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«Identité et engagement:
Les Musulmans Occidentaux dans la Sphère Publique »
Tariq Ramadan


Tariq Ramadan

Dimanche 4 avril 2010

“Il y a double crise parce que la communauté musulmane en occident traverse également une crise d’identité. Il y a une première, deuxième et parfois même une troisième génération. Je regarde mon père et ma mère et je réalise que je suis différent. Il se peut qu’on ne parle pas la même langue, qu’on n’ait pas la même mentalité, la même culture, la même compréhension .. et même la façon de vivre nos principes religieux peut être différente”

Compte rendu de la Conférence donnée par le Professeur Tariq Ramadan à l’Université Carleton (Ottawa) le 19 Mars 2010

Dans son introduction Pr Tariq Ramadan a d’abord tenu à souligner l’importance de la nuance entre Musulmans occidentaux  et Musulmans de l’Occident. L’Islam est une religion occidentale et les Musulmans occidentaux sont à la fois entièrement musulmans du point de vue religieux et entièrement occidentaux du point de vue culturel.

Il faut aussi noter qu’il existe des cultures occidentales et non pas une seule culture occidentale. Dans le cas du Canada les spécificités du Québec et du reste du Canada en sont une illustration. Les musulmans occidentaux font face à ces deux dimensions, culture et religion. L’identité est multiple.

Dans la deuxième partie de son introduction Pr  Ramadan a expliqué pourquoi la question de l’identité est tellement actuelle. Pourquoi est-on si intéressé ou si dérangé par cette question ? Quelle est mon identité ? Quelle est votre identité ? La discussion sur l’identité est révélatrice de quelque chose de profond dans la réalité d’aujourd’hui. Cette quasi obsession autour de cette question de l’identité est psychologiquement symptomatique d’un sentiment de doute, d’un sentiment de menace, d’une difficulté de se définir.

Nous vivons en effet dans un monde où il devient de plus en plus difficile de se définir. Qui suis-je dans ce monde ? Les anciens repères qui nous permettaient de définir notre relation à notre environnement se sont perdus.

La globalisation des communications, les diverses cultures du monde nous menacent et nous questionnent sur notre identité. A cela s’ajoute la migration des populations qui ne cesse d’augmenter, il faut d’ailleurs rappeler que les sociétés occidentales ne peuvent survivre économiquement sans l’addition de populations venant de l’étranger. C’est un fait et une réalité.

Alors qui sommes-nous maintenant ? Nous regardons le monde à travers nos postes de télé et nous le regardons également dans nos rues. Dans nos rues les couleurs changent, les tenues vestimentaires changent, … Ces gens se disent Canadiens mais ce ne sont pas les Canadiens auxquels je suis habitué… Alors qui suis-je et comment se dessine l’avenir ?

Lors de récentes discussions avec des citoyens de Rotterdam, ceux-ci ont dit qu’ils ne se sentent plus chez eux dans cette ville, ils sont désorientés par la présence des nouveaux habitants: ce ne sont pas les personnes qu’ils connaissaient ou dont ils avaient l’habitude.

Cette discussion sur l’identité est donc empreinte de ce sentiment de menace, de ce doute à propos de soi … Nous devons en examiner les causes et essayer de construire une approche positive à cette question problématique et a-priori négative. Nous devons y faire face et non pas la refouler.

Dans la troisième partie de son introduction Pr Ramadan a souligné que nous vivons en fait une double crise.  (Au passage il a aussi rappelé  que d’une part le problème de l’identité ne se pose pas seulement dans les pays occidentaux, d’autre part il n’a pas que des aspects négatifs. Mis à part les frictions avec les nouveaux voisins, il y a des choses qui sont perçues positivement comme les succès sportifs au football, les apports culinaires, etc …)

Il y a double crise parce que la communauté musulmane en occident traverse également une crise d’identité. Il y a une première, deuxième et parfois même une troisième génération. Je regarde mon père et ma mère et je réalise que je suis différent. Il se peut qu’on ne parle pas la même langue, qu’on n’ait pas la même mentalité, la même culture, la même compréhension .. et même la façon de vivre nos principes religieux peut être différente.

Par leur présence en Occident les musulmans questionnent également leur identité. Qui sommes nous et comment gérer le fait d’être à la fois canadien ou européen et musulman.

Il y a donc une double crise, ces deux crises se retrouvent dans notre société, ici et maintenant.

Cette crise a une dimension psychologique. Les individus doutent d’eux mêmes et se questionnent: qui suis je, que vais je devenir et que faire de tout cela ? Et lorsqu’on traverse une crise on peut être tenté de penser que la seule façon de l’aborder c’est de manière intellectuelle ce qui n’est que partiellement correct car la crise a une dimension psychologique. En situation de crise on ne prête pas vraiment attention à ce que dit l’autre, on a plutôt tendance à entendre ce qu’on ressent dans ce que dit l’autre. Notre sens de l’écoute est perturbé en situation de crise. Il y a une atmosphère chargée d’émotions et les émotions ne favorisent pas l’écoute. Lorsque vous êtes sous pression, tendu et nerveux, vous pouvez parler mais vous écoutez moins. Parfois vous dites: je n’ai pas entendu ce que vous avez dit mais je me suis exprimé.

C’est souvent le cas aujourd’hui dans les sociétés occidentales autour de la question identitaire. Les deux côtés s’expriment mais ne s’écoutent pas.

Les musulmans sont aussi dans cette attitude réactive. Ils sont sous pression et ont du mal à percevoir la crise vécue par les autres. En Occident cette discussion est causée par la présence musulmane venue avec les immigrants. Et pourtant les migrations de populations ne sont pas chose nouvelle. Le Canada par exemple est un pays d’immigrants.  Les immigrants n’y sont pas perçus comme en Europe, c’est une tradition canadienne. En Europe les immigrants sont perçus comme un gros problème. L’Europe essaie de se ”protéger” en créant des lois alors que nous savons très bien que l’Europe a besoin de ces immigrants qu’elle stigmatise. Il n’y pas d’autre choix que de trouver une solution à cela.

Les immigrants d’hier étaient perçus selon leur pays d’origine: Pakistan, Turquie, Afrique du Nord, etc … Maintenant ils sont perçus comme musulmans. L’Islam est le point commun de ces populations immigrées et l’Europe doit faire face à cette réalité transnationale. L’Europe s’est mise à projeter une variété de problèmes tels que: nous avons un problème avec l’Islam, l’Islam a un problème avec la modernité, problème d’autorité, problème de laïcité, … Entre l’Islam et l’Occident il y a des problèmes, ce n’est pas nouveau. Dans le passé les orientalistes en ont parlé et les musulmans en ont parlé également, mais de façon différente.

La discussion sur l’identité a donc aussi une dimension historique, accompagnée d’une double crise d’identités discordantes et d’attentes discordantes. Cette discussion commence avec la question: qui suis je , et de là  connaître qui vous êtes, avec le potentiel que cela se transforme en un antagonisme: Nous en opposition à Eux. C’est pour cela que nous devons prendre en compte les multiples dimensions de l’identité, et ce n’est pas seulement une discussion d’ordre intellectuel. Il s’agit d’une réalité à facettes multiples.  Il s’agit d’une réalité intellectuelle et spirituelle.

La définition négative et réactive de l’identité est la définition qui semble revenir en permanence. Négative parce que l’on se définit par ce que l’on n’est pas. Cette façon de se définir par différenciation n’est pas positive: je veux savoir qui vous êtes et je me définis loin de ce que vous êtes. C’est une attitude réactive, négative et sur la défensive. Elle comporte des risques:

Le risque de l’arrogance qui découle d’un esprit dogmatique. L’esprit dogmatique n’est pas restreint à l’esprit religieux, il est également présent dans les esprits rationalistes non religieux. Qu’est-ce qu’un esprit dogmatique ? C’est un esprit qui regarde les choses à travers une vision binaire. J’ai raison, et de là il n’y qu’une conclusion possible: vous avez tort. L’esprit dogmatique construit une réalité d’opposition entre Nous et Eux. On a pu voir ça dans des discussions religieuses mais aujourd’hui le dogmatisme est entré dans la discussion sur l’identité. Ceci est ”notre culture”, cela est Nous donc vous n’en faites pas partie. A titre d’exemple il y a eu un débat officiel en France qui a duré six mois et qui a porté sur l’identité nationale. Que signifie l’identité nationale ? En principe cette discussion avait pour but de rassembler mais en réalité elle a tracé les contours du Nous pour mieux situer qui est à l’intérieur et qui est à l’extérieur. Le but était de définir le nous pour désigner les gens qui n’en font pas partie.

Il y a donc cette vision binaire potentiellement dogmatique, potentiellement arrogante, arrogance dont la source n’est pas toujours un excès de confiance en soi mais aussi un état de doute. Le doute et le manque de confiance dans les discussions intellectuelles peuvent souvent conduire vers des attitudes dogmatiques.

Les Universités sont un lieu privilégié pour résister à ces émotions à la base de ces identités réactives. Nous devons confronter ces problèmes et en parler. Nous devons nous éloigner de l’identité  de type négatif et réactif et construire une identité ouverte et positive, nous devons en parler et y travailler.

Avec la question de l’Islam et de la présence musulmane nous devons diffuser cette approche positive et cette pensée critique au sein de la communauté musulmane, et en venir à des choses plus profondes, plus enracinées dans nos propres traditions.

Le chemin à  parcourir n’est donc pas seulement d’ordre intellectuel, c’est aussi un cheminement spirituel, non seulement pour les croyants mais également pour les athées ou non-croyants, car lorsqu’on parle d’identité, on parle de soi, on parle de soi comme sujet .

En parlant de soi le danger est l’égo qui peut se transformer en arrogance. Discuter de l’identité nécessite donc de l’humilité intellectuelle et de la modestie. Souvent la modestie est associée à l’apparence vestimentaire, mais en fait c’est aussi dans la façon de penser

L’humilité  est aussi très importante dans cette discussion. Lorsque par exemple vous lisez des livres où des esprits complexes traitent de sujets très complexes qui sont difficiles à saisir, l’humilité intellectuelle est une attitude naturelle. C’est l’état d’esprit à avoir devant la question de la société plurielle. Il ne peut y avoir de société plurielle si on persiste dans la voie de l’arrogance, du dogmatisme, sans être ouvert et sans maîtriser nos émotions car ce cheminement est à la fois intellectuel et spirituel. L’humilité et la maîtrise de l’égo sont très importants, l’égo peut être une prison créée par soi même.

Dans ce cheminement où l’on essaie d’éviter le dogmatisme, l’arrogance, où on essaie de faire preuve d’humilité et de modestie intellectuelle, il y a un autre important danger à éviter: il s’agit de l’aliénation. L’aliénation est l’attitude qui consiste à se voir et à se définir à travers le regard de l’autre. Cela peut apparaître comme une approche positive mais cela revient à s’abandonner à un intermédiaire. L’aliénation c’est ne pas être un sujet mais plutôt devenir l’objet de la vision des autres. Souvent chez les musulmans on remarque une certaine confiance dans le discours mais au delà de cette apparence superficielle il y a une certaine forme d’aliénation qui consiste à se définir à la façon dont on est perçu et jugé par les autres. Pr Ramadan cite à titre d’exemple que parfois au cours d’une conférence certains musulmans observent les non-musulmans et si ceux là apprécient la conférence ils l’apprécient également. C’est cela l’aliénation, lorsque vous n’avez pas assez de confiance en vous même et vous attendez une confirmation dans le regard des autres.

Il est donc important de construire un discours qui cherche à améliorer la compréhension au lieu d’un discours qui cherche à plaire. Cette dimension relative à l’identité est profonde. C’est donc un sujet complexe où on est confronté à des dimensions intellectuelles, ainsi qu’à la psychologie et à des phénomènes tels que l’aliénation.

Alors comment aborder cela aujourd’hui lorsqu’en tant que musulmans occidentaux nous sommes amenés à parler d’identité et de quelle façon dans notre manière d’en parler peut on aider nos concitoyens à tirer le meilleur de cette discussion et de faire comprendre que notre présence est un enrichissement ? Comment faire comprendre qu’à travers notre questionnement et notre recherche de réponses nous pouvons également aider les personnes autour de nous ? C’est à nous de promouvoir une discussion positive et constructive qui sera le miroir de notre quête commune et non pas un miroir négatif de nos différences .. ce qui était le point de départ de cette conférence.

Pr Ramadan rappelle que les moyens sont décrits dans le livre intitulé ”Mon intime conviction”. Il s’agit des sept C. Il insistera ici sur quatre d’entre eux:

La Confiance

Il s’agit d’être un sujet, je suis qui je suis en toute confiance. Je dois pouvoir atteindre une définition intellectuelle de moi même venant de l’intérieur et non par opposition à mon environnement, tout en gardant une humilité intellectuelle, c’est à dire je connais mes principes et j’essaie simplement de m’améliorer … et aussi ne pas me définir dans le regard de l’autre, non pas que le regard de l’autre est nécessairement mauvais, je peux l’utiliser pour construire mais s’abandonner uniquement au regard de l’autre c’est cela qui est mauvais, il faut pouvoir utiliser le regard de l’autre sans en être captif. C’est cela la confiance.

Maintenant que la confiance a été définie, nous devons définir ce qu’est l’identité qui vient de l’intérieur de soi. Comment faire cela ? Que peut-on attendre des musulmans à ce sujet dans le monde académique, dans la société civile, et ailleurs ? En fait tout être humain doit jouer un rôle dans cette question, c’est un enjeu commun à tous.

Le premier aspect dans la définition de l’identité est la mémoire. Je deviens un sujet si je cultive me mémoire, c’est à dire que ma réalité est liée à une mémoire, à une histoire, au fait que je viens de quelque part. Si quelqu’un se met à dire aux musulmans canadiens d’oublier leur pays d’origine, que c’est la seule façon d’être bien ici, ce n’est certainement pas un bon message. La question est comment vivre avec sa mémoire tout en construisant sa présence ici. Renier son passé, renier sa mémoire et ne pas les valoriser, cela est destructif . Les musulmans venant du Maroc, du Pakistan, d’Iran etc .. et même les nouveaux convertis à l’Islam , ne doivent pas oublier leur passé, ne doivent pas se couper de leurs racines, leur mémoire est leur richesse et c’est une partie d’eux-mêmes. Pr Ramadan rappelle que  lorsqu’on lui pose la question de son identité il dit toujours ”n’oubliez pas que je suis égyptien de mémoire, c’est très important car c’est ma richesse, c’est là d’où je viens”.

Les écoles doivent célébrer la diversité des mémoires qui font notre histoire commune, sinon il y a quelque chose qui manque. On ne peut se sentir à l’aise dans une identité tronquée de son passé et de sa mémoire. Cela fait partie du problème, l’histoire n’est pas assez enseignée. Aujourd’hui nous ne sommes pas au niveau requis par une société plurielle, nous devons traiter avec l’histoire, nous devons mieux connaître l’histoire.

Pr Ramadan mentionne qu’il était au Maroc et qu’il y avait une grande discussion au sujet de l’opportunité d’enseigner l’extermination des juifs au Maroc. Une personne a dit : ”Non, Non, Non ce n’est pas notre histoire, nous ne voulons pas être colonisés”, et quelqu’un d’autre a dit:”La raison de tout cela est qu’il y a des lobbies pro-israélien au Maroc qui poussent dans cette direction”. Pr Ramadan a fait la réflexion que même si certaines parties peuvent avoir un agenda, il faut être fidèle à ses principes, bien sûr qu’il faut enseigner ce qui s’est passé en Europe, c’est du savoir, et en avoir la connaissance vous permettra aussi de dire nous n’avons pas participé à cela. Mais ce n’est pas parce que vous n’y avez pas participé que vous ne devez pas apprendre ce qui s’est passé, il faut en profiter pour comprendre pourquoi l’Europe a un problème avec ça. Il ne doit pas y avoir de censure de la connaissance, de l’histoire, des faits et des interprétations.

Il est donc important d’être enraciné et d’avoir un sens de l’histoire. Pr Ramadan recommande à tout musulman canadien et à tout canadien tout court de se connecter avec l’histoire car c’est là le moyen de trouver une compréhension profonde des choses au delà des réactions immédiates et émotionnelles.

Les traditions représentent un autre important aspect de l’identité. En Islam il y a les traditions légales, les traditions des sciences islamiques. Il est faux de croire que les traditions sont statiques alors que la modernité s’inscrit dans le mouvement. Par définition une tradition est toujours en mouvement , les traditions ne sont pas statiques. Que signifie qu’une tradition est en mouvement ? Cela signifie que les gens vivent en accord avec leur époque. Une tradition est toujours liée à une culture. Les étudiants en sciences islamiques devraient se concentrer sur l’étude des traditions et leur mouvement et de quelle façon se fait le lien avec les diverses cultures. Dans la tradition légale islamique il y a la notion de al’urf , c’est à dire la culture. Dans la tradition légale islamique on a toujours cherché à être consistant avec les principes dans le cadre d’une culture donnée. Il n’y a pas toujours eu de musulmans en Afrique de l’ouest ou en Inde, cette entrée de l’Islam dans un nouvel environnement a nécessité un certain travail. Même entre Médine et le Yémen, à l’époque du Prophète (que la paix et le salut d’Allah soient sur Lui)  il y avait des différences culturelles. A la question de savoir comment il va délivrer ses jugements une fois au Yémen, Mu’ad Ibnou Jabal a répondu je m’appuierai sur le Coran, et que si la réponse n’est pas dans le Coran je suivrai la tradition prophétique, et si la réponse n’est pas dans la tradition je ferai travailler mon esprit. Bien que faisant partie de la pure tradition islamique émergente, Mu’ad Ibnou Jabal était résolu à faire des ajustements intellectuels qui s’avèreraient nécessaires dans un nouvel environnement.

On voit bien qu’il y a un dynamisme, l’identité se rattache à une tradition qui n’est jamais statique, elle se construit au fur et à mesure. C’est un cheminement intellectuel que nous devons garder à l’esprit dans la discussion sur l’histoire.

La façon d’appréhender la tradition (qui n’est pas statique), la façon d’appréhender la culture et  nos  références, être capable d’avoir une pensée critique, tout cela vient de la pensée islamique. Ce n’est pas facile mais nous devons doter les musulmans canadiens de cette connaissance de la mémoire, de l’histoire, des traditions légales ainsi que de la connexion historique entre la civilisation islamique et la civilisation occidentale, civilisations qui n’étaient pas séparées et fermées.

Nous devons donc défier cette construction idéologique de notre époque qui consiste à simplement dire qui vous êtes et qui vous n’êtes pas.

En plus de la mémoire, de l’histoire, de la tradition et des références légales, il y a un autre aspect de l’identité: c’est un ensemble de valeurs. Lorsqu’on discute des traditions et de cette pensée critique, on se pose aussi la question du pourquoi et du comment on a produit des valeurs et quelles sont ces valeurs. C’est une discussion qui est profonde et qui fait partie d’une construction positive et constructive de notre identité, c’est une approche positive qui vient de l’intérieur.

Comment construire cette identité en restant confiant ? Il faut garder à l’esprit que ce que traversent les musulmans canadiens est similaire à  ce qu’ont vécu certains musulmans en Afrique, en Asie ou ailleurs. Ils ont construit leur identité, ils sont devenus les sujets de leur histoire parce qu’ils connaissent leurs traditions, leurs valeurs et les dynamiques intérieures et aussi parce qu’ils ont une mémoire. C’est quelque chose que l’ont cultiver positivement et ne pas rejeter la culture occidentale. Nous ne sommes pas contre et nous pouvons y prendre des choses, c’est un mouvement, c’est ainsi que l’on comprend mieux certains de nos principes tels ”La sagesse est la propriété du musulman”, il faut la prendre là où la trouve, .. ou encore ”Le principe en toute chose est la permission”, c’est comme cela que nos traditions se sont construites, c’est pour cette raison que la civilisation islamique était si ouverte. Au lieu d’être sur la défensive et en étant ouvert on comprend mieux la tradition ce qui aide à être beaucoup plus confiant dans la manière de définir son identité.

Lorsque le Pape a dit que les racines de l’Europe sont chrétiennes et grecques, il veut peut-être dire que l’Europe n’a pas besoin d’un dialogue avec l’Islam mais plutôt d’un dialogue avec elle même. Cette distorsion du passé est le symptôme de la peur du présent. Cette vision réductrice du passé est le produit de la peur. Retrouver le passé et en avoir une meilleure compréhension permet d’avoir plus de confiance et de résister à ces politiques de l’émotion auxquelles nous assistons aujourd’hui.

Il y a autre chose qui peut nous aider à être en occident et être plus ouvert. Une question simple:dans quels pays, quelles sociétés a t-on la possibilité d’être en accord avec ses valeurs ? Dans les pays à majorité musulmane ou ici en occident ? Face à cette question il ne faut idéaliser aucun pays. Il n’y a aucun pays idéal à la surface de la terre. Il y a des problèmes partout mais au niveau de la vie quotidienne ce qu’on vit au Canada est probablement meilleur que dans tout pays à majorité musulmane.

La Consistance

Il est très important de pouvoir être consistant avec ses propres valeurs parce que la consistance donne confiance et le sentiment de sentir chez soi là où on vit. On se sent bien chez soi lorsqu’on est consistant et en accord avec soi même. S’il faut vivre en contradiction avec soi même comme en Europe où pour être considéré comme ”bon européen” équivaut à être moins musulman, vous n’obtenez en définitive ni des bons européens ni des bons musulmans. Ne pouvant être consistant ils ne se sentent pas à l’aise. Il faut laisser les individus vivre en accord avec leurs valeurs, personne ne peut s’ériger en juge de leur conscience, cela n’est pas conforme aux traditions occidentales. La peur des musulmans risque de mettre l’Occident en contradiction avec ses principes.

La Créativité

Il ne peut y avoir de sentiment positif au sujet de l’identité sans créativité. Il ne suffit pas que que les musulmans occidentaux se sentent occidentaux, ils doivent aussi pouvoir être créatifs au sein de la culture occidentale. Ils doivent pouvoir participer à la création et l’innovation dans tous les domaines. Il est intéressant de noter à cet égard ce qu’en dit la pensée marxiste: si vous produisez sans être impliqué soi même dans le produit de votre effort, vous ressentez un sentiment d’aliénation venant de cette production. Vous avez besoin de vous y retrouver pour bien vous sentir. C’est la même chose avec la culture: si la culture environnante ne reflète rien de vous, si votre contribution culturelle et artistique est inexistante vous n’aurez jamais le sentiment d’appartenance.

Cela se présente dans l’autre sens également. Dans les librairies islamiques vous trouvez seulement des livres écrits par des musulmans, lus par des musulmans et achetés par des musulmans … alors que nous sommes au Canada. C’est une forme de schizophrénie. Il faut pouvoir prendre de la culture environnante et aussi donner. Le sens de l’identité et d’appartenance se produira quand on peut dire Je et Nous. C’est cela la construction positive de l’identité, ce n’est pas seulement Je, c’est aussi Nous. Ce Nous se réalise grâce au troisième C, c’est à dire par la participation à la créativité.

C’est pour cela que nous avons besoin dans la société occidentale d’une institutionnalisation de l’Islam, avec la construction de centres culturels, avec des participants qui prennent la parole, qui écrivent, qui  s’impliquent dans les universités, qui créent des idées et des visions, qui produisent de la littérature, des films, des arts, etc …

La Contribution

La créativité  se transforme en contribution. Je peux m’identifier à une société  si je peux y contribuer.  Partant de la mentalité du ”Nous opposé à Eux” qui correspond à l’identité négative et réactive, nous devons aboutir à une autre mentalité, nous avons besoin d’une révolution intellectuelle, mais à chaque étape nous avons besoin de modestie intellectuelle et d’humilité et point d’arrogance. Nous devons être capable d’écouter, de partager et non pas de dire nous sommes musulmans nous allons vous enseigner, il faut éviter les attitudes du style ”Je possède la vérité, alors écoutez”, ce qui correspond à la vision binaire, à l’esprit dogmatique qui croit qu’il n’a rien à recevoir.

Tout cela est la définition d’une identité qui est plus positive, basée sur les quatre C: Confiance, Consistance, Créativité, Contribution.

La sphère publique:

Dans la sphère publique Il y a quelques principes que nous devons accepter et respecter. Tout d’abord un point important est que la présence en Occident ne doit pas signifier la coupure avec une longue tradition de pensée, de créativité ainsi que les traditions légales, bien au contraire.  Il faut notamment toujours être prêt à reconnaître et respecter la complexité de l’autre et ne jamais réduire l’autre.

Lorsque vous connaissez votre identité dans toute son histoire, sa mémoire, sa tradition, sa complexité, sa contribution et sa complexité, c’est là que vous diffusez autour de vous un message positif. C’est pour cela qu’il faut travailler dans le monde académique, dans la société civile et dans la sphère publique pour diffuser ce type de message. Cela est intéressant car le message envoyé aux concitoyens est qu’ils doivent apprendre, non seulement à votre sujet mais l’aspect positif est que ce regard sur l’autre stimule l’envie d’en apprendre sur soi.

Une présence positive est toujours une présence qui ne s’attend pas à ce que l’autre adopte la même pensée mais qui induit un questionnement de soi et une stimulation de la pensée. En d’autres termes aidez-moi à être meilleur et non pas à suivre les traces de ce que vous êtes. C’est cela la présence interactive et pro-active, c’est de cette façon qu’on doit travailler dans une société plurielle.

Les principes de la sphère publique sont les suivants:

  • La loi du pays doit être respectée par tous. Cela n’a rien de contraire aux principes islamiques. Vous respectez la loi parce que vous avez un contrat avec le pays, vous êtes tenu de respecter ce contrat. Tout citoyen a un contrat moral, un contrat civique, la loi doit être respectée, il n’y a pas de discussion là dessus. S’il peut arriver que certains musulmans pensent autrement il s’agit d’une compréhension erronée et nous nous devons de la rectifier.
  • La distinction et la séparation des autorités: l’état a un rôle et les autorités religieuses ont un autre rôle. Personne au sein de l’état ne peut jouer le rôle de mufti, de prêtre ou de rabbin, ce n’est pas le rôle de l’état de définir qui est le bon juif, le bon musulman, le bon chrétien ou le bon bouddhiste.

C’est pour cela qu’il est important de connaître nos droits dans cette société, il y a des principes qui sont incontestables et il faut s’y tenir. Dans toutes les religions on peut avoir affaire à des conservateurs, des littéralistes, des esprits dogmatiques mais aussi des esprits ouverts, c’est la réalité du paysage religieux. En évitant cette réalité, en traitant uniquement avec certains plutôt que d’autres, on peut être amené à créer plus de problèmes au lieu de trouver des solutions aux tensions présentes.

Les points important sont donc: respecter la loi et respecter la séparation des pouvoirs. Aussi dans le cadre religieux une éducation adaptée prenant en compte la compréhension de l’environnement s’avère nécessaire. Cela demande néanmoins un effort de part et d’autre, car la société doit aussi respecter cette présence en la valorisant, à travers l’éducation, la mémoire, l’histoire commune et en valorisant également les contributions du passé et du présent. C’est ainsi que l’on construit un sentiment d’appartenance en disant aux gens: ”Vous êtes l’un d’entre nous, vous êtes Nous”. Le sentiment d’appartenance est tellement important, c’est un facteur psychologique mais il est lié à des réalités intellectuelles et à des perceptions quotidiennes.

Les domaines à approfondir dans la sphère publique sont:

  • L’éducation et l’éthique: l’enjeu est comment mettre l’éducation au service de l’éthique et promouvoir l’application de l’éthique. Le dernier livre intitulé ”La réforme radicale: éthique islamique et libération” traite de ce sujet à savoir comment promouvoir une éthique islamique pour notre époque aussi bien dans les pays à majorité musulmane qu’en Occident. Nous en avons certainement besoin ici, c’est une discussion critique incontournable et l’éthique est très importante à cet égard.
  • Dans la sphère publique il faut être le témoin de son éthique mais ne pas l’imposer. La non contrainte est le deuxième principe de la sphère publique, chacun peut avoir sa propre éthique mais ne peut l’imposer aux autres. Il faut pouvoir exprimer ses convictions en toute confiance, une façon d’être le témoin de nos principes dans divers domaines (économie, habitudes alimentaires, etc ..), mais il faut se garder de chercher à les imposer.

En définitive que cherche t-on ?

Le discours sur l’identité est né dans le doute, dans le sentiment de menace et dans la peur. Ce qu’on souhaite atteindre c’est une vie paisible, on veut parler de bien-être. On veut se sentir bien chez soi. Chez soi peut être le Canada ou l’Europe. On est chez soi mais on veut s’y sentir bien. La discussion que l’on souhaite avoir c’est à propos du bien-être, à propos de la paix intérieure. Cette discussion doit avoir lieu dans le monde académique et dans la sphère publique avec la condition d’y être perçu comme un enrichissement. Il s’agit vraiment de pouvoir parler de la recherche du sens, la question du pourquoi, la question de l’égo, la question de l’émancipation de soi, en fin de compte une discussion bien spirituelle.

Aujourd’hui les discussions au sujet de l’Islam, du Christianisme tournent toujours autour des conflits, des différences, des tensions et on oublie l’essence: la religion a été et est un chemin vers la paix. C’est le discours tenu par chaque croyant de l’intérieur de sa religion. Par essence les religions ne font pas la promotion des guerres et des conflits. Aujourd’hui on ne cesse de discuter à la périphérie parce qu’on à la merci des émotions. Les émotions sont toujours à la périphérie. On pense être libre mais en réalité on répond à des signaux et stimulations qui nous pousse à réagir d’une certaine façon.

Dans la sphère publique, en abordant l’identité de manière positive on finira par parler des questions qui sont vraiment essentielles, et c’est autour de cela qu’on doit se rassembler.

Si vous allez en Afrique et vous parlez à ceux qui font face à la pauvreté, ou ailleurs à ceux qui subissent des discriminations, des individus à nos frontières qui sont traités comme des criminels, si vous prenez aux sérieux les questions qu’ils posent alors vous vous demandez: pourquoi ? Que cherchons-nous en définitive ? La dignité ou l’argent ? Les principes ou l’intérêt ? C’est pour cela qu’il est important de parler de tout ça dans le monde académique, c’est là que chacun d’entre nous, étudiants, enseignants et quiconque impliqué dans ce type de discussion ou dans le dialogue inter-religieux, nous devons atteindre une compréhension profonde et poser les vraies questions: que souhaitons nous réaliser ? Quel type d’effort intellectuel ou d’humilité intellectuelle voulons nous promouvoir dans notre société ?  Et quel type de dialogue aussi ?

C’est cela l’approche qui nous aidera à écouter les autres et à mieux parler aux autres. Ce qui nous amène au dernier C qui est la Communication. La communication est centrale pour ce sujet.

En fin de compte on retiendra qu’il faut éviter l’identité négative, réactive et sans pouvoir, il faut promouvoir une identité positive douée d’une faculté de changement et de contribution. Partant de cette discussion sur l’identité nous devrions pouvoir nous retrouver dans la contribution et le sentiment d’appartenance. Et cela est en train de se produire à la base. On voit des signaux que les choses sont en train de bouger mais nous avons besoin d’être plus impliqué dans tout cela. Les universités peuvent à cet égard jouer un rôle de leader dans cette tendance qui se résume à: Parlons de l’identité d’une manière positive et cultivons un sens commun de l’appartenance.

Propos recueillis par Youssef Islah, membre de Présence Musulmane Toronto

Tous droits réservés © 2010 Presence Musulmane
Publié le 4 avril 2010 avec l'aimable autorisation de Presence Musulmane

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Source : Présence musulmane
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