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Nouvelles d'Irak
Opération « Aube de l'Odyssée »: une guerre franco-libyenne ?
Interview de Gilles Munier
Gilles Munier
Mercredi 23 mars 2011
Interview de Gilles Munier
par Denis Gorteau
QUE FAIRE
http://quefaire.e-monsite.com/rubrique,g-munier-parle-mars-2011,369230.html
Denis Gorteau : Tunisie, Egypte, Libye, Bahreïn, Yémen… les pays
touchés par des manifestations inédites sont-ils tous
comparables ?
Oui, comparables dans la mesure où la jeunesse arabe
en a marre des dirigeants rivés à leur siège ou à leur trône
comme des berniques, marre du chômage, de la corruption, du
népotisme, des humiliations et de la mal-vie. En cause aussi, on
ne le dit pas assez, les liens privilégiés, pour ne pas dire de
vassalité, de la plupart des régimes arabes avec les Etats-Unis
et avec l’Occident en général.
Pour ne pas encourir les foudres de l’administration
américaine, les rois et les présidents ne lèvent pas le plus
petit doigt pour aider les Palestiniens à se libérer. Certains
ont même des relations très poussées avec Israël. Le blocus
criminel de Gaza était aussi égyptien. Le renversement de
Moubarak l’a desserré, un peu. Attendons les résultats des
futures élections législatives en Egypte pour parler de
véritable changement. L’israélien Netannyahou a des soucis à se
faire.
Autre exemple : l’assassinat en avril 1988, à Tunis,
de Abou Djihad, un des fondateurs du Fatah et n°2 de l’OLP, par
un commando dirigé par Ehud Barak – aujourd’hui ministre de
la Défense israélien –
n’a été possible, dit-on, qu’avec le feu vert de
Zine el-Abidine Ben Ali, élu président cinq mois plus tôt. Pour
plus de sécurité, les tueurs auraient débarqué près du Palais
présidentiel !
Denis Gorteau : le terme de « révolution(s) » n’est-il pas
exagéré ? En Egypte l’armée reste au pouvoir et en Tunisie les
inégalités sociales persistent…
Le terme de révolution est exagéré,
trompeur, mais médiatiquement porteur. Disons plutôt un
processus révolutionnaire. Il ne parviendra évidemment pas
partout à son terme de la même façon et en même temps. En
France, la démocratie ne s’est pas imposée en 1789. En Russie,
la révolution de 1905 a précédé celle de 1916. Les peuples
arabes qui se sont libérés du colonialisme dans les années 50 et
60, le sont-ils tous vraiment ? Non, bien sûr. Des régimes comme
ceux d’Arabie, des Emirats, d’Oman et du Maroc, sont
anachroniques. S’ils n’évoluent pas vers des monarchies
constitutionnelles, ils disparaîtront. Le petit pas fait en ce
sens par Mohamed VI est trop timoré pour calmer la colère des
Marocains.
Les armées égyptienne et tunisienne se sont rangées du
côté du peuple. Leurs Etats-majors se portent garants des
revendications populaires, non sans arrières pensées. En Egypte,
les Frères musulmans ont voté massivement « Oui »
au referendum constitutionnel. Ils font confiance, jusqu’à
nouvel ordre, au Conseil suprême des forces armées pour
que le pays ne sombre pas dans le chaos. En Tunisie, le général
Rachid Ammar qui a refusé de tirer sur les manifestants et
poussé Ben Ali vers la sortie, pourrait – s’il le souhaite
- devenir Président de la République. Dans ces pays, un
processus est enclenché, la suite des événements dépendra de la
capacité des nouveaux régimes à tenir leurs promesses, au moins
en résorbant les inégalités sociales les plus choquantes. S’ils
n’en sont pas capables, où s’ils ne le font pas assez vite, il
faut s’attendre à des révolutions plus radicales.
Denis Gorteau : malgré de très nombreux services rendus à
l’Occident dernièrement (lien) M. Kadhafi est dans le viseur de
Londres et Paris ? Sommes-nous face à une nouvelle expédition de
Suez ?
L’opération « Aube de l’Odyssée », comme
l’expédition de Suez, une agression d’origine
franco-britannique. Mais, Mouammar Kadhafi n’est pas Gamal Abdel
Nasser. Il ne mérite pas la stature qu’elle va lui donner, si
elle s’éternise. Kadhafi a déçu beaucoup de monde, à commencer
par les nationalistes arabes, courant dont il est issu. Ceux qui
descendront dans la rue le feront au nom du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, pas pour soutenir son régime. Comment
peut-on défendre un homme politiquement aussi changeant ? En se
disant victime d’une agression de « Croisés », Kadhafi
espère mobiliser les musulmans derrière lui. Mais, en Libye, les
Frères musulmans ne lui sont pas favorables, et le
Mouvement islamique pour le changement qui s’est constitué
en février dernier parlait de renverser son régime par des
moyens pacifiques. Les organisations islamiques radicales le
haïssent, car il a réprimé le Groupe islamique combattant
libyen créé en 1995, et al-Qaïda implanté en Libye
à l’époque où Ben Laden résidait au Soudan voisin. Kadhafi a
aidé la CIA à pourchasser les djihadistes et il a
expulsé les organisations palestiniennes qui considéraient le
processus d’Oslo comme un leurre. En échange de ces services… et
de contrats pour British Petroleum (BP), son
« ami » Tony Blair l’a réintégré dans la communauté
internationale.
Certes, en 2006, Kadhafi a eu le courage de déclarer
un deuil national après la pendaison du Président Saddam Hussein
et a reçu officiellement une délégation de la résistance
irakienne lors du sommet arabe de Tripoli, en mars 2010, mais
les Irakiens ont la mémoire longue : ils se souviennent qu’il a
livré des missiles à l’Iran pendant la guerre Iran-Irak. Le
parti Baas clandestin, tendance Bagdad, lui a apporté son
soutien et proposé des volontaires, surtout parce qu’il fait
face à une agression occidentale.
Sarkozy fait du renversement de Kadhafi une affaire
personnelle, au point que la guerre contre la Libye -
coordonnée par un QG américain basé en Allemagne - passe
pour une guerre franco-libyenne. En France, ceux qui manifestent
leur rejet de cette agression le font pour que le peuple libyen
décide, seul, de son avenir, pas pour un homme qui affirme avoir
financé la dernière campagne présidentielle de l’UMP.
Denis Gorteau : vous donnez volontiers une coloration
nationaliste à ces évènements, qu’est-ce qui vous permet de dire
ça ?
Au-delà des revendications sociales et du droit à la
liberté d’expression, les peuples arabes veulent être maîtres de
leur destin. La tutelle américaine, l’arrogance occidentale,
l’islam en cage des rois et des présidents imposé depuis des
décennies, leur sont insupportables. La rapidité avec laquelle
le feu révolutionnaire s’est répandu de Maghreb au Machrek
prouve que la nation arabe n’est pas un mythe, mais un espoir en
devenir.
Ces révolutions sont intrinsèquement nationalistes et
c’est bien ainsi que les Occidentaux les perçoivent. La
question, pour eux, est d’encadrer les processus revendicatifs.
L’agression contre la Libye a été décidée pour briser l’élan
révolutionnaire arabe. Selon Abdel Bari Atwan, directeur d’Al-Qods
al-Arabi, quotidien arabe londonien, le Qatar et les
Emirats arabes, effrayés, financent la majeure partie de
l’opération. Est-ce que cela sera suffisant ? J’en doute, car le
rejet de l’hégémonie américaine est général et profond. Cela
prendra peut-être encore du temps, mais le jour où la dynastie
saoudienne, corrompue jusqu’à la moelle, tombera, un vent d’air
salvateur soufflera de La Mecque sur l’ensemble du monde
musulman.
Denis Gorteau : En 2007 E. Todd publiait avec Y. Courbage Le
rendez-vous des civilisations, une réponse au choc des
civilisations de F. Fukuyama. Ils montraient comment les
populations arabes se modernisent à grande vitesse
(urbanisation, natalité, alphabétisation…). Pensez-vous que
les évènements actuels confirment ces thèses ?
Les pays arabes se modernisent… comme tous les pays
dans le monde. Todd et Courbage en déduisent que les peuples
arabes sont voués à s’aligner sur les standards occidentaux.
C’est exagéré. Certes, des intellectuels arabes occidentalisés
ont joué un rôle dans le déclenchement des révolutions en cours,
grâce à Internet et Facebook, mais leur influence est maintenant
marginale. Ils sont trop déconnectés du pays réel. En Egypte,
les Frères musulmans font partie de la réalité
profonde, pas eux.
Je pense aussi que Todd et Courbage se trompent en
écrivant que l’effacement du religieux - c'est-à-dire de
l’islam - est une pré-condition à la modernité. La suite
des événements dans les pays arabes prouvera le contraire. La
menace islamique est un fantasme savamment entretenu. L’histoire
récente montre une nouvelle fois que l’Occident est le perpétuel
agresseur. De nouvelles croisades auront lieu dans les années à
venir, c’est sûr.
© G. Munier/X.Jardez
Publié le 23 mars 2011 avec l'aimable
autorisation de Gilles Munier
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