutes
les brosses à dents pour leurs précieuses expertises ADN. Ils
ont besoin de nous pour justifier leur existence et leurs
crédits, nous pas. Ils doivent nous constituer, par toutes
sortes de surveillances et d’actes de procédure, en groupuscule
paranoïaque, nous, nous aspirons à nous dissoudre dans un
mouvement de masse, qui, parmi tant d’autres choses, les
dissoudra, eux.
Mais ce que nous désertons d’abord, c’est le rôle d’ennemi
public, c’est-à-dire, au fond, de victime, que l’on a voulu nous
faire jouer. Et, si nous le désertons, c’est pour pouvoir
reprendre la lutte. "Il faut substituer au sentiment du
gibier traqué l’allant du combattant", disait, dans des
circonstances somme toute assez semblables, Georges Guingouin
(Résistant communiste).
Partout dans la machine sociale, cela explose à bas bruit, et
parfois à si bas bruit que cela prend la forme d’un suicide. Il
n’y a pas un secteur de cette machine qui ait été épargné dans
les années passées par ce genre d’explosion : agriculture,
énergie, transports, école, communications, recherche,
université, hôpitaux, psychiatrie. Et chacun de ces craquements
ne donne, hélas, rien, sinon un surplus de dépression ou de
cynisme vital - choses qui se valent bien, en fin de compte.
Comme le plus grand nombre aujourd’hui, nous sommes déchirés
par le paradoxe de la situation : d’un côté, nous ne pouvons pas
continuer à vivre comme cela, ni laisser le monde courir à sa
perte entre les mains d’une oligarchie d’imbéciles, de l’autre,
toute forme de perspective plus désirable que le désastre
présent, toute idée de chemin praticable pour échapper à ce
désastre se sont dérobées. Et nul ne se révolte sans perspective
d’une vie meilleure, hormis quelques âmes sympathiquement
désespérées.
L’époque ne manque pas de richesse, c’est plutôt la longueur
du souffle qui lui fait défaut. Il nous faut le temps, il nous
faut la durée - des menées au long cours. Un des effets
principaux de ce qu’on appelle répression, comme du travail
salarié d’ailleurs, c’est de nous ôter le temps. Pas seulement
en nous ôtant matériellement du temps - le temps passé en
prison, le temps passé à chercher à faire sortir ceux qui y
sont -, mais aussi et d’abord en imposant sa propre cadence.
L’existence de ceux qui font face à la répression, pour
eux-mêmes comme pour leur entourage, est perpétuellement
obnubilée par des événements immédiats. Tout la ramène au temps
court, et à l’actualité. Toute durée se morcelle. Les contrôles
judiciaires sont de cette nature, les contrôles judiciaires ont
ce genre d’effets. Cela va bien ainsi.
Ce qui nous est arrivé n’était pas centralement destiné à
nous neutraliser nous, en tant que groupe, mais bien à
impressionner le plus grand nombre ; notamment ceux, nombreux,
qui ne parviennent plus à dissimuler tout le mal qu’ils pensent
du monde tel qu’il va. On ne nous a pas neutralisés. Mieux, on
n’a rien neutralisé du tout en nous utilisant de la sorte.
Et rien ne doit plus nous empêcher de reprendre, et plus
largement sans doute, qu’auparavant, notre tâche : réélaborer
une perspective capable de nous arracher à l’état d’impuissance
collective qui nous frappe tous. Non pas exactement une
perspective politique, non pas un programme, mais la possibilité
technique, matérielle, d’un chemin praticable vers d’autres
rapports au monde, vers d’autres rapports sociaux ; et ce en
partant des contraintes existantes, de l’organisation effective
de cette société, de ses subjectivités comme de ses
infrastructures.
Car c’est seulement à partir d’une connaissance fine des
obstacles au bouleversement que nous parviendrons à désencombrer
l’horizon. Voilà bien une tâche de longue haleine, et qu’il n’y
a pas de sens à mener seuls. Ceci est une invitation.
Aria, Benjamin, Bertrand, Christophe, Elsa, Gabrielle,
Julien, Manon, Mathieu et Yildune sont les dix personnes mises
en examen dans l’affaire dite "de Tarnac".
Dossier Les inculpés du 11 novembre
|