Opinion
Lettre aux
Tunisiens: Ce que je crois...
Habib M. Sayah
Jeudi 13 janvier 2011
“Lé, lé lel hiwar. Ben Ali ya jazzar !”
Je souhaite m’exprimer sur de nombreux points pour répondre à
ce que j’ai lu à plusieurs reprises sur les réseaux sociaux au
cours de ces derniers jours.
AU SUJET DES CASSEURS
Diverses sources ont affirmé que les casseurs et pilleurs
étaient en réalité des agents mandatés par la Police et par les
cellules locales du RCD (parti au pouvoir). Parmi ces
témoignages se trouve celui publié par Nawaat.org dans lequel un
responsable du RCD repenti expliquait que dès le début de la
révolte les agents de la police avaient saccagé des bâtiments
privés et publics et avaient exercé des violences à l’égard de
la population afin de rendre crédible l’hypothèse de la présence
de casseurs parmi les manifestants et ainsi instaurer un climat
de peur en vue de faire échec au soutien de la population aux
manifestants et de saboter l’unité du peuple tunisien face au
régime.
Radio Kalima a recueilli des témoignages affirmant que des
agents de la Police avaient commis des viols sur de jeunes
femmes dans le centre du pays, en vue, encore une fois, de
favoriser la peur des tunisiens et de fragiliser l’unité et la
solidarité de la population dans la lutte contre le pouvoir.
Des médias français comme France Inter ont émis l’analyse
selon laquelle les saccageurs seraient des hommes cagoulés, trop
organisés et entrainés pour être de simples manifestants et ils
les soupçonnent d’être des agents de la Police.
Le régime de Ben Ali a compris que la peur de l’Etat avait
disparu et, étant habitué à gouverner par la terreur, il tente
aujourd’hui de nous communiquer la peur de l’autre, la peur du
chaos. Mais ce n’est qu’un leurre.
En effet, les vidéos des manifestations, même dans les
quartiers les plus populaires, montrent que les jeunes qui
protestent scandent des slogans anti-Ben Ali. Ce ne sont pas des
gens qui sortent dans la rue pour réclamer de l’argent. Ils ne
sortent pas aujourd’hui pour protester contre le chômage ou la
faim qu’ils subissent. Tous leurs cris retentissent pour
affirmer leur attachement à leur dignité bafouée par ce régime
corrompu qui se nourrit de la faiblesse des individus ligotés
par la peur.
Plusieurs vidéos ont montré que les habitants des quartiers
défavorisés (qui font tant peur à cette bourgeoisie qui ne les
connait pas et qui a peur pour sa Clio) étaient responsables,
plus responsables que cet Etat-poubelle dont nous n’avons pas
besoins pour nettoyer nos ordures. En effet, nous avons vu des
dizaines d’habitants de Kasserine nettoyer spontanément et de
manière solidaire les rues et les ronds-points de leur ville
après les affrontements, lorsque l’Etat n’a pas réussi à
maintenir l’ordre. Une autre scène montre des jeunes de Cité
Initilaq qui collectaient des dons auprès des habitants de leur
quartier en vue d’aider les familles des victimes tuées par la
Police. Tous ont répondu à l’appel et ont fait preuve de
solidarité. Dans une troisième vidéo, nous avons pu voir les
habitants de Tunis crier “N’attaquons pas les voitures !”,
conscients que l’ennemi était la Police et non nos concitoyens.
Ce n’est pas une lutte des classes. Il s’agit d’une lutte de
l’ensemble des Tunisiens, de tous milieux et de toutes
tendances, contre l’oppression et les injustices que nous
subissons depuis 23 ans.
Personne ne veut voir le pays sombrer dans le chaos. Tous les
Tunisiens ont la volonté de maintenir l’ordre dans leurs
quartiers, tous sont attachés à leur sécurité et à celle de leur
famille et les attitudes que nous voyons en ce moment reflètent
une grande maturité de la part de nos concitoyens qui tentent de
maintenir l’ordre sans pour autant renoncer à la lutte.
Au lieu d’avoir peur des manifestants qui casseraient vos
Clios, vous devriez avoir peur de la Police qui s’est montrée
capable d’assassiner des Tunisiens pacifiques pour semer le
désordre et briser notre solidarité. Hier soir, la Police a
déserté les rues de Bizerte. Il semble que l’ordre a été donné à
l’armée de demeurer passive et de laisser le chaos se répandre
afin de diviser les Tunisiens. L’Etat a décidé de sacrifier
Bizerte pour asseoir sa propagande fondée sur la peur du
désordre, mais le désordre est l’instrument de cet Etat.
La lutte doit continuer et les esprits doivent soutenir plus
que jamais le mouvement. Il est triste de voir des bâtiments et
des biens privés détruits et saccagés (que ce soit par la Police
ou par des civils, peu importe), mais cela ne doit pas nous
diviser. N’oubliez pas que la Police tire en ce moment sur des
Tunisiens et que le sang a déjà trop coulé. La FIDH affirme
détenir une liste nominative de 66 morts par balles au cours de
ces affrontements, mais des sources syndicales annoncent que le
bilan s’élève à plus d’une centaine de morts. En tant que
libéral, je suis le premier à affirmer que la propriété est un
droit inaliénable, mais la vie humaine est le bien le plus
sacré. Ne tombons pas le piège qui consiste à déplorer
l’incendie d’un Monoprix ou la destruction d’un véhicule alors
les véritables bouches continuent à assassiner de sang-froid des
Tunisiens désarmés.
Il ne s’agit malheureusement pas de légitime défense. D’une
part, la Police – qui vise la tête, le thorax et le foie – a
tiré sur des cortèges funéraires, des manifestations pacifiques,
comme celle de Douz où le Professeur Hatem Bettahar a été
assassiné par des snipers. D’autre part, il est vrai que les
forces de l’ordre ont tiré sur des manifestants hostiles. Il
s’agissait de jeunes en colère qui ont attaqué des bâtiments
publics tels que des postes de police, des administrations ou
des biens privés méritant d’être attaqués comme les cellules du
RCD (parti au pouvoir). S’il est dommage, d’un certain point de
vue, que des biens appartenant à l’ensemble de la collectivité
soient détruits à l’occasion de cette révolte, l’emploi de la
force et l’assassinat sont des réponses inappropriées, des
réponses cruelles et inadmissibles. Le sacrifice de tous les
bâtiments publics ou privés n’est rien comparé à la perte de
vies tunisiennes, innocentes ou pas, révoltées ou pas, hostiles
ou tranquilles. Puis les bâtiments attaqués étaient pour la
plupart des symboles du pouvoir…
BFM TV a d’ailleurs annoncé qu’un journaliste américain avait
été touché par des balles, et ce n’était sans doute pas une
balle perdue. Hier, une femme a été tuée à Cité Intilaq, un
adolescent de 14 ans a trouvé la mort à Sfax, et un enfant de 11
ans a succombé à Hammamet… et la liste est encore longue.
LA LUTTE CONTINUE
Il est important à l’heure actuelle de faire un bilan des
événements.
Le régime de Ben Ali ne se maintenait et ne parvenait à se
maintenir jusqu’à présent que par la terreur qu’il inspirait à
l’ensemble des Tunisiens. Aujourd’hui, la barrière de la peur a
été franchie et tout le monde ose s’exprimer librement, de la
ménagère de 40 ans sur son profil Facebook aux tunisiens acquis
au régime. Des militants RCD, horrifiés par la vue du sang des
Tunisiens, se sont exprimés et ont retiré leur soutien au
régime. Un haut responsable du RCD s’est exprimé sur Nawaat.org
et a dénoncé les crimes commis par les hommes du pouvoir. Des
peureux qui soutenaient publiquement Ben Ali avec ferveur il y a
quelques jours se sont exprimés publiquement pour se rallier au
peuple et pour dénoncer le régime, comme Zied Krichen ou, de
manière plus anecdotique l’humoriste Lotfi El Ebdelli. Des
militaires, même si c’est de manière marginale, ont manifesté
avec les habitants de certaines villes. Une vidéo nous a montré
le chef de la Police Jbeniana qui a répondu à l’appel des
citoyens et est sorti dans la rue en clamant “Tounes horra, Ben
Ali ala barra !” (Tunisie Tunise, libre libre, Ben Ali dehors
!). De nombreux policiers son non seulement sensibles à la cause
des manifestants, mais aussi terrorisés par la vengeance du
peuple. Dans le commissariat de La Goulette, encerclé hier par
les manifestants, des policiers pleuraient et appelaient à
l’aide dans leurs Talky-Walikies “Bech yo9tlouna !” (Ils vont
nous tuer).
Qui aurait cru, il y a quelques semaines, que nous pourrions
voir des milliers de Tunisiens protester au Passage ? Qui aurait
cru que 30 000 manifestants chanteraient d’une même voix “Tunise
libre, Ben Ali dehors !” ?
Le pouvoir de Ben Ali est donc fortement fragilisé et la peur
de la répression a été anéantie. C’est aujourd’hui le pouvoir
qui est terrifié car il se sait coupable et il sait que les
Tunisiens sont unis pour arracher leur dignité volée par ces
traitres corrompus. Les seules réponses que Ben Ali et ses
hommes peuvent apporter aux Tunisiens sont les cartouches des
fusils de précision et les rafales des mitraillettes. Ils savent
qu’il ne s’agit plus de maintenir l’ordre en attendant une
transition, un apaisement ou un dialogue. La peur, pierre
angulaire du système, a été non seulement détruite mais
retournée contre le régime. Et le régime sait qu’il ne pourra
pas gouverner sans la peur comme instrument de gestion.
J’entends plusieurs personnes proposer de formuler des
revendications adressées au gouvernement, parler de transition,
ou bien crier “Non aux balles” ou alors demander à Ben Ali de
“ne pas cautionner l’usage de balles réelles”. Ceux-là ont la
mémoire courte et ont oublié que le 26 janvier 1978, la première
fois que l’Etat a tiré sur le peuple, c’est Ben Ali qui était
aux commandes, en tant que Directeur de la Sûreté Nationale. Et
aujourd’hui, Ben Ali ordonne l’assassinat des manifestants. Un
ami pris au milieu d’une fusillade dans la banlieue nord de
Tunis vient de me rapporter que les policiers tiraient à vue sur
un rassemblement de jeunes non-violents. Il n’y a pas de
dialogue possible, ni de revendications à formuler. Al Jazeera a
annoncé que le gouvernement discutait avec l’opposition
“radicale”, mais l’heure n’est pas à la discussion. Il me semble
inadmissible de négocier avec des terroristes. On ne dialogue
pas avec des assassins.
Pour faire cesser l’augmentation constante de ce bilan
macabre, la seule solution est de pousser les assassins à
quitter le pouvoir et non pas demander aux manifestants de
s’apaiser. Les manifestations étaient pacifiques et c’est la
Police qui a fait le pari que si le sang coulait, la terreur
gagnerait à nouveau le coeur des Tunisiens. Mais cela n’a fait
que renforcer la résistance et la colère des Tunisiens qui sont
aujourd’hui engagés dans un duel mortel contre le pouvoir. Tout
ceci se soldera par une victoire, espérons que ce sera celle du
peuple Tunisien et pas celle de l’oppresseur, car ni le peuple
ni le régime ne peuvent reculer aujourd'hui.
Si le peuple venait à reculer, un apaisement ne serait pas
envisageable. Comme l’a expliqué Vincent Geisser :
“Le scénario que les Tunisiens réclament est que Ben Ali
fasse de vraies annonces : celle notamment qu’il partira
dans un ou deux ans, qu’il ne se représentera pas aux
élections et l’initiation d’un processus de démocratisation,
en donnant des garanties pour une réelle solution
démocratique. Mais c’est impossible que ce scénario se
réalise car on se trouve dans un système nourri par une
logique sécuritaire et une logique de corruption. Si on
touche à la moindre pièce du système, il s’effondre.”
Si le peuple reculait et que le régime en sortait indemne, la
vengeance des autorités sera sanglante. Elles ne pourront pas se
maintenir tout en répondant aux revendications des Tunisiens. En
effet, nos revendications sont la fin de la corruption, une
justice indépendante et impartiale, le respect de notre liberté
d’expression et de nos libertés politiques et civiles. Or, si
par exemple le régime se maintenait, la lutte contre la
corruption et l’indépendance de la justice mènerait à des procès
visant l’ensemble des acteurs du système : des Trabelsi aux Ben
Ali, en passant par les gouverneurs, officiers de police,
responsables d’administrations, jusqu’au flic de la circulation
qui garde son uniforme après le service et qui arrête les
voitures pour les racketter. Pire : même les juges ne seraient
pas épargnés. Bref, si le régime s’ouvrait et répondait à nos
revendications, il signerait son propre arrêt de mort, et ces
gens-là ne sont pas prêts à le faire spontanément et
volontairement. Donc si l’apaisement survenait, il est
inévitable que Ben Ali tenterait de nous berner pour mieux
réprimer et faire taire toutes les voix qui se sont élevées
aujourd’hui. Nous sommes trop engagés pour reculer et le peuple
Tunisien n’a d’autre choix que de continuer et de renforcer la
lutte pour mettre un terme à ce régime qui n’attend que de se
venger, et ainsi mettre fin à ce bain de sang. Nous ne pouvons
plus nous permettre de voir le compteur tourner et afficher
toutes les minutes la mort d’un Tunisien de trop. Mais, je le
répète, le recul du peuple n’est pas le bon moyen d’arrêter le
carnage. C’est le régime qui doit sauter, pas notre liberté !
Il faut faire en sorte que tous ces innocents n’aient pas
donné leur vie pour rien. Nous avons une occasion rêvée de nous
libérer pour de bon et pour montrer l’exemple aux opprimés du
monde entier.
A ceux d’entre vous qui restent timorés et qui ont peur du
vide de l’après Ben Ali, je réponds que moi aussi j’avais peur
il y a quelques jours. Mon espoir était la formation d’un
gouvernement de transition, de sorte à assurer que l’oppression
s’arrêtera en 2014. Mais aujourd’hui non seulement les Tunisiens
sont largement les plus puissants dans le rapport de force avec
le régime, mais attendre ne fera qu’empirer les choses. Vous
avez peur du vide ? J’ai peur de Ben Ali. Il m’est difficile de
croire que la libération politique des tunisiens pourrait mener
à pire que ces assassins qui massacrent en ce moment même des
innocents. La Tunisie est à feu et à sang par la faute de Ben
Ali et sous ses ordres. La démocratie nous fera connaître ses
difficultés (grèves, opposition, scandales, rivalités) mais elle
ne nous fera pas connaître le goût du plomb et du sang de nos
frères. Le pire est aujourd’hui arrivé. Dépassons-le !
A ceux qui clament que nous ne pouvons pas nous passer de Ben
Ali parce que nous n’avons pas une opposition organisée ni de
leader, je réponds que ces dernières semaines j’ai entendu des
Tunisiens, jeunes ou moins jeunes, instruits, à l’esprit fin et
aux propos mesurés et dont les noms évoquent aujourd’hui la
fierté. Ne vous inquiétez pas, nous avons de quoi repeupler
notre Parlement. Et nous le repeuplerons mieux, sans cette
racaille corrompue qui nous suce le sang. C’est au contraire le
départ de Ben Ali qui fera revenir les Tunisiens les plus
brillants qui ont choisi l’exil plutôt que la dictature.
A ceux qui ont peur de la montée des islamistes après la
chute de Ben Ali, je rappelle que lors de ces révoltes qui ont
rassemblé le plus grand nombre de Tunisiens, aucun slogan
islamiste n’a été scandé. C’est, au contraire, en attendant un
ouverture en 2014 que nous laisserions aux islamistes le temps
de s’organiser et de profiter du sentiment d’injustice né de la
fin de cette révolte pour infecter les esprits avec leur
propagande. Prenons en main le pays et notre liberté tant que
nous pouvons éviter le péril islamiste. Ce n’est pas Ben Ali ou
un quelconque dictateur qui nous en protégera, et l’histoire
nous a montré que Ben Ali n’a fait que radicaliser les
islamistes. Nous seuls pourrons lutter contre l’islamisme, dans
une société ouverte à travers la libre expressions des laïcs de
ce pays que le pouvoir étouffe.
L’avenir de la Tunisie est entre les mains du peuple. Et le
peuple est mature !
Habib M. Sayah
http://retrodeveloppement.wordpress.com/2011/01/13/lettre-aux-tunisiens-ce-que-je-crois/
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