Opinion
Deuxième lettre aux
Tunisiens: Nous ne pouvons plus reculer !
Habib M. Sayah
Vendredi 14 janvier 2011
« Klém el lil mad’houn bel zebda »
Je me suis exprimé hier soir avant le discours présidentiel dans
une première lettre aux Tunisiens. L’allocution d’hier soir
change la donne et appelle une réponse.
Un chapelet de mensonges
Hier soir sur TV 7, je n’ai rien vu d’autre qu’un 7 Novembre
Bis. 23 ans après, Ben Ali nous a refait le coup du « Les
Tunisiens sont matures pour la démocratie, plus jamais de
présidence à vie ».
Il nous aurait compris… mais entre les tentatives
inappropriées de corrompre 10 millions de citoyens – à savoir la
réduction du prix du lait, du pain et du sucre – et la levée de
la censure, rien de ce qu’a dit Ben Ali ne démontre une réelle
réponse aux revendications du peuple qui scandait à l’unisson
« Ben Ali, on ne veut plus de toi ! ». Ben Ali nous a rappelé
qu’il avait fait des sacrifices. « Je ne vais pas les énumérer.
Vous les connaissez. ». En effet, il a délibérément sacrifié une
centaine de manifestants dont 66 victimes certaines et nommées,
comme il avait sacrifié plus de 45 Tunisiens le 26 janvier 1978
lorsqu’il était Directeur de la Sûreté Nationale, période
pendant laquelle il affirme avoir servi le pays.
Il a en outre persisté à invoquer les pillages commis au
cours de ces derniers jours alors même que plusieurs témoignages
ainsi que des preuves en vidéo de la participation de la Police
à ces destructions de biens privés et publics en vue de
déstabiliser l’opinion en instaurant une peur du chaos, ont été
publiées hier sur les réseaux sociaux.
Quant à l’annonce de sa décision de mettre en œuvre « la
liberté totale » en matière d’expression et d’information
(liberté que nous avons arrachée en faisant sauter la barrière
de la peur, sans attendre qu’il nous la concède) et la décision
d’une ouverture politique progressive dans l’attente de son
départ en 2014, nous ne pouvons nous permettre d’accorder notre
confiance à un criminel qui a construit sa carrière et son règne
sur les mensonges les plus éhontés. Sur le réseau social
Facebook, un internaute a rappelé à juste titre que :
« En 1864, les Tunisiens se révoltèrent contre le Bey
et son régime tyrannique. Voyant son royaume proche de la fin,
le Bey accepta toutes les demandes de ses citoyens et promit le
changement. Une fois la révolte apaisée et les armes déposées,
le Bey envoya le général Zarrouk massacrer les insurgés et fit
exécuter le chef Ali Ben Ghdhehom. L’histoire ne doit pas être
un éternel recommencement dans notre cas. »
Ben Ali a ensuite ajouté : « Les choses ne se sont pas
passées comme je le voulais, particulièrement en ce qui concerne
la démocratie et les libertés. On m’a trompé. Ceux qui m’ont
menti vont être jugés ». Ben Ali nous attribue la responsabilité
à son entourage et ressort la même excuse que Bourguiba, le même
genre d’excuses qui a pu justifier sa destitution pour démence
sénile, et qui devrait normalement justifier une démission
spontanée, d’autant plus qu’elle est réclamée par le peuple. A
supposer que ce qu’il dit est vrai et qu’il n’était au courant
d’aucune violation des libertés en Tunisie, d’aucun trucage
d’élections, ni des arrestations politiques et de la torture qui
s’ensuivait, alors Ben Ali n’est pas en Etat de gouverner.
Comment admettre qu’un homme gouverne la Tunisie alors qu’il ne
parvient même pas à être informé des agissements de ses propres
agents, tandis que 10 millions de citoyens savent tout ? Mais
nous ne sommes pas dupes et nous savons qu’il s’agit d’un vil
mensonge.
Pluie de balles sur la Tunisie du Changement 2.0
Le mensonge le plus terrible était le suivant :
« Je n’accepterais pas qu’une goutte de sang tunisien soit
versée. Il suffit de la violence ! Il suffit de la violence !
J’ai donné des ordres au Ministère de l’Intérieur et aujourd’hui
je le certifie : Plus de tirs à balles réelles ! Les tirs sont
inadmissibles ! »
Au moment même où il parlait, deux manifestants ont été tués
par les balles de la Police, selon le magazine Business News. En
dépit de la prétendue interdiction présidentielle, les tirs
continuent…
Ces tirs ont été corroborés par des dizaines de vidéos
publiées sur Internet et attestant de rafales de mitraillettes
et de coups de feu tirés sur des manifestants désarmés dans
plusieurs villes, notamment au Kram, à La Mannouba et à
Haouaria. Le témoignage de trois médecins ainsi qu’une vidéo
enregistrée à l’Hôpital de Kheireddine ont démontré que la
police avait tué et blessé plusieurs manifestants pacifiques.
Comment pouvons-nous donner quelque crédit que ce soit à un
Président qui nous ment ouvertement pendant que nos concitoyens
se font assassiner sous ses ordres ? Et si la Police avait
désobéi aux ordres du président, la situation serait encore plus
grave car cela signifierait qu’il n’a plus aucune maitrise sur
les forces de l’ordre. Dans une telle hypothèse, la sécurité des
Tunisiens serait en danger. Dans les deux cas de figure, il
serait urgent de mettre fin à ce massacre, la seule solution
étant la neutralisation du Président Ben Ali et son remplacement
à la tête de l’Etat.
Après le discours, la lutte continue
Nombreux sont les Tunisiens qui se sont sentis trahis et qui
ont perdu leur espoir lorsqu’ils ont entendu dans la rue des
klaxons se mêler aux hurlements « Vive Ben Ali ! ». Mais ce
sentiment ne fut que momentané, car nous avons en effet appris
par des vidéos et des témoignages que tout ceci n’était qu’une
mise en scène montée à l’avance par le RCD et confirmée par
plusieurs médias tels que France Inter ou Europe 1.
En effet, des vidéos ont montré que l’écrasante majorité des
voitures qui klaxonnaient avaient des plaques d’immatriculation
de couleur bleu, c’est-à-dire des voitures de location. Elles
ont semble-t-il été mobilisées par le RCD et préparées en vue de
faire croire à un enthousiasme de la rue suite au discours de
Ben Ali. Des témoins ont par ailleurs affirmé que les chefs de
cellules du RCD ont offert 20 dinars à quiconque accepterait de
crier « Vive Ben Ali ! ». Une photo publiée sur Facebook montre
une distribution de bières au profit des flagorneurs « pro-Ben
Ali »…
Nous ne fûmes donc pas dupes.
Pendant ce temps, la lutte continuait. Comme je l’ai dit
précédemment, des manifestations anti-Ben Ali ont été réprimées
sous les balles dans plusieurs villes. Nous avons été
particulièrement marqués par les vidéos de la manifestation
réclamant le départ de Ben Ali dans le quartier bourgeois
Ennasr, dont les participants ont été acclamés par les
militaires selon un ami qui s’y trouvait.
L’impossibilité de l’ouverture
Si les mesures que Ben Ali annonce, à savoir l’ouverture
démocratique et la levée de la censure, étaient réellement mises
en application, cela signerait la fin du régime, comme je l’ai
déjà signalé dans ma lettre précédente publiée hier soir. Je me
permets de répéter les propos de Vincent Geisser :
« C’est impossible que ce scénario se réalise car on se
trouve dans un système nourri par une logique sécuritaire et une
logique de corruption. Si on touche à la moindre pièce du
système, il s’effondre. »
En effet, une réelle ouverture signifierait la possibilité
pour les Tunisiens de réclamer le jugement et la condamnation de
tous les agents du régime, du simple agent de police à Ben Ali
et son entourage. Tous sont corrompus jusqu’à la moelle car le
système construit par Ben Ali est tel qu’il est impossible de
travailler pour l’Etat sans cautionner directement ou
indirectement la torture et sans se nourrir de pots-de-vin. Or
Ben Ali n’est pas prêt à signer son propre arrêt de mort.
L’homme n’est pas suicidaire et s’il ne comptait pas continuer à
régner par l’oppression, il aurait su que la seule alternative
qui le sauverait serait la démission et l’exil. Et je vois mal
les Tunisiens continuer à continuer de voir le commissaire de
Police qui les a rackettés en toute liberté et à payer leurs
factures à Sakhr El Matri (gendre du Président, PDG de
l’opérateur téléphonique leader : Tunisiana) et aux Trabelsi ,
sans sentir leur dignité bafouée alors qu’hier encore ils
réclamaient la condamnation de ces individus que Ben Ali n’est
pas prêt d’abandonner.
Ouverture ou pas, Ben Ali est un danger : nous ne
pouvons plus reculer
La révolte partie de Sidi Bouzid pour gagner l’ensemble du
pays et toucher tous les milieux sociaux a uni les Tunisiens,
qu’ils soient de Kébili ou de Tunis, médecins, avocats, chômeurs
ou même militaires.
Ce sentiment de solidarité et d’union a encouragé les
Tunisiens les plus déterminés à lutter contre Ben Ali en
risquant leur vie. En effet, même si certains milieux ont
participé moins que d’autres à cette révolte, c’est parce qu’ils
se sont soutenus par l’ensemble des Tunisiens que de nombreux
manifestants jeunes ou moins jeunes ont pris le contrôle de la
rue pour porter les revendications de tous. Si ces masses, qui
ont continué de manifester hier soir, voyaient des franges de la
population, notamment la classe moyenne, se laisser berner par
Ben Ali, et se taire en échange d’un accès à YouTube et une
réduction de 30 millimes sur le prix de la baguette, un
sentiment de trahison envenimerait la situation. L’arrêt du
soutien de la classe moyenne signerait une division irrémédiable
et générerait une terrible rancœur, notamment auprès des
populations défavorisées. Un jour où l’autre leur vengeance fera
trembler les foyers tunisiens. Cette vengeance peut être
immédiate. Nous pouvons en effet envisager un sentiment de
trahison qui pousserait les masses à s’en prendre réellement aux
biens et à la sécurité d’une classe moyenne coupable de
trahison, en même temps qu’ils continueraient la lutte contre
Ben Ali. Et si jamais cette vengeance ne s’exprimait pas dans
les semaines qui viennent, des troubles sociaux continueraient à
semer le désordre au cours de la fin du règne de Ben Ali – que
nous espérons courte ! – et lors d’une vraie ouverture
démocratique qui interviendrait en 2014 ou avant, leurs voix
risqueraient de se diriger vers mouvements extrémistes et
populistes qui se nourriraient de leur sentiment d’abandon par
les classes moyennes et aisées et de leurs désirs de vengeance.
Je n’ose pas imaginer ce qu’en serait le résultat.
Les Tunisiens, en s’unissant face à Ben Ali pour réclamer son
départ, se sont engagés et ont signé un pacte informel dont la
finalité est de mener le Président à sa propre chute… Briser ce
pacte reviendrait pour une partie de la population à déclarer la
guerre au reste des Tunisiens. Nous sommes aujourd’hui trop
engagés. Nous ne pouvons plus reculer. Et c’est l’occasion rêvée
de maintenir cette solidarité et cette unité entre toutes les
composantes du peuple Tunisien, base solide pour construire un
avenir sain.
Ben Ali nous propose de travailler « main dans la main » pour
construire un avenir illusoire, mais ses mains sont
ensanglantées ! Nous ne pouvons pas lui permettre de s’en sortir
impunément.
Avoir laissé nos compatriotes mourir pour une réduction des
soldes sur le pain, l’ouverture de Youtube et une illusion de
démocratie en 2014 serait impardonnable alors que la liberté est
à portée de main, à la portée de la main du peuple qui peut
s’abattre sur un régime à genoux.
C’est en effet un président à bout de nerfs et terrorisé que
j’ai vu hier… un président tantôt balbutiant, bégayant et
tremblotant, tantôt hors de lui et hurlant. Son discours était
un aveu de faiblesse, un appel au secours. L’homme de « Bikolli
hazm » est à genoux. Achevons-le !
« Lé, lé lel hiwar ! Ben Ali ya jazzar ! »
Habib M. Sayah, Tunisien, j’ai grandi de
l’autre côté de la Méditerranée. Après avoir obtenu le
Baccalauréat série ES, au Lycée français Gustave Flaubert à
Tunis, j’ai entamé des études de droit à l’Université Toulouse 1
Capitole. Une Licence en Droit Privé en poche, je suis
actuellement inscrit en Master 1 Droit des Affaires à l’Ecole de
droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Je
suis également adhérent au parti Alternative
Libérale au sein duquel j’occupe la fonction de responsable
du Comité Tocqueville – 8e Arrondissement de Paris. Par
ailleurs, je suis Secrétaire Général d’Energie
Libérale, le premier mouvement/think-tank de jeunes libéraux
de France. Je blogue sur
Rétrodéveloppement.
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