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Équateur
Les médias contre la «
Révolution citoyenne »
Eduardo Tamayo G.
Septembre 2007
Les médias privés de l’Équateur,
à l’instar de ceux du Venezuela et de Bolivie, jouent
aujourd’hui un rôle d’acteurs politiques d’opposition, même
s’ils s’en défendent de manière répétée.
L’expérience vénézuélienne,
où les médias privés ont remplacé les partis politiques
d’opposition tombés en disgrâce et se sont même impliqués
dans le coup d’État d’avril 2002 pour renverser le président
démocratiquement élu Hugo Chavez Frias, n’est pas passée
inaperçue chez leurs homologues équatoriens. Pour essayer d’établir
une stratégie face au gouvernement de Rafael Correa, ils
cherchent des conseillers de l’étranger qu’ils interviewent
à l’envi.
Ainsi, par exemple, Ricardo Trotti,
directeur du département ‘liberté de la presse’ de la Société
Interaméricaine de Presse (SIP, Sociedad Interamericana de Prensa),
leur donnait le conseil suivant : « De
mon point de vue, les médias ne doivent pas rentrer dans le jeu,
dans la diatribe, l’antagonisme et finir par faire ce dont on
nous accuse, de l’opposition. Cela les enchante et c’est
pourquoi ils nous provoquent ». (El
Universo, 3 juin 2007)
Mais les directeurs des médias ne
font pas grand cas de Trotti. Ils jurent et rejurent qu’ils ne cèderont
pas à la tentation de remplacer les partis politiques et que leur
rôle n’est pas d’intervenir dans la joute politique mais d’« informer
avec rigueur et objectivité quand il faut », mais les méthodes
qu’ils utilisent et les agendas qu’ils essaient d’imposer au
pays les trahissent et sont tout le contraire de ce qu’ils prêchent.
Dans une longue lettre au
quotidien El Universo (un des plus grands
tirages, édité à Guayaquil), le ministre de l’Éducation,
Raul Vallejo, lui rappelait que « personne
ne parle impartialement » et que le journal avait tout
à fait le droit d’être « un espace
militant de critique et d’opposition au projet politique du
gouvernement de Rafael Correa », mais qu’il avait
« l’obligation morale de le communiquer à
ses lecteurs ». En outre, il ajoutait que ce qui
« manque d’éthique, c’est qu’en ayant
défini une ligne d’opposition, on prétende tenir un discours
neutre » (El Universo, 29 juillet
2007)
Qu’il se
taise
Les médias n’aiment pas le
discours de confrontation de Correa. Le président a certainement
critiqué durement les grands médias tout comme les banquiers et
les élites – qu’il appelle les « pelucones » [1]
- qui ont dominé le pays durant toute la vie politique républicaine.
Le discours de confrontation est en concordance avec les objectifs
du projet politique de la « révolution citoyenne » et
permet que le message reste gravé dans l’esprit des gens.
Correa dénonce fréquemment qu’il y a non seulement des mafias
dans les médias mais aussi qu’ils sont en plus incompétents, médiocres,
racistes et corrompus. Les médias ne sont pas habitués à la
critique : ils sont le pouvoir qui est au-dessus du bien et
du mal, qui jouit d’impunité, toute critique est interprétée
comme un « attentat à la liberté d’expression ».
Par conséquent, les éditorialistes comme les politiciens
d’opposition ont demandé à de nombreuses reprises à Correa de
se taire, de garder le silence, de ne pas chercher la
confrontation, d’être tolérant et « incluant »
avec les classes fortunées qui « font aussi
partie du pays ».
Ils ne sont pas d’accord non
plus avec le fait qu’on dévoile la « relation incestueuse »
entre le pouvoir économique, financier et le pouvoir médiatique.
A plusieurs occasions, Correa a indiqué que les principales chaînes
de télévision sont dans les mains des banquiers et a cité des
cas concrets : Fidel Egas, en plus d’être le principal
actionnaire de la Banque du Pichincha, une des plus grosses et
puissantes du pays, est actionnaire majoritaire de Canal
4 (Teleamazonas) qui a une couverture
nationale. Son groupe est en outre propriétaire des revues Gestión
et Diners. Le groupe Isaías est propriétaire
des chaînes Telecentro, Gamavisión
et Cablevisión et des radios Universal,
K 800 et Carrousel. Le
groupe économique El Juri, un des plus puissants du pays, détient
la chaîne Telerama, de couverture nationale
également. Evidemment, les médias n’approfondissent pas ou ne
donnent pas suite à ces dénonciations mais ils utilisent
beaucoup d’encre, de papier et d’espace pour commenter et
informer sur certains faits et expressions erronées du président
Correa comme celles de paraphraser Tony Blair qui a qualifié les
médias de « bêtes sauvages » ou
a traité une journaliste de « petite grosse
horrible ». Il faut signaler que cette claire mise en
question de Correa du pouvoir médiatique s’est brouillée quand
il a choisi de prendre plusieurs journalistes pour cibles et non
leurs patrons, provoquant ainsi la critique des syndicats de
journalistes qui, dans certains cas, se sont alliés avec les
chefs d’entreprises de l’information.
Cette relation entre secteur
bancaire et médias a été mise en évidence quand le président
Correa envoya un projet de loi au Congrès pour réguler les très
hauts taux d’intérêts que prennent les banques et qui leur ont
permis d’accumuler d’abondants profits. A cette occasion, les
banques, coalisées avec les médias, ont lancé une campagne
millionnaire et agressive pour s’opposer au projet, et sont
arrivées finalement à ce que les députés écartent la
proposition de Correa et approuvent une loi favorisant les
banques. Il est apparu évident qu’il y a un conflit d’intérêts
dans les médias et qu’il leur est impossible, dans cette
mesure, de remplir leur fonction sociale en démocratie, puisque
l’information qu’ils donnent et les opinions qu’ils émettent
sont leur propre information et leurs propres opinions,
incompatibles avec l’intérêt général.
Préserver le
monopole
Une autre crainte des grands médias
est de perdre le monopole de l’information, car le gouvernement
a fait part de la nécessité de disposer de ses propres médias.
Pour le moment, le gouvernement de Correa dispose, comme mécanisme
d’information, d’une « cadena » [2]
de radio transmise tous les samedis. Il dispose en plus d’un
site Web (www.presidencia.gov.ec),
pense reprendre les transmissions de la Radio nationale de l’Équateur
et installer une chaîne publique, qui a rencontré des difficultés
puisque l’État, malgré le fait qu’il possède les fréquences
radioélectriques, n’en a pas (en VHF) pour pouvoir émettre. De
même, le gouvernement a récupéré, des mains des groupes économiques
de Guayaquil, le journal El Telégrafo, qui a
appartenu à des banquiers, en le transformant en média d’État.
Les médias ont poussé les hauts
cris devant l’annonce du gouvernement de contrôler la
programmation qui incite fréquemment à la violence et au
racisme, et de veiller à la qualité artistique, culturelle et
morale comme le permet la Loi de radiodiffusion et de télévision,
réformée en 1995 et qui n’a jamais été appliquée. C’est
que pour les médias dominants, il n’y a qu’un seul modèle
possible de communication : le modèle commercial inspiré de
la matrice états-unienne, « motivé par les
profits et qui s’appuie sur la vente d’espaces publicitaires ».
Tout est permis dans ce schéma. Certains médias n’hésitent
pas à utiliser les trois S (sensationnalisme, sexe et sang) pour
avoir le plus gros tirage ou l’audimat le plus élevé. Faire
appel aux instincts les plus primaires de l’être humain pour
atteindre leurs objectifs mercantiles ne les gène pas. Dans ce
modèle, les médias n’admettent aucun type de contrôle, ni étatique,
ni citoyen.
Ils se délégitimisent
Les grands médias agissent avec
un esprit de corps et se montrent en opposition au projet de
« socialisme du XXIe siècle » annoncé par Correa.
Malgré le fait que son programme corresponde à une tendance de
centre-gauche qui cherche à récupérer la souveraineté et à
impulser des politiques sociales de redistribution dans le cadre
du capitalisme, les médias, coalisés avec la droite, n’ont pas
laissé à Correa le temps de respirer et l’ont attaqué systématiquement
et impitoyablement pour essayer de faire échouer son projet, en
utilisant toutes les armes. Toutefois, l’offensive médiatique
ne semble pas donner les résultats escomptés par ses
instigateurs. Il est bon de rappeler qu’au cours de la
consultation populaire pour l’assemblée constituante, le 15
avril 2007, la majorité des médias s’y sont opposés. Les
titres comme le gros des éditorialistes disaient que c’était
n’importe quoi, que le peuple était mal informé, qu’il ne
sait ni ne comprend de quoi il s’agit. Le peuple se prononça
pourtant à 82% en faveur de la convocation d’une assemblée
constituante, prouvant ainsi que les médias ont non seulement
perdu de l’influence mais qu’ils ont cessé d’être sur la même
longueur d’onde que les citoyens qui exigent des changements.
Les médias conservent leur pouvoir. Ils n’ont pas été affectés.
Mais le résultat non attendu de l’affrontement avec Correa est
qu’ils sont en train de perdre de la crédibilité. De différents
secteurs, on entend non seulement des voix appelant à cesser
d’acheter les journaux ou à éteindre la télévision, mais
aussi à rechercher urgemment d’autres formes de communication,
comme cela eut déjà lieu durant le renversement de Lucio
Gutierrez en avril 2004.
Une affaire
citoyenne
Dans ce contexte, un des points
faibles du gouvernement de Rafael Correa est celui de la
communication pour non seulement faire face aux élites qui
entendent conserver le statu quo mais aussi pour faire connaître
son propre projet. Au cours de la campagne électorale et dans les
premiers mois de gouvernement, le régime a mis l’accent sur la
propagande qui, certainement, a été créative et à succès mais
il n’a pas veillé à se doter d’une stratégie de
communication et à impulser des politiques publiques sur ce
terrain.
Les politiques publiques de
communication impliqueraient de réviser la répartition des fréquences
radioélectriques qui ont été attribuées comme butin politique
et de procéder à leur démocratisation ; renforcer les médias
alternatifs et communautaires ; encourager la diversité
linguistique et culturelle ; promouvoir et renforcer le contrôle
citoyen sur la programmation des médias commerciaux.
Une stratégie de communication,
entre autres points, implique d’ouvrir un débat sur le thème,
une appropriation et une participation décisive de toutes les
classes sociales pour que la communication cesse d’être une
affaire qui concerne seulement les médias, les journalistes ou
les fonctionnaires.
Il existe une clameur dans
plusieurs secteurs pour que dans la nouvelle Constitution, on établisse
une séparation claire entre les groupes de pouvoir économique et
les médias, en évitant la concentration des biens
communicationnels et symboliques dans quelques mains. Ce serait la
meilleure voie pour affecter le pouvoir médiatique commercial. De
la même manière, il sera vital de consacrer « la
communication comme un droit humain fondamental inhérent à tous
les citoyens et citoyennes qui habitent sur le territoire national
et qui serve de base à l’exercice de tous les autres droits
(humains, sociaux, culturels, politiques et économiques) »,
comme l’indique une proposition de la faculté de Communication
sociale de l’Université centrale de Quito.
NOTES:
[1]
Pelucones est un terme faisant référence aux
pelucas, perruques, portées par
l’aristocratie.
[2]
[NDLR] Une « cadena » est une retransmission simultanéé
sur toutes les fréquences : http://www.presidencia.gov.ec/modul....
En cas de reproduction de cet article,
veuillez indiquer les informations ci-dessous:
RISAL - Réseau d'information et de
solidarité avec l'Amérique latine
URL: http://risal.collectifs.net/
Source : ALAI, América Latina en Movimiento (http://alainet.org/),
septembre 2007.
Traduction : Frédéric Lévêque, pour le RISAL (http://risal.collectifs.net).
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