Rage et courage
Ma seconde rencontre avec Salah dans sa prison à Gilboa
le 5 février 2009
Jean-Claude Lefort
Dimanche 15 février 2009
Devant séjourner dans la région au début du mois de février,
j’ai obtenu l’accord de rendre une seconde visite à Salah
Hamouri, cette fois dans sa « nouvelle » prison à Gilboa, grâce
à notre Ambassade de France à Tel-Aviv et à notre Consulat
général à Haïfa que je remercie sincèrement tous les deux pour
leur attention et leur efficacité.
La date fixée pour cette rencontre m’est
communiquée par nos diplomates : ce sera le jeudi 5 février.
L’heure aussi est précisée : 10 heures du matin.
Me trouvant à Jérusalem, c'est-à-dire assez
loin de la prison où il se trouve actuellement à Gilboa, au
nord-est d’Israël, entre le lac de Tibériade et la frontière
syrienne, et que, d’autre part, la Consule générale de France à
Haïfa doit m’accompagner, nous convenons que je serai la veille
au soir à Haïfa et que nous partirons le lendemain matin, à 9
heures. Une heure de route en voiture étant en effet nécessaire
pour rejoindre la prison.
Je rejoins donc Haïfa le 4, comme convenu. Je
passe la nuit dans un hôtel situé sur les hauteurs de la ville.
La vue plongeante est superbe sur Haïfa et la mer qui lèche
cette ville étincelante, d’un bleu intense. Il fait beau mais
frais.
Le lendemain, à 9 heures précises, Madame
Forgeron, la Consule générale, vient me chercher devant l’hôtel.
Salutations. Remerciements. On monte dans la voiture dans le
coffre de laquelle elle dépose, avant de partir, un joli petit
sac contenant 8 livres et des hebdomadaires français. Pour
Salah.
Une heure de route nous attend. Madame
Forgeron me fait découvrir les endroits que nous traversons avec
des commentaires appropriés. Nous arrivons à l’heure dite à la
prison qui émerge tout d’un coup devant nos yeux. Une prison
qui, par définition, n’a rien de vraiment avenant : barbelés,
miradors, hauts murs gris d’enceinte, couleur triste au
possible.
Nous nous présentons à la porte réservée où
nous déclinons nos identités à un gardien qui, prévenu, nous
laisse entrer. Dépose de nos passeports et de nos téléphones
portables. Question (absurde) traditionnelle : « Avez-vous des
armes sur vous ? » Et nous arrivons dans un petit espace
gazonné entouré de bungalows de fortune servant aux gardiens et
à l’administration.
On nous prépare un bureau où trois chaises
sont installées : deux d’un côté du bureau et une, pour Salah,
de l’autre côté.
Quelques minutes
s’écoulent et nous voyons Salah qui arrive par une porte donnant
sur la prison que nous ne voyons pas. Il est libre de ses
mouvements, entouré de gardiens. Nous nous embrassons
chaleureusement d’autant que ses parents, rencontrés la veille,
ne peuvent le faire quand ils vont le voir. Une vitre les
sépare. Ils communiquent avec un combiné téléphonique. Je
l’embrasse donc une seconde fois, de leur part…
Salah entre dans le
bureau et s’assied à la place qui lui est « réservée », les
livres sont sur la table. Un dialogue commence alors en hébreu
entre Salah et les gardiens qu’il regarde droit dans les yeux.
Il y a visiblement un problème avec les livres. Il nous le
confirme. Salah parle hébreu assez couramment maintenant. Il a
choisi de le faire car les cours qu’il suit en prison sont
donnés dans cette langue. De toute façon il nous dit vouloir
parler et comprendre cette langue.
Autorisation n’est pas donc donnée de donner
les 8 livres. J’en sors un du sac, « Le talon de fer » de Jack
London, pour qu’au moins il en garde un. Refus. La Consule
générale fait observer aux gardiens qu’il ne s’agit non pas d’un
livre politique mais « seulement » d’un roman d’un écrivain
célèbre dont ils peuvent facilement vérifier la réelle existence
sur « Internet ». Rien n’y fait.
On nous expliquera à la fin de notre entrevue
avec Salah, texte et papier à l’appui, qu’une « loi » nouvelle a
été décidée, le 30 octobre, par les autorités pénitentiaires
centrales concernant la possession de livres pour les
prisonniers. Ils ne doivent pas avoir plus de deux livres avec
eux dans leur cellule, dont un « religieux » ! Nous devons en
prendre acte. Pas le choix.
Avant de retirer les livres du bureau où nous
sommes avec Salah, celui-ci peu toutefois prendre les petites
messages écrits qui sont glissés entre les pages. Salah est
content de pouvoir les avoir avec lui. Il nous explique
d’ailleurs que tous les messages qu’il reçoit sont traduits
préalablement en hébreu par l’administration et les passages
présentant une connotation politique aux yeux du gardien lecteur
sont surlignés au feutre jaune.
Il s’en est aperçu car
une fois on lui a apporté une série de lettres et, par erreur,
il y avait aussi une page avec la traduction des messages et des
surlignages jaunes réservés normalement à la direction de la
prison...
Notre discussion
commence. Salah, qui était averti d’une possible visite, me dit
d’emblée que : « Cette
fois je me suis préparé ». Il veut évoquer trois questions.
Il commence mais je l’interromps pour lui
donner d’abord des nouvelles de ses parents qui m’ont demandé de
le faire, spécialement des nouvelles sur la santé de son père
qui a quelques « ennuis » cardiaques. Je rassure Salah : les
nouvelles sont bonnes. Il est soulagé.
Il commence à parler. Il
en a tellement envie. D’autant qu’il s’est préparé…
La première chose qu’il tient à dire c’est de
remercier, en son nom mais aussi au nom des prisonniers qui
savent notre rencontre, le mouvement de solidarité qui s’est
constitué autour de lui. Il insiste beaucoup et fortement sur ce
point, non sans une émotion visible dans ses grands yeux
toujours aussi bleus. Tous ces messages connus de lui le sont
également par les autres prisonniers qui savent, du même coup,
qu’il y a des gens actifs et solidaires qu’ils ne voient pas,
derrière ces grands murs qui les enserrent, qu’ils ne
connaissent pas, vivants de l’autre côté de la mer, en France.
Ces messages sont des trainées de poudre
d’espoir qui traverse la prison.
Une prison composée de 8 bâtiments de 120
détenus répartis dans des cellules où ils sont huit et répartis
selon leurs affiliations politiques réelles ou supposées.
Salah nous dit : « Ce
sont des rayons de soleil qui entrent dans nos cellules noires ».
Visiblement ce n’est pas rien ni second. Je songe à ces
paroles : « Nous souffrons d'un mal incurable qui s'appelle l'espoir. Espoir de
libération et d'indépendance. Espoir d'une vie normale où nous
ne serons ni héros, ni victimes. Espoir de voir nos enfants
aller sans danger à l'école. Espoir pour une femme enceinte de
donner naissance à un bébé vivant, dans un hôpital, et pas à un
enfant mort devant un poste de contrôle militaire. Espoir que
nos poètes verront la beauté de la couleur rouge dans les roses
plutôt que dans le sang. Espoir que cette terre retrouvera son
nom original : terre d'amour et de paix. Merci pour porter avec
nous le fardeau de cet espoir. » Ainsi parlait le poète
palestinien disparu trop tôt, beaucoup trop tôt, Mahmoud Darwich.
Cette lueur d’espoir il nous faut continuer à
la propager dans ce lieu sinistre. C’est une première conclusion
qui s’impose à moi et que je livre à tous.
Puis Salah aborde le second point qu’il veut
à tout prix aborder : Gaza. Il nous explique longuement comment
tous les prisonniers de toutes « tendances » ont suivi ces
tragiques événements.
Il y a des télés de disponibles dans des
espaces réservés où plusieurs chaines en arabe sont accessibles.
Il parle et parle encore
de ces massacres auxquels ils ont assisté en direct. Salah ne
dit plus « je » mais « nous » pour dire les choses et parler de
ces événements. Je lui demande pourquoi soudainement il dit
« nous ». Il me répond qu’il fait part « de
l’opinion
de la grande majorité des prisonniers. » D’accord Salah !
Il explique, de manière très structurée, les
causes et l’enchainement de ces événements qui se sont déroulés
à Gaza.
Pas d’hésitation pour lui et ses camarades,
ils sont aux côtés de la population gazaoui qui ne dispose que
de peu de moyens pour réagir contre leur sort infligé.
Non pas qu’il soutienne
personnellement stricto
sensu les actions du Hamas mais il soutient l’exigence de
résistance. Il compare. Non sans une certaine pointe d’ironie il
nous dit : « A-t-on jamais
demandé au général de Gaulle de renoncer à résister ? » Il
nous dit que c’est l’histoire l’enseigne de manière certaine et
que : « Aucun peuple n’a jamais et ne pourra jamais accepter une occupation
étrangère et renoncer à ses droits et à la dignité. Il faudra
bien, même s’il y faudra du temps, que le peuple palestinien
dispose d’un Etat. C’est une certitude. Quand à moi, j’ai
appris, ici en prison, que mon chemin était désormais clairement
tracé : je suis et je serai aux côtés de mon peuple pour sa
libération. »
Il a sacrément mûri, Salah, depuis notre
dernière rencontre, il y a un an.
Il continue en dénonçant
le « deux poids, deux mesures » dont la politique s’applique au
Proche-Orient. « Des résolutions ont été votées à l’ONU qui sont claires, et elles ont
été votées depuis longtemps, mais pourquoi ne sont-elles pas
mises en œuvre ? Pourquoi ? Pourquoi ce qu’a dit le Président
Sarkozy à la Knesset sur la nécessité de créer un Etat
palestinien ne soit pas suivi d’effets concrets ? Pourquoi ? ».
Il enfonce le clou avec beaucoup d’assurance, de véhémence et de
conviction.
Il est littéralement
outré. Mais il a aussi réfléchi. Travaillé. Recherché. C’est
évident. Il ne parle pas en l’air « notre » Salah qui aura 24
ans bientôt, le 25 avril prochain tandis qu’il aura fait malgré
son jeune âge, si rien ne se passe, 4 ans de prison le 13 mars
prochain.
Je lui dis que je
ressens qu’il « a la rage » en lui. Il répond : « Oui
car c’est trop injuste alors que notre cause est juste. Mais
j’ai aussi du courage car ce que je vois et ce que je sais est
trop injuste. Tout cela ainsi que votre solidarité me donnent
vraiment beaucoup de courage ! »
De la rage et du courage… Deux mots qui
résument l’état d’esprit solide dans lequel j’ai trouvé Salah,
ce 5 février, un an après notre première rencontre, le 18
février 2008.
Salah parle longuement de Gaza et développe
des idées plus larges. Je n’ai pas de magnétophone, évidemment.
Je ne peux donc que fouiller dans ma mémoire pour retrouver ses
mots qui s’y sont gravés. La discussion, car nous nous
interrompons amicalement, nos sourires échangés, notre
connivence établie, laissent place nette à la franchise et aux
propos directs.
Gaza l’a marqué au fer rouge. Il ne décolère
pas.
Il veut aborder un troisième sujet tandis que
le gardien qui nous observe de l’extérieur, la porte étant
ouverte, nous fait signe que l’heure de nous séparer approche.
Nous avons déjà passé une heure ensemble.
Le troisième point qu’il
veut à tout prix évoquer, c’est Guilad Shalit. Il n’est pas
tendre sur le fait qu’on refuse à sa mère d’être reçue à
l’Elysée. C’est encore pour lui, comme pour nous, une source
d’indignation. Il ne conteste pas que l’on cherche à libérer
Guilad Shalit, non. Son problème est autre : pourquoi on ne
traite pas son cas avec autant d’attention et une égale
mobilisation en haut lieu ? Il comprend que ce n’est pas sans
raison mais il interroge : « Sait-on
au juste
ce qu’a fait Guilad Shalit avant
sa capture en juin 2006 ? Et qu’aurait-il fait à Gaza s’il avait
été libre, lui qui est caporal de l’armée israélienne ? »
Salah, lui, n’a rien fait. Et il a écopé de 7 ans de prison.
Je lui explique à ce
propos qu’il nous faut beaucoup expliquer cette « histoire » de
« plaider coupable » car officiellement on se réfugie
constamment derrière le jugement rendu par le tribunal militaire
qui comporterait des « aveux » de sa part. Il proteste avec
force : « Je n’ai jamais
rien avoué quoi que ce soit de ce dont on m’accuse. Mon avocate
à fait sa plaidoirie et moi je n’ai dit qu’une chose, à savoir
que je n’avais rien à ajouter à ce qu’elle avait dit. »
Je lui réponds que je sais bien tout cela
mais que n’empêche…
Il répond : « Mais
quand on sait comment cela se passe ici, je n’avais aucun autre
choix possible pour éviter le pire. Mais non je n’ai rien avoué
car je n’ai rien fait de ce dont on m’accuse. Rien du tout,
d’ailleurs où sont les preuves, les actes que j’aurais commis ?
Il n’y a rien, rien du tout ! Et on voudrait aussi peut être que
je présente aussi des excuses ? Franchement… Je sais bien
pourquoi je suis enfermé en prison. C’est vrai que je n’accepte
pas l’occupation ! Mais est-ce un délit ? Un délit méritant en
plus 7 ans de prison ? »
Il ne semble pas se faire d’illusion sur son
sort. Il me paraît convaincu qu’il purgera l’intégralité de sa
peine. Il n’est pas dupe, je le sens, qu’on ne fera pas pour lui
les démarches qui pourraient être faites. Je sens cela dans ses
yeux légèrement embrumés desquels percent la colère et un esprit
de combattant.
Je lui dis tout ce qui a déjà été fait « pour
lui ». La mise en place d’un Comité national de soutien qui
rassemble des personnes de tous les horizons politiques. Il sait
tout cela Salah. Ses parents le tiennent informés. Et il
remercie à nouveau, encore et encore, tous ceux qui se sont
mobilisés. Il ne cesse de remercier à vous donner des frissons
tandis que le gardien intervient pour mettre un terme à
l’entretien qui aura duré une heure et quart.
Je l’embrasse de nouveau plusieurs fois, dont
une de la part de ses parents. On se serre l’un contre l’autre,
comme des hommes. Debout. Il s’éloigne. Il se retourne
constamment. On se fait des signes d’au-revoir pleins d’amitié,
de fraternité mais aussi de confiance. Il disparaît cette fois
derrière la porte qui mène à sa prison, non sans m’avoir
auparavant lancé une dernière œillade souriante et complice.
Avec Madame la Consule générale nous quittons
la prison après avoir récupéré passeports et téléphones. Un
silence « naturel » s’installe entre nous deux. On ne sort pas
indemne d’une telle rencontre.
Le lendemain, de retour à Jérusalem, je vois
ses parents pour leur rendre compte de cette visite. Je leur dit
que j’ai trouvé Salah très solide et combattif. Nous parlons de
la suite à donner à l’action entreprise. Nous tombons vite
d’accord sur le fait de poursuivre le combat en sa faveur sans
lequel aucune « bonne nouvelle » ne viendra.
Je rentre à Paris le mercredi suivant.
M’attend une grosse pile de courrier. Une enveloppe notamment
marquée comme provenant de « La Présidence de la République ».
J’ouvre et trouve une lettre du Chef de cabinet du Président
Nicolas Sarkozy. Je lis. Il répond « à la place du Président » à
un courrier que je lui avais envoyé – au Président pas à lui –
et dans lequel je mettais en évidence le fait que si le père de
Guilad Shalit avait été reçu trois fois par lui, il se refusait
à recevoir les parents de Salah et aussi les parlementaires
membres du Comité national de soutien.
Je disais dans mon courrier que cette
attitude n’était pas acceptable et insistait pour qu’il reçoive
les personnes qualifiées – parents ou parlementaires impliqués –
pour défendre le cas de Salah Hamouri.
Le Chef de cabinet me répond qu’il « n’est
pas pertinent » de comparer Shalit et Salah. Comme si il
voulait, malgré lui, donner raison à ce que nous nous étions dit
avec les parents de Salah, à savoir que seule l’action pour
faire connaître son cas et obtenir sa libération est de nature à
modifier la donne.
C’est pourquoi je m’autorise à lancer un
appel après cette visite rendue à Salah qui ne peut que nous
conforter dans la justesse de notre action.
A tous les collectifs créés, à toutes les
personnalités engagées, à tous les parlementaires membres du
Comité de parrainage, à tous les militants de la justice et du
droit je me permets de dire : Amis, il nous faut amplifier la
mobilisation par tous les moyens et en multipliant toutes les
initiatives possibles.
Ce n’est pas un appel de détresse. C’est un
appel qui porte l’espoir !
Continuons, amplifions ! Et nous sortirons
Salah de prison, de là où il n’aurait jamais eu du être si les
mots « justice » et « droit » avaient un sens du côté de ceux
qui l’ont condamné.
Mais ils peuvent
toujours avoir enchainé les mains de Salah, ils ne peuvent
enchainer ni sa conscience ni la notre ! La vérité et la justice
sont de notre côté. Alors, surtout, le lâchons pas prise. La
vérité s’imposera, et avec elle la justice, avec la libération
de Salah Hamouri, notre compatriote.
Jean-Claude Lefort
Le 15 février 2009
Dossier Salah
Hamouri
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