Culture arabe
Ce poète pour qui le politiquement correct est un crime
Michael Slackman
in The New York Times, 14 mai 2006
Le
Caire – « Et ça, c’est ma bien-aimée… », dit Ahmad Fu’âd Negm en
embrassant affectueusement la tête momifiée d’une tortue morte.
Après quoi, il lui donna une petite tape sur la carapace, et il
la re-déposa avec une infinie tendresse.
M.
Negm était sur la terrasse de son immeuble, très haut au-dessus
du quartier grouillant, chaotique, sale, jonché de détritus ; du
Moqattam, où il abrégea les formalités et se présenta lui-même
comme un homme qui aimait une tortue.
« Gloire aux fous / Dans ce monde idiot » : ces mots étaient
calligraphiés avec soin sur un mur, juste à côté de la tortue.
C’était ses mots - les mots d’un poète, d’un critique
impitoyable du pouvoir, qui a passé dix-huit années de son
existence de soixante-seize printemps en prison, en grande
partie à cause du fait que les dirigeants de l’Egypte avaient
tendance à mépriser ses paroles.
Et voilà. C’était Negm tout craché : un baiser, un commentaire,
un peu de poésie… M. Negm [prononcer « Nègueum »] est un des
poètes les plus populaires en Egypte. Et voilà quarante ans que
ça dure. Il est considéré comme le premier à avoir versifié en
arabe dialectal égyptien. Et, depuis Gamal Abdel Nasser jusqu’à
Gamal Mubarak, un des fils du président Hosni Mubarak, il a
croqué ceux dont il a le sentiment qu’ils ont fait de ce qui
était naguère un grand pays la mixture de pauvreté et
d’indifférence qui s’étale dans un paysage urbain fétide,
au-dessous de sa terrasse.
« Félicitations à notre jeune prétendant », a-t-il écrit dans un
poème qui a circulé largement, au sujet des fiançailles toutes
récentes de Gamal Mubarak avec une jeune femme de vingt ans de
moins que lui… « Vous, homme fortuné et célébré dont nous
sommes, nous tous, l’héritage / Soyez heureux ; soyez gibier /
On s’en tape royalement ! »
M. Negm est un peu un héros populaire, en Egypte. Et populaire,
il l’est resté, même après que la rue – sa rue – se soit
détournée de sa vision très largement laïque de la modernité.
Les changements intervenus dans la rue égyptienne n’ont fait
qu’alimenter son mépris pour l’élite au pouvoir. Leur
gouvernement illégitime, dit-il, a rendu l’identité égyptienne
moins affirmée, et plus définie par la foi religieuse.
« Le gouvernement, ici, a toujours été aux mains de pharaons.
Mais, par le passé, il s’agissait de pharaons honorables… », dit
M. Negm, en revenant bien vite à un de ses sujets préférés.
« Aujourd’hui, l’Egypte est gouvernée par un gang, dirigé par
Hosni Mubarak, lequel se trouve là où il est uniquement parce
que l’Amérique et Israël le soutiennent. Il n’est absolument pas
soutenu par la rue. »
C’est ce mépris pour le pouvoir, c’est le fait qu’il donne une
voix à un désir de justice, qui semblent lui maintenir sa
popularité, faire vendre ses livres et avoir abouti, récemment,
à la renaissance d’une pièce du théâtre populaire intitulée « Le
Roi est le Roi », qui exemplifie son art poétique.
Tout en escaladant une échelle de bois piqueté, en franchissant
une trappe étroite ménagée dans le toit de son appartement d’un
bloc de HLM, il se marrait et il fumait une Merit Ultra Light.
Il adore fumer. Il adore jurer. Il aime se vanter, en clignant
de l’œil et en souriant, de s’être marié à six reprises, du fait
que son épouse actuelle a tout juste la trentaine et aussi que
sa fille cadette, Zeinab, qui a onze ans, n’est pas contrainte à
adhérer aux pratiques religieuses strictes qui se sont répandues
partout dans son pays, ces dernières années.
« Je suis un homme libre », me dit M. Negm, tout en se grattant
la tête de ses ongles longs mais soignés et taillés avec soin.
« Je n’ai peur de personne, parce que je ne demande rien à
personne. »
Puis, observant depuis sa terrasse un tas d’ordures en
décomposition, où des enfants, des chiens et des ânes se
disputaient des reliefs, il se lamenta sur ce que l’Egypte est
devenue.
« Non ; ça, ce n’est pas l’Egypte », me dit-il. « L’Egypte,
c’est ce pays que je pleure. »
Puis il revint immédiatement à sa légèreté habituelle.
« Café ! », commanda-t-il par-dessus la rambarde, en direction
d’un trottoir situé six étages plus bas. « Et apporte un thé à
l’Oncle Ahmad », ajouta-t-il de sa voix rugueuse de gros fumeur.
C’est sous ce nom que les gens le connaissent : Oncle Ahmad…
Il n’a pas reçu d’éducation officielle. En effet, encore tout
jeune, au Caire, il a été mis en prison pour vol et faux
papiers. Mais c’est là, derrière des barreaux, que cet homme
svelte au village émacié et au nez épaté a trouvé sa voix.
En 1959, il a publié « Images de la vie carcérale », un recueil
de poèmes écrits alors qu’il purgeait une peine de prison, pour
vol. Quelques années plus tard, revenu à l’air libre, il entra
en partenariat avec un chanteur traditionnel aveugle - le Shaïkh
Imâm Esra. Ensemble, ils mirent au point un répertoire satirique
excoriant, qui rencontra un énorme succès national, et qui leur
valut l’inimitié tenace du chef de l’Etat.
« L’Etat égyptien croule sous les mensonges », a écrit M. Negm
après la défaite arabe de 1967.
« Et le peuple n’y comprend rien.
Mais tout va bien, dès lors que nos satanés maîtres sont
contents…
Tout ça, à cause de ces poètes qui leur remplissent l’estomac de
leurs poèmes.
Des poèmes qui glorifient et tranquillisent même les traîtres,
Avec l’aide de Dieu, ils finiront bien par détruire tout à fait
ce pays… »
L’Egypte a tenté le nationalisme panarabe, sous Nasser. Elle a
essayé la paix avec Israël, sous Sadate. Tous deux ont jeté M.
Negm en prison, au motif qu’il s’était moqué de leur pouvoir. Le
Président Mubarak, qui a évité les initiatives audacieuses de
ses prédécesseurs, n’a pas encore jeté M. Negm en prison. Mais
cela ne l’a pas mis à l’abri du mépris de l’intéressé. Loin de
là.
Un âne s’étant mis à braire dans le quartier, M. Negm dit, à
brûle pourpoint : « Tiens, voilà que Mubarak nous fait un
discours !… »
Rares sont les personnes à s’exprimer de la sorte, dans l’Egypte
de M. Mubarak. En particulier, en s’adressant à un journaliste
étranger. Mais M. Negm adore être « limite », caustique et
dangereusement politiquement incorrect.
« Ce ne sont pas des gouvernants, ce sont des chiens », me
dit-il, parlant des chefs d’Etat arabes. « Je mets au défi tous
nos rois et tous nos dirigeants de marcher dans la rue, sans
garde du corps, pendant au moins cinq minutes… »
Quelques minutes après, il fut presque jeté à bas de sa chaise
en plastique, quand l’appel à la prière explosa de quatre
haut-parleurs à la fois, installés sur une terrasse voisine.
Instantanément, il fit mine de cracher en direction du son, puis
il se moqua de l’imam qui faisait ses vocalises. « C’est un type
à qui Bobonne ne laisse pas placer un traître mot, chez lui..
Alors, c’est normal :
il essaie de nous impressionner, avec sa grosse voix ! »,
dit-il. « Après, quand il a fini, il s’en va voler le brave
monde… »
Tout ça, dit avec le sourire et ponctué d’un éclat de rire ;
avec aussi, bien souvent, un jeu de mots ou un mot licencieux,
inspirant ce rire. Après tout, l’homme qui est là devant nous,
c’est Oncle Ahmed. Vêtu de vêtements simples, habitant un petit
appartement exigu, dans un quartier surpeuplé.
Vous avez besoin d’indications pour aller chez lui ? Il suffit
de vous arrêter, et de poser la question au marché. Tout le
monde vous en donnera. Dépassez cette femme qui utilise un vieux
torchon pour chasser les mouches qui s’abattent sur son étal de
fromages. Dépassez cet enfant qui grille des poissons et qui les
vend aux passants. Tournez dans le troisième immeuble, montez
cinq étages. C’est là…
Prenez rendez-vous. Peut-être le respectera-t-il. Mais peut-être
que non… ?
« L’Egypte est une chandelle que la rivière a noyée », a-t-il
dit après que je lui aie demandé si l’Egypte jouait toujours son
rôle traditionnel au centre de la culture et de la pensée arabes
et, si ce n’était plus le cas, pourquoi ? Il poursuivit :
« Quand la terre est plongée dans l’obscurité, l’Egypte émerge
du fleuve, et elle éclaire le monde. »
Mais une chose le met au désespoir : cette lumière qu’est pour
lui l’Egypte ne brille pas très fort, tout du moins pour
l’instant. « Non ; ces gens, là en bas, ce ne sont pas des
Egyptiens », me dit-il. « Ce sont des gens opprimés… »
Traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala,
le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique (www.tlaxcala.es).
Cette traduction est en Copyleft.
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