Il fait beau ce mercredi matin 14 avril où je
vais rencontrer, pour la troisième fois, Salah Hamouri dans sa
prison de Gilboa. Le rendez-vous est fixé à 11 heures, grâce au
Consul de France à Haïfa, Monsieur Jean-Christian Coppin. Nous
partons ensemble en voiture depuis les hauteurs de Haïfa, une
ville lumière que lèche une mer d’un bleu profond.
Le Consul a pris avec lui trois livres pour
les donner à Salah ainsi que deux lettres. Nous roulons dans un
environnement fait de champs qui semblent très fertiles et puis,
toujours cette désagréable impression, la prison grise surgit
d’un seul coup. Contrairement aux fois précédentes, il n’y a
personne sur le parking : les familles de prisonniers ont en
effet décidé de faire grève, avec les prisonniers eux-mêmes,
pour protester contre le fait que les détenus issus de la bande
de Gaza n’ont droit à aucune visite depuis très longtemps. La
grève est suivie à 100%.
Avec le Consul nous allons vers une porte
« réservée » mais blindée où l’on nous attend. Ouverture et
fermeture des portes métalliques. Bruit sourd. On donne nos
pièces d’identité et nos portables téléphoniques au surveillant.
On passe sous un détecteur puis nous voilà dans une petite cour.
Le Consul donne les trois livres et les lettres au gardien qui
nous accompagne. Ils devront d’abord être lus avant d’être
donnés, peut être, à Salah. Le Consul précise que ce ne sont pas
des livres politiques. Le tout disparaît de notre vue et l’on
nous dirige vers une pièce dans laquelle se trouvent des sièges
en bois avec des rabats pour écrire. Salah apparaît sourire aux
lèvres. Je l’embrasse fortement…
Il s’assied et pose un petit bloc de papier
où toute une page est écrite. Il me dit d’emblée qu’il a préparé
ce rendez-vous avec ses compagnons d’infortune. Il veut me dire
des choses précises mais aussi me demander des informations.
Il veut soulever 6 points. Je l’écoute et je
prends des notes. Son premier point, ce sont les conditions de
détention dans la prison. Il repose la question des livres qu’on
refuse absolument aux prisonniers depuis plusieurs mois.
L’administration pénitentiaire a même trouvé une nouvelle
« astuce » devant les protestations d’avoir droit à des livres
et de lire. Elle a proposé aux prisonniers une liste de livres
non-politiques parmi lesquels ils pourraient choisir. Un
libraire israélien les fournirait leur a-t-on dit. Ils l’ont
fait. Ils ont choisi.
Salah a choisi quant à lui un roman de Tahar Ben Jelloun. Il ne
l’a toujours pas. Aucune explication. Aucun prisonnier n’a reçu
le moindre livre commandé à partir d’une liste pourtant préparée
par l’administration pénitentiaire. Salah revient avec
insistance sur ce point. C’est un vrai lavage de cerveau,
dit-il. « A notre
souffrance générale ils ajoutent une souffrance
collective particulière. Ils veulent nous couper du monde »,
assène-t-il. Et cela est vrai dans toutes les prisons. « Il
faudrait faire campagne contre cela » dit-il.
Puis il enchaîne sur les « droits de
visite ». Il dit qu’il est contraire à la 4ème
Convention de Genève de transférer des populations. Je l’arrête,
étonné, pour lui demander d’où il tient ses sources concernant
les Conventions de Genève.
« Nous avons cela dans la
bibliothèque », me répond-il. Et il insiste sur les
prisonniers issus de Gaza. « Il
y a environ 8.000 prisonniers palestiniens aujourd’hui, dont
1.000 de Gaza. Ils ne peuvent recevoir aucune visite. On nous
dit que c’est à cause de la capture de Gilad Shalit, détenu dans
un lieu inconnu. Mais c’est faux car cela était vrai avant qu’il
soit capturé. Ils n’avaient pas droit aux visites bien avant.
Alors ? Pour les prisonniers de Cisjordanie, poursuit-il,
ils n’ont droit de voir qu’une personne. Pas deux. Si bien que
des enfants en bas âge sont obligés de venir seuls pour voir
leur père ou leur mère. Parmi les prisonniers il y a aussi ceux
de Jérusalem. Ils sont 300. Et il y a aussi 200 « arabes
israéliens ».
C’est contre cette situation qu’ils sont en
grève et les familles solidairement. Et ils entendent continuer,
sous d’autres formes encore, malgré toutes les menaces qui
pèsent sur eux. Une grève de la faim est envisagée.
Il parle des « malades et des enfants
emprisonnés ». Il y a environ 300 à 350 enfants emprisonnés. Ils
sont traités comme des adultes. Rien de particulier pour eux
dans ce « monde » spécial. Ils sont perdus. Ils ne comprennent
rien. L’un d’entre eux vient d’être libéré. « Il
avait 12 ans et il était en prison depuis l’âge de 9 ans.
Comment est-ce possible ? » Il demande : « Est-ce
qu’au moins l’UNICEF est informée de cette situation et fait
quelque chose ? » Je ne sais que répondre…
Il enchaîne sur les malades. « Tous
les soirs, raconte-t-il,
un docteur passe dans les
cellules pour demander aux prisonniers si tout va bien. Quelque
soit le mal ou le symptôme dont vous vous plaignez, on vous
donne de l’aspirine. C’est tout. Toujours de l’aspirine. C’est
ainsi que 18 prisonniers ont le cancer et n’ont pas été soignés
autrement qu’avec de l’aspirine. On refuse de les libérer même
dans ce cas alors qu’ils sont en fin de vie. On les estime trop
dangereux car ils n’ont plus rien à perdre… Dans ma cellule il y
a un aveugle. Il a 25 ans. Il est traité comme les autres. »
Ils demandent que des médecins palestiniens puissent venir les
consulter. Seuls les dentistes sont des Palestiniens.
Il m’interroge alors sur la campagne contre
le mur et sur Bil’in. Je lui raconte ce qui se fait.
Il me demande pourquoi la résistance n’est
pas généralisée. Il est très clair : « Devant
la situation actuelle et l’échec des négociations politiques
nous n’avons pas d’autre choix que celui de la résistance. Il
faut élargir le mouvement et lutter avec l’aide de tous ceux qui
dans le monde se mobilisent pour la Palestine. Les Etats
étrangers doivent faire cesser cette occupation qui se moque des
lois internationales. Celles-ci doit être appliquées, à
commencer par la résolution 194 avec le droit sacré au retour
des réfugiés. Aujourd’hui le peuple palestinien est confronté à
un gouvernement d’extrême droite des plus racistes qui utilise
tous les moyens pour détruire l’objectif d’un Etat palestinien.
On le voit avec ce mur d’apartheid qui est un mur politique
visant à tracer unilatéralement les frontières afin d’effacer
l’idée d’un véritable Etat palestinien. Ils veulent renforcer
leur slogan historique : « La Palestine est une terre sans
peuple pour un peuple sans terre ». La colonisation continue.
Surtout à Jérusalem. Ils veulent vider notre capitale pour que
Jérusalem devienne effectivement la capitale de l’Etat sioniste.
Ce qui se passe à Jérusalem est un nettoyage ethnique. Et le
gouvernement israélien vient de prendre la décision d’expulser
les Palestiniens qui ne sont pas enregistrés par
l’administration israélienne. Cela vise les habitants de Gaza
mais aussi de Cisjordanie ainsi que les internationaux qui se
mobilisent à nos côtés. Ils se livrent à un véritable génocide
politique. » Je ne pourrai pas lui dire, et pour cause, que
l’ONU vient de condamner cet ordre militaire israélien numéro
1650. Verbalement…
Salah a un discours charpenté. Il est moins
« tendu » que les fois précédentes où je l’ai rencontré. Il fait
des analyses politiques. Presque sereinement. En tout cas
froidement.
Il parle maintenant du rapport Goldstone qui
reste sans suite réelle et du siège de Gaza qui est illégal et
dur. Encore une preuve pour lui de la différence de traitement
dont bénéficie la politique israélienne qui n’encoure jamais
d’actes fermes de la communauté internationale à son endroit
pour que le droit international soit respecté.
Il reparle alors de la solidarité qui se
manifeste vers lui et les prisonniers. Il me dit que sans cette
solidarité « Notre sort
et notre existence seraient inconnus. Les prisons israéliennes
nous les appelons « des cimetières à numéros ». Vous ne pouvez
pas imaginer tout ce que cette solidarité nous apporte et je
n’aurai jamais des mots assez forts pour vous le dire. Grâce à
vous ils sont obligés de parler de nous. On parle de nous. C’est
considérable ! »
Il en vient à son cas personnel. Nous parlons
déjà depuis plus d’une heure et demie… Il me dit « officiellement »
qu’il se refuse, dans le cas d’une procédure de remise de peine,
à présenter des
« excuses. Ni directes ni indirectes ». Il parle d’excuses
« indirectes » car l’idée avait existé que son avocat en
présente à sa place en quelque sorte. Il refuse cela. « Ce
n’est pas à moi de présenter des excuses mais aux autres, en
face. Moi je n’ai rien à regretter. Je suis fier de mon peuple
et de sa résistance contre l’occupation. » Je lui demande de
préciser ce qu’il entend par « Je
viendrai en France » afin de lever toute interprétation. Il
me redit qu’une fois libéré il compte bien venir en France, en
effet, mais pas pour y vivre durablement. » Aucune autre
interprétation n’est possible sur ce point. Et il me dit en me
regardant droit dans les yeux : « Je
ne comprends pas pourquoi
Nicolas Sarkozy ne fait
rien pour moi qui suis pourtant aussi Français ». Je souris.
Jaune…
Puis il reparle des autres mais plus de lui.
Il a réfléchi, avec ses camarades, à des idées pour aider les
prisonniers.
Il se demande comment mettre en place une
aide spécifique et solidaire pour les enfants de prisonniers.
Imaginer des actions avec les Centres culturels français ? On
parle de cela. On imagine. On va voir… Il dit qu’il faut trouver
les moyens pour que les prisonniers qui sortent soient pris en
charge psychologiquement. De même il pense que des prisonniers
qui sont libérés et qui possèdent des diplômes devraient pouvoir
être aidés pour poursuivre leurs études, peut être à
l’étranger ? Il me parle d’une idée : pourquoi ne pas filmer un
enfant de prisonnier durant plusieurs semaines pour montrer sa
vie. Quand il va et sort de l’école, sans la présence de son
père à la maison ni devant l’école. Comment il doit se lever
très tôt pour aller tout seul lui rendre visite en prison au
milieu des adultes. « Ce
serait bien de montrer comment vivent les enfants de
prisonniers. » On parle de tout cela, dans les détails.
Deux heures se sont déjà écoulées depuis le
début de notre entretien. Il va falloir que nous nous quittions.
On se lève. Je l’embrasse encore très fort. On se salue par
signes de la main tandis qu’il avance vers une porte derrière
laquelle il rejoindra sa geôle. Il me lance une dernière
phrase : « Il faut dire à
ma mère que les visites reprendront le 2 mai ! ». Le message
sera transmis le soir même mais finalement ce sera le 9 mai. La
lourde porte se ferme derrière lui. Nous sortons de la prison.
Le soleil est toujours là pour nous. Mais toujours pas pour lui…
Jean-Claude Lefort
Le 28 avril 2010