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Liban
Dans l’enfer de Nahr Al-Bared
Pierre Beaudet
Le camp de Nahr Al-Bared - Photo Weekly.ahram
L’armée libanaise forte
de ses nouveaux approvisionnements états-uniens ressert le nœud
sur le camp de réfugiés palestiniens de Nahr Al-Bared au nord du
Liban, officiellement pour en « éradiquer » un
groupuscule aux motivations obscures, Fatah-Al Islam. Entre-temps,
une grande partie de ses 40 000 habitants est sur la route dans
des conditions déplorables. Beaucoup aboutissent à l’autre
grand camp palestinien du nord, Badaooui, où ils s’entassent à
10, 20 et 30 dans de micro-maisons déglinguées. Ces réfugiés
en ont vu d’autres depuis leur expulsion de la Palestine en
1948. Mais dans le contexte, personne ne diminue la gravité de la
crise actuelle.
Les damnés de la terre
Depuis plus de 50 ans, les Palestiniens réfugiés
au Liban ont connu bien des malheurs. Au début « abrités »
sous des tentes par l’ONU, ils se sont peu à peu retrouvés des
dizaines, puis des centaines de milliers, dans l’attente d’une
résolution politique. Selon les conventions internationales, les
réfugiés déplacés par la guerre ont un droit inaliénable au
retour dans leurs terres d’origine. Mais l’État israélien
avec l’appui des Etats-Unis nie ce droit. Aujourd’hui, ces réfugiés
et leurs descendants sont plus de 400 000 au Liban. Une douzaine
de « gros » camps (Sabra et Shatila à Beyrouth, Aïn
Héloué à Saida, Rachidiyé au sud) sont autant de bidonvilles où
l’infrastructure est totalement inadéquate. D’après l’Agence
de l’ONU qui s’occupe des Palestiniens, l’UNWRA, 60% de ces
réfugiés vivent sous le seuil de la pauvreté. La législation
libanaise leur interdit de travailler dans 72 métiers, notamment
la médecine, le droit, l’architecture. Au mieux, ils vivotent
de petits métiers. Au-delà des conditions de vie inacceptables,
les réfugiés vivent constamment sous la menace. En 1982 lors de
l’invasion israélienne, plus de 3 000 civils ont été massacrés
à Sabra et Chatila par des milices libanaises alliées à Israël.
En 1986, l’armée syrienne qui voulait expulser le leadership
palestinien du Liban a organisé une violente « guerre des
camps » qui a fait elle aussi des centaines de victimes.
Chaque année bon an mal an, des bombardements israéliens, des
attaques de diverses factions libanaises et syriennes, des
conflits interpalestiniens continuent la ronde de la mort et de la
destruction.
Dans la tourmente libanaise
Dans le sillon de la « guerre de
trente-trois jours » survenue en juillet 2006, les
protagonistes libanais ainsi que leurs alliés internationaux
n’ont cessé depuis quelques mois de se préparer à de nouveaux
affrontements. Sur le plan intérieur, le gouvernement libanais et
en particulier son « maillon fort », le clan de Saad
al-Hariri, cherchent à consolider l’alliance avec les
Etats-Unis et à refouler l’opposition dont le chef de file est
Hezbollah. Le « petit problème » de M. Hariri
est qu’Hezbollah est sorti passablement renforcé de sa victoire
contre l’armée israélienne l’été dernier. De facto, le
pays est pratiquement divisé en deux. Le gouvernement et le clan
Hariri résistent aux appels de l’opposition pour mettre en
place un gouvernement d’unité nationale. Quant à Hezbollah, en
dépit d’immenses manifestations, il ne réussit pas à forcer
le jeu. Une impasse politique donc, ou, pourrait-on dire, une
partie remise. Dans un tel bras de fer, il arrive souvent au Liban
que le conflit éclate sur le dos des Palestiniens qui sont vulnérables
et parfois instrumentalisés. D’où les doutes portés sur Fatah
Al-Islam. On sait en effet, par les médias libanais qu’Hariri
est en contact avec ce groupe qui se présente « sunnite »
et « intégriste », Parallèlement, Hariri développe
ses propres appareils de sécurité, en dehors de ceux de l’État,
tels ces mystérieux Jihaz al-Ma’alumat. Selon le professeur de
l’Université américaine de Beyrouth, Ahmed Moussalli, Hariri a
financé des intégristes sunnites pour en faire des alliés
contre Hezbollah. Ainsi en 2005, il a payé la caution de $48 000
dollars pour quatre membres d’un autre groupuscule islamiste (Dinniyeh),
qui étaient accusés de sédition.
Le virage américain
Le drame actuel se joue cependant à un autre
niveau. Confrontés à leurs échecs en Irak et devant
l’incapacité de leurs alliés israéliens de venir à bout de
l’opposition libanaise, Bush et son équipe seraient en train,
selon le réputé journaliste Seymor Hersh, d’infléchir la
stratégie de la « guerre sans fin » entamée depuis
2001. Dans une récente enquête publiée par le magazine New
Yorker, Hersh affirme que Washington a décidé de concentrer ses
efforts contre l’Iran et contre ce qui est appelé par
l’administration Bush « l’arc chi’ite ». Ceci
implique une politique de rapprochement et d’accommodement avec
l’Arabie saoudite, la Jordanie et l’Égypte, en tant que
principaux gouvernements « sunnites » de la région et
même éventuellement, avec des factions sunnites en Irak, en
Syrie et au Liban. D’une part selon Hersh, Bush accepte qu’il
ne peut plus gagner sa guerre « contre tout le monde »
et que, realpolitik oblige, il faut se trouver des alliés selon
le bon vieux principe que « l’ennemi de mon ennemi est mon
ami », comme cela avait été fait à l’époque de la
guerre en Afghanistan contre les Soviétiques. D’autre part,
l’Iran et ses alliés comme Hezbollah représentent une menace
potentielle encore plus grande que les autres, estiment les stratèges
de Washington, compte tenu de leurs capacités militaires et également
des appuis populaires croissants qu’ils reçoivent en tant que
forces capables de tenir tête aux dictats états-uniens et israéliens.
Si Hersh a raison, le conflit dans le nord du Liban prendrait un
sens encore plus sinistre.
Agenda plus ou moins caché.
Les Palestiniens au Liban pourraient être la
première victime de ce réalignement. Selon As’ad Abukhalil, un
journaliste palestinien qui anime un site internet très populaire
(Electronic Intifada), Fatah Al-Islam est tout désigné pour
faire éclater la guerre contre un ennemi imaginaire et faible.
« Ce sont des combattants qui viennent de l’extérieur et
qui n’ont pratiquement aucun lien avec la population de Nahr
Al-Bared. Leur combat contre l’armée libanaise est dérisoire
et vise à rehausser l’image de cette armée qui n’est pas
capable de défendre le pays lorsqu’il est réellement agressé.
Comme durant l’été dernier lorsque c’est Hezbollah, et non
l’armée, qui a résisté aux Israéliens ». Une semaine
avant le début des combats au nord, le sous-secrétaire d’État
américain, David Welch, était à Beyrouth pour rencontrer le
commandant en chef de l’armée libanaise. Toute la presse
libanaise a souligné cette rencontre extraordinaire dont rien
n’a réellement filtré bien que l’on soupçonne les
Etats-Unis de demander aux Libanais ce que les Israéliens n’ont
pu réussir jusqu’à présent. Abukhalil estime que l’objectif
de Washington est d’inciter le gouvernement libanais à déclencher
une guerre globale contre les camps palestiniens, en utilisant
Fatah Al-Islam dans un premier temps, puis en visant l’ensemble
des organisations palestiniennes légitimes dans un deuxième
temps. Il n’exclut cependant pas une double manipulation, comme
on le voit souvent au Liban, d’une part par les Etats-Unis,
d’autre part par la Syrie qui peut également jeter de l’huile
sur le feu quand elle pense ainsi défendre ses intérêts. De
toutes les manières, le Liban et en particulier les réfugiés
palestiniens sont devant une autre grande crise.
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