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Nucléaire
iranien : un pavé dans la mare belliciste
Bruno Guigue
Mahmoud Ahmadinejad - Photo RIA Novosti
Lundi
17 décembre 2007
Véritable bombe diplomatique, « l’Estimation
du Renseignement national » (National Intelligence Estimate)
rendue publique le 3 décembre 2007 ne sera pas sans conséquences
sur le déroulement de la « crise iranienne ». La
coterie internationale des va-t-en-guerre qui appelaient à
l’action musclée contre le régime des mollahs, en effet, vient
de recevoir une gifle aussi fracassante qu’elle était
inattendue.
Jugeons plutôt : dans son édition du 4 décembre,
soit le lendemain de la diffusion du rapport, Le Monde annonçait
encore que les « les Six vont élaborer de nouvelles
sanctions contre l’Iran ». Il expliquait gravement que
« face à un regain d’intransigeance de l’Iran sur la
question nucléaire, l’unité des membres permanents du Conseil
de sécurité de l’ONU semble s’être refaite ».
En réalité, cette unité a volé en éclats
aussitôt le rapport diffusé par les médias. Saisissant
l’occasion, la Chine a déclaré que « maintenant, les
choses ont changé ». La Russie, elle, a vu son dialogue
constructif avec Téhéran largement conforté. Plus surprenant,
l’Allemagne a estimé à son tour que « le rapport apporte
une nouvelle chance de réanimer les discussions avec l’Iran sur
le nucléaire ». La France, enfin, a brillé par son
laconisme.
Seul George W. Bush s’obstine, au moins
officiellement, à ignorer l’expertise fournie par ses propres
services. Dans une formulation qui transpire le déni de réalité,
il s’est contenté d’asséner mordicus la profession de foi néoconservatrice :
« l’Iran était dangereux, l’Iran est dangereux, et l’Iran
restera dangereux s’il a le savoir-faire nécessaire pour
produire une arme nucléaire ». La messe est dite … avec
ce sens du truisme répétitif qui signe les convictions inébranlables.
Sauf à croire sur parole le président américain
(vu ses antécédents, ce sera difficile), les preuves de cette
« dangerosité » se sont subitement évanouies. En révélant
les hésitations qui émaillent la politique nucléaire de Téhéran,
le rapport des services secrets ébranle, en fait, le principal
pilier de la dogmatique belliciste : l’idée que le régime
iranien s’efforce sans répit, depuis ses origines, d’acquérir
l’arme atomique. Comme si sa malfaisance intrinsèque le faisait
automatiquement pencher vers une nucléarisation à des fins
militaires, supposée inhérente à sa volonté de nuisance.
De façon prosaïque, le rapport issu de la
communauté du renseignement prend à contre-pied cette approche démonologique
de la question iranienne. Il considère en effet, « avec un
haut degré de confiance, que l’Iran a arrêté son programme
d’armement nucléaire à la fin 2003 ». Il estime aussi
« avec un degré de confiance modérée qu’à la mi-2007,
il n’avait pas été relancé ». Et il en conclut que la République
islamique est « moins déterminée à développer des armes
que nous ne l’avions jugé depuis 2005 ».
La vaste coalition qui avait orchestré une
puissante campagne internationale contre le régime iranien en
sera donc pour ses frais. Mais la révélation du « gel »
des activités nucléaires militaires de Téhéran n’administre
pas seulement une douche froide aux ardeurs guerrières du
bellicisme américain. Elle frappe d’inanité, en même temps,
les élucubrations semi-savantes de ses sectateurs hexagonaux.
Car ces derniers ne sont jamais à court
d’imagination pour relayer le discours dominant issu des
officines néoconservatrices. « Parmi les décisionnaires
iraniens, assure ainsi Frédéric Encel, il en est qui sont mus
par des objectifs eschatologiques où la lutte religieuse est
l’impératif subordonnant tous les autres. Une lutte incluant
non seulement la destruction d’Israël mais aussi celle des
valeurs du monde des « croisés », autrement dit des
chrétiens. » (Libération, 19 septembre 2007).
Admirable confusion, pour commencer, entre le
vocabulaire en usage auprès d’Al-Qaida et celui en vigueur au
sein de la République islamique. Vu de Paris, en effet, comment
saisir de telles nuances ? Mais prêter à la supposée
« bombe iranienne » une fonction « eschatologique »
relève, en outre, de l’exploit intellectuel : notre expert
en géopolitique ignore peut-être que l’interruption du
programme nucléaire lancé par le Shah avec l’appui occidental
fut l’une des premières décisions du nouveau régime en 1979.
Et notre apprenti théologien, lui, s’est manifestement trompé
d’eschatologie.
Cette argumentation, au demeurant, sonne étrangement
lorsqu’on prend connaissance de l’argument suprême avancé
par ce zélote d’un Occident perpétuellement menacé :
« Déjà convaincue d’avoir trempé dans de nombreux actes
terroristes dans le monde, la république islamique d’Iran
pourrait se doter d’un moyen de coercition supplémentaire,
notamment contre l’Europe, en offrant des « bombes sales »
à des groupes terroristes. La guerre de l’été 2006 entre Israël
et le Hezbollah a donné un aperçu des capacités balistiques du
mouvement chiite pro-iranien libanais ».
Dans ce monde binaire où les bombes israéliennes
qui ont tué 1 500 civils sont « propres » et les
roquettes du Hezbollah qui en ont tué 39 sont « sales »,
comment tolérer un seul instant, en effet, l’idée d’un Iran
nucléarisé ? Les missiles sont en Israël et les cibles à
Téhéran, mais comment ne pas frémir dans les chaumières
occidentales au spectacle de ces barbus flirtant avec
l’apocalypse ? Prodiges d’expertise, sans doute, de la
part de ces « géopoliticiens » inlassablement conviés
par des médias complaisants à vendre leur salade en la faisant
passer pour de la science.
L’articulation du fanatisme religieux et de
l’appétit nucléaire constituait pourtant un beau sujet, mais
à condition d’inclure dans l’analyse les Etats nucléarisés.
Quel dommage que Frédéric Encel ne nous ait pas gratifiés de
considérations aussi inspirées sur la bombe israélienne qui a
pour caractéristique de faire planer, elle, une menace non
virtuelle : on perd sûrement quelque chose. Entre la prétention
de ses dirigeants à « communiquer directement avec Dieu »
(Effi Eitam, ministre d’Ariel Sharon) et l’obstination quasi
mystique de l’Etat hébreu à se doter d’un arsenal atomique,
on aurait pu déceler, ici aussi, une singulière « eschatologie ».
Dans un registre moins lyrique, le « Monsieur
bombe iranienne » de la presse française, de son côté, ne
pouvait garder le silence après la publication du fracassant
rapport des services secrets. Sous le titre « Iran : un
inquiétant rapport », Bruno Tertrais se livre ainsi dans Le
Monde du 8 décembre à un exercice de haute voltige. Tout entier
dévoué à sa mission de Cassandre belliciste, l’expert de la
« Fondation nationale pour la recherche stratégique »
tente de jeter le trouble dans l’esprit de ses lecteurs en assénant
une série d’inquiétantes vérités.
D’abord, nous dit-il, « on apprend
l’existence d’un programme parallèle, à vocation strictement
militaire, depuis le milieu des années 80 ». Mais est-ce
vraiment une nouveauté ? Il est logique que la tentation de
se doter de l’arme nucléaire ait suivi de peu, à Téhéran,
l’agression militaire irakienne. Au demeurant, l’Egypte, l’Afrique
du Sud ou le Brésil ont aussi connu cette tentation sans avoir été
mis au ban de la communauté internationale.
Deuxièmement, avance M. Tertrais à propos
du nucléaire militaire iranien, « personne ne sait si ce
programme demeure suspendu ou s’il a repris » puisque
« le rapport ne s’engage pas sur ce qu’il en est advenu
après juin 2007 ». Certes, il suffisait d’y penser :
peu importe que le renseignement américain ait acquis la
certitude que Téhéran a gelé son programme en 2003, puisqu’il
est théoriquement possible qu’il l’ait repris il y a six
mois. Du réel au virtuel, l’expertise passe avec une virtuosité
déconcertante, l’essentiel étant de vider l’événement de
sa substance en focalisant sur l’accessoire.
Troisièmement, « l’on apprend, et c’est
une vraie nouveauté pour tous les experts du dossier, que Téhéran
aurait importé de la matière fissile de qualité militaire, sans
que l’on sache ce que l’Iran a pu faire de cette matière
fissile ». On devine le raisonnement implicite :
puisqu’on ne sait rien, autant suspecter le pire. Faire fond sur
cette ignorance soupçonneuse permet d’occulter ce que nous
apprend le rapport américain : Téhéran a cessé de vouloir
la bombe depuis 2003 et n’a pas les moyens de l’avoir, à
supposer qu’il la veuille, avant plusieurs années.
« Quatrièmement, les spécialistes américains
nous disent clairement qu’au minimum Téhéran veut maintenir
une option nucléaire, c’est-à-dire se garder la possibilité
à tout moment de faire une bombe atomique ». Autrement dit,
Téhéran s’interdit jusqu’à nouvel ordre la fabrication de
la bombe, sans l’exclure pour autant s’il le juge un jour nécessaire.
Va-t-on bombarder l’Iran pour ce motif ? C’est absurde.
Si seulement Israël, l’Inde et le Pakistan, Etats nucléarisés
hors de toute légalité internationale, en étaient restés au
stade de « l’option nucléaire », on n’en serait
pas là aujourd’hui.
Enfin, nous dit M. Tertrais, « la
communauté du renseignement est devenue un peu plus pessimiste
sur le temps qu’il faudrait à l’Iran pour produire dans ses
propres installations suffisamment d’uranium hautement enrichi
pour fabriquer la bombe : alors qu’elle évoquait
traditionnellement la période 2010-2015, elle n’exclut pas désormais
que cela puisse arriver dès 2009 ». En réalité, le
rapport évoque « la fin de l’année 2009 » comme
date la plus rapprochée, en indiquant que « cette éventualité
est très improbable ». Mais cette amputation du texte
permet à notre Cassandre de tricher sur les dates en faveur de sa
thèse alarmiste.
Le plus intéressant réside toutefois dans la
conclusion. « Le premier effet politique de la publication
du texte américain, regrette l’expert, est de réduire à néant
la perspective de nouvelles sanctions unanimes par le Conseil de sécurité »
et de « rendre beaucoup plus difficile la poursuite des
pressions contre Téhéran ». Assurément, mais pourquoi
adopter des sanctions unanimes contre un Etat qui a gelé son
programme nucléaire militaire depuis 2003 ? Question
incongrue, sans doute.
Mais en définitive, que M. Tertrais se
rassure : il a fait des émules. En Israël, la presse estime
que le rapport américain est « un coup au-dessous de la
ceinture contre les autorités israéliennes qui s’efforcent
d’alerter la communauté internationale sur les ambitions nucléaires
iraniennes ». Et à l’instar de notre expert, le ministre
israélien de la Défense, Ehoud Barak, a déclaré avec assurance
que l’Iran avait « probablement relancé son programme
d’armes nucléaires depuis 2003 ».
Mieux encore, le gouvernement israélien considère
désormais comme « très improbable » la perspective
d’une action militaire contre l’Iran. « A n’en pas
douter, on doit se réjouir à Téhéran des conclusions du
renseignement américain », avouait pour finir Bruno
Tertrais, visiblement la mort dans l’âme. Mais si les services
secrets américains ont contribué à éloigner le spectre d’une
guerre stupide et meurtrière, ce n’est pas seulement à Téhéran
qu’on aura l’occasion de se réjouir.
Bruno Guigue, Diplômé de l’ENS et de
l’ENA, auteur de "Proche-Orient : la guerre des
mots", L’Harmattan, 2003.
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Publié le 18 décembre 2007 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
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