Elections américaines
Effet Bradley contre Obamania
François-Bernard Huyghe
Photo IRIS
27 octobre 2008
Soudain frémissement dans les médias majoritairement favorables
à Obama, des deux côtés de l’Atlantique : et si c’était trop
beau ? Les mêmes qui annonçaient un raz-de-marée pour le
candidat démocrate se prennent soudain à douter des sondages
même (et surtout) s’ils répondent à leur vœux.
D’abord, on découvre soudain qu’il ne faudrait pas se fier aux
sondages nationaux US - qui d’ailleurs varient considérablement.
Certains donnent une avance de 14 points à Obama, d’autres
seulement la moitié… Même s’il n’existe aucun sondage qui laisse
espérer un courte victoire à McCain, ni même un coude-à-coude
presque indécidable (comme lors du sprint final Nixon contre
Kennedy ou G.W. Bush contre Gore). Mais les inquiets se
rappellent le nombre de fois où les sondages américains se sont
trompés depuis la défaite annoncée de Truman en 48, la remontée
de dernière minute de Reagan contre Carter, ou celle de George
W. Bush contre successivement Gore ou Kerry. Et puis il y a le
nombre d’indécis que l’on redécouvre : un électeur sur cinq.
Mais pourquoi serait-il systématiquement favorable à McCain ?
D’autant que ce n’est pas un chiffre particulièrement élevé
selon les critères américains.
Qu’à cela ne tienne, les pessimistes ont
trouvé une autre raison de s’inquiéter : l’effet Bradley. En
1982, le maire démocrate noir de Los Angeles se présentait au
poste de gouverneur de Californie. Il était crédité de huit
points d’avance sur son adversaire blanc et républicain. D’où
l’explication avancée : beaucoup d’électeurs se seraient
déclarés prêts à voter pour un candidat de couleur face aux
sondeurs, mais auraient été repris par des réflexes plus
racistes une fois dans l’isoloir. De là à déduire que la même
chose se produira le 4 novembre ...
Bien sûr, il est plus que vraisemblable
qu’une partie de l’électorat blanc, mais une partie seulement,
éprouve des préjugés envers Obama du fait de sa race et refuse
de l’avouer. Ou qu’il soit socialement gratifiant dans certains
milieux de se déclarer antiraciste et prêt à voter pour un
candidat issu d’une minorité. Mais c’est un singulier syllogisme
que d’imaginer que ces motivations puissent (et pourquoi au
dernier moment ?) se traduire toutes dans le même sens. Le plus
drôle est que la preuve de la fausseté des sondages serait
administrée par... un sondage : "Selon un sondage récent, Barack
Obama pourrait perdre six points de pourcentage le jour de
l’élection présidentielle du fait de sa couleur." écrit le
Nouvel Observateur, apparemment converti aux logiques
non-aristotéliciennes. Et si l’on imaginait qu’il existe des
Républicains, convertis à l’Obamisme ou déçus par leur candidat,
qui n’osent pas avouer à leur entourage qu’ils vont voter contre
le Grand Old Party et pour un Noir ?
La théorie Bradley avait déjà servi quand
Obama n’avait pas remporté le New Hampshire contre Hillary
Clinton lors des primaires (et pour toutes les primaires où
Obama dépassait sa rivale par surprise : était-ce un effet de la
crainte d’apparaître comme sexiste qui faussait la réponse des
sondés ?). Le problème est que les exemples cités à propos de
l’effet Bradley (lui-même un sacré effet mode) sont choisis en
prenant des sondages relativement éloignés du jour du scrutin :
ceux de dernière minute montraient une distorsion bien
inférieure par rapport au résultat réel. Certes, en France, nous
avons connu des cas de sous-déclaration systématique d’une
intention de vote, avec Le Pen notamment. En dépit des
corrections apportées par les instituts de sondage (on parlait,
cette fois, d’effet Saint-Guillaume, les chiffres étant
systématiquement redressés en fonction de lois sociologiques
supposées), les résultats des candidats du Front National
étaient toujours sous-estimés (jusqu’à ce que la règle s’inverse
en 2007 !). Mais, il s’agissait alors plutôt d’un réflexe
inverse : la peur en avouant une opinion pas très politiquement
correcte d’être fiché quelque part ou simplement de susciter
l’hostilité du sondeur.
Aussi, l’effet Bradley (qui est certainement
loin de se vérifier systématiquement lorsqu’un Noir est favorisé
par les sondages) n’a donc pas le même statut scientifique que
la gravitation universelle, et mieux vaudrait le citer avec
prudence. Il existe des cas inverses : en 2006 le noir Ford
avait gagné contre le blanc Corker légèrement favori de
sondeurs. Et puis les Américains seraient-ils tellement
superficiels qu’ils déclareraient l’inverse de leurs convictions
par conformisme ? Où tellement racistes que leurs bas instincts
les reprendraient dans l’isoloir ? Mais qui est raciste,
l’Américain moyen, ou celui qui professe une telle vision d’un
peuple tout entier ?
Si l’on va chercher dans les "effets"
invoqués par les sondeurs, il pourrait bien y avoir un effet « bandwagon »,
une tendance à se rallier à l’opinion qui paraît majoritaire et
irrésistible. Ou un effet de découragement chez les Républicains
les moins convaincus : pourquoi se déplacer si les jeux sont
faits ? Le raisonnement peut alors se retourner : et si une
partie de l’électorat potentiel d’Obama, uniquement guidée par
la crainte d’un Bush III, se sentait rassurée ? Et si elle en
profitait pour aller à la pêche, plutôt que d’apporter son
soutien à un candidat dont la compétence ne les convainc qu’à
moitié ?
Et Obama qui recueille des soutiens à la
pelle dont le trésor de guerre très supérieur à celui de son
adversaire va lui permettre d’inonder l’Amérique de messages
payants à la fin de la campagne électorale la plus coûteuse de
l’Histoire, a-t-il intérêt à être triomphaliste (Yes we can !)
ou au contraire à convaincre ses partisans qu’il ne faut pas
relâcher leur effort et qu’une défaite les menace encore ? Il
faudrait peut-être envisager un effet stratégique : ne serait-il
pas habile de se présenter, sans le dire explicitement, comme
menacé par un dernier soubresaut du racisme latent ? Si le
lecteur désire poursuivre le jeu, il parviendra certainement à
imaginer des effets dans un sens ou dans l’autre.
Le pire (ou le meilleur) est que tout le
monde aura probablement raison : tous ces effets dont beaucoup
sont contradictoires existent probablement. Simplement ils
s’exercent simultanément sur des êtres humains et pas sur cette
abstraction théorique que l’on nomme opinion publique. L’opinion
publique n’existe pas en soi et pour soi : c’est une résultante
construite à travers un appareil mathématique. La question n’est
pas que les sondages puissent se tromper (si par "se tromper" on
entend émettre une prédiction fausse, dont les sondeurs
expliqueront après coup qu’il s’agissait seulement d’une
photographie de l’opinion à un moment donné) : ils le peuvent et
ils l’ont abondamment prouvé. La question est qu’un effet
sociologique douteux et unique ne pourra en aucun cas donner une
explication à un phénomène aussi complet.
François-Bernard Huyghe
Chercheur associé à l'IRIS
Docteur d’État en Sciences Politiques
Habilité à diriger des recherches en Sciences de l’Information
et Communication
Intervient comme formateur et consultant Tous
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Publié le 28 octobre avec l'aimable autorisation de l'IRIS
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