Compte rendu de la Conférence donnée par le
Professeur Tariq Ramadan à l’Université Carleton
(Ottawa) le 19 Mars 2010
Dans son introduction Pr Tariq Ramadan a d’abord tenu à
souligner l’importance de la nuance entre Musulmans
occidentaux et Musulmans de l’Occident. L’Islam
est une religion occidentale et les Musulmans
occidentaux sont à la fois entièrement musulmans du
point de vue religieux et entièrement occidentaux du
point de vue culturel.
Il faut aussi noter qu’il existe des cultures
occidentales et non pas une seule culture occidentale.
Dans le cas du Canada les spécificités du Québec et du
reste du Canada en sont une illustration. Les musulmans
occidentaux font face à ces deux dimensions, culture et
religion. L’identité est multiple.
Dans la deuxième partie de son introduction Pr
Ramadan a expliqué pourquoi la question de
l’identité est tellement actuelle. Pourquoi est-on si
intéressé ou si dérangé par cette question ? Quelle est
mon identité ? Quelle est votre identité ? La discussion
sur l’identité est révélatrice de quelque chose de
profond dans la réalité d’aujourd’hui. Cette quasi
obsession autour de cette question de l’identité est
psychologiquement symptomatique d’un sentiment de doute,
d’un sentiment de menace, d’une difficulté de se
définir.
Nous vivons en effet dans un monde où il devient de plus
en plus difficile de se définir. Qui suis-je dans ce
monde ? Les anciens repères qui nous permettaient de
définir notre relation à notre environnement se sont
perdus.
La globalisation des communications, les diverses
cultures du monde nous menacent et nous questionnent sur
notre identité. A cela s’ajoute la migration des
populations qui ne cesse d’augmenter, il faut d’ailleurs
rappeler que les sociétés occidentales ne peuvent
survivre économiquement sans l’addition de populations
venant de l’étranger. C’est un fait et une réalité.
Alors qui sommes-nous maintenant ? Nous regardons le
monde à travers nos postes de télé et nous le regardons
également dans nos rues. Dans nos rues les couleurs
changent, les tenues vestimentaires changent, … Ces gens
se disent Canadiens mais ce ne sont pas les Canadiens
auxquels je suis habitué… Alors qui suis-je et comment
se dessine l’avenir ?
Lors de récentes discussions avec des citoyens de
Rotterdam, ceux-ci ont dit qu’ils ne se sentent plus
chez eux dans cette ville, ils sont désorientés par la
présence des nouveaux habitants: ce ne sont pas les
personnes qu’ils connaissaient ou dont ils avaient
l’habitude.
Cette discussion sur l’identité est donc empreinte de ce
sentiment de menace, de ce doute à propos de soi … Nous
devons en examiner les causes et essayer de construire
une approche positive à cette question problématique et
a-priori négative. Nous devons y faire face et non pas
la refouler.
Dans la troisième partie de son introduction Pr Ramadan
a souligné que nous vivons en fait une double crise.
(Au passage il a aussi rappelé que d’une part le
problème de l’identité ne se pose pas seulement dans les
pays occidentaux, d’autre part il n’a pas que des
aspects négatifs. Mis à part les frictions avec les
nouveaux voisins, il y a des choses qui sont perçues
positivement comme les succès sportifs au football, les
apports culinaires, etc …)
Il y a double crise parce que la communauté musulmane en
occident traverse également une crise d’identité. Il y a
une première, deuxième et parfois même une troisième
génération. Je regarde mon père et ma mère et je réalise
que je suis différent. Il se peut qu’on ne parle pas la
même langue, qu’on n’ait pas la même mentalité, la même
culture, la même compréhension .. et même la façon de
vivre nos principes religieux peut être différente.
Par leur présence en Occident les musulmans questionnent
également leur identité. Qui sommes nous et comment
gérer le fait d’être à la fois canadien ou européen et
musulman.
Il y a donc une double crise, ces deux crises se
retrouvent dans notre société, ici et maintenant.
Cette crise a une dimension psychologique. Les individus
doutent d’eux mêmes et se questionnent: qui suis je, que
vais je devenir et que faire de tout cela ? Et lorsqu’on
traverse une crise on peut être tenté de penser que la
seule façon de l’aborder c’est de manière intellectuelle
ce qui n’est que partiellement correct car la crise a
une dimension psychologique. En situation de crise on ne
prête pas vraiment attention à ce que dit l’autre, on a
plutôt tendance à entendre ce qu’on ressent dans ce que
dit l’autre. Notre sens de l’écoute est perturbé en
situation de crise. Il y a une atmosphère chargée
d’émotions et les émotions ne favorisent pas l’écoute.
Lorsque vous êtes sous pression, tendu et nerveux, vous
pouvez parler mais vous écoutez moins. Parfois vous
dites: je n’ai pas entendu ce que vous avez dit mais je
me suis exprimé.
C’est souvent le cas aujourd’hui dans les sociétés
occidentales autour de la question identitaire. Les deux
côtés s’expriment mais ne s’écoutent pas.
Les musulmans sont aussi dans cette attitude réactive.
Ils sont sous pression et ont du mal à percevoir la
crise vécue par les autres. En Occident cette discussion
est causée par la présence musulmane venue avec les
immigrants. Et pourtant les migrations de populations ne
sont pas chose nouvelle. Le Canada par exemple est un
pays d’immigrants. Les immigrants n’y sont pas
perçus comme en Europe, c’est une tradition canadienne.
En Europe les immigrants sont perçus comme un gros
problème. L’Europe essaie de se ”protéger” en créant des
lois alors que nous savons très bien que l’Europe a
besoin de ces immigrants qu’elle stigmatise. Il n’y pas
d’autre choix que de trouver une solution à cela.
Les immigrants d’hier étaient perçus selon leur pays
d’origine: Pakistan, Turquie, Afrique du Nord, etc
… Maintenant ils sont perçus comme musulmans. L’Islam
est le point commun de ces populations immigrées et
l’Europe doit faire face à cette réalité transnationale.
L’Europe s’est mise à projeter une variété de problèmes
tels que: nous avons un problème avec l’Islam, l’Islam a
un problème avec la modernité, problème d’autorité,
problème de laïcité, … Entre l’Islam et l’Occident il y
a des problèmes, ce n’est pas nouveau. Dans le passé les
orientalistes en ont parlé et les musulmans en ont parlé
également, mais de façon différente.
La discussion sur l’identité a donc aussi une dimension
historique, accompagnée d’une double crise d’identités
discordantes et d’attentes discordantes. Cette
discussion commence avec la question: qui suis je , et
de là connaître qui vous êtes, avec le potentiel
que cela se transforme en un antagonisme: Nous en
opposition à Eux. C’est pour cela que nous devons
prendre en compte les multiples dimensions de
l’identité, et ce n’est pas seulement une discussion
d’ordre intellectuel. Il s’agit d’une réalité à facettes
multiples. Il s’agit d’une réalité intellectuelle
et spirituelle.
La définition négative et réactive de l’identité est la
définition qui semble revenir en permanence. Négative
parce que l’on se définit par ce que l’on n’est pas.
Cette façon de se définir par différenciation n’est pas
positive: je veux savoir qui vous êtes et je me définis
loin de ce que vous êtes. C’est une attitude réactive,
négative et sur la défensive. Elle comporte des risques:
Le risque de l’arrogance qui découle d’un esprit
dogmatique. L’esprit dogmatique n’est pas restreint à
l’esprit religieux, il est également présent dans les
esprits rationalistes non religieux. Qu’est-ce qu’un
esprit dogmatique ? C’est un esprit qui regarde les
choses à travers une vision binaire. J’ai raison, et de
là il n’y qu’une conclusion possible: vous avez tort.
L’esprit dogmatique construit une réalité d’opposition
entre Nous et Eux. On a pu voir ça dans des discussions
religieuses mais aujourd’hui le dogmatisme est entré
dans la discussion sur l’identité. Ceci est ”notre
culture”, cela est Nous donc vous n’en faites pas
partie. A titre d’exemple il y a eu un débat officiel en
France qui a duré six mois et qui a porté sur l’identité
nationale. Que signifie l’identité nationale ? En
principe cette discussion avait pour but de rassembler
mais en réalité elle a tracé les contours du Nous pour
mieux situer qui est à l’intérieur et qui est à
l’extérieur. Le but était de définir le nous pour
désigner les gens qui n’en font pas partie.
Il y a donc cette vision binaire potentiellement
dogmatique, potentiellement arrogante, arrogance dont la
source n’est pas toujours un excès de confiance en soi
mais aussi un état de doute. Le doute et le manque de
confiance dans les discussions intellectuelles peuvent
souvent conduire vers des attitudes dogmatiques.
Les Universités sont un lieu privilégié pour résister
à ces émotions à la base de ces identités réactives.
Nous devons confronter ces problèmes et en parler. Nous
devons nous éloigner de l’identité de type négatif
et réactif et construire une identité ouverte et
positive, nous devons en parler et y travailler.
Avec la question de l’Islam et de la présence musulmane
nous devons diffuser cette approche positive et cette
pensée critique au sein de la communauté musulmane, et
en venir à des choses plus profondes, plus enracinées
dans nos propres traditions.
Le chemin à parcourir n’est donc pas seulement
d’ordre intellectuel, c’est aussi un cheminement
spirituel, non seulement pour les croyants mais
également pour les athées ou non-croyants, car lorsqu’on
parle d’identité, on parle de soi, on parle de soi comme
sujet .
En parlant de soi le danger est l’égo qui peut se
transformer en arrogance. Discuter de
l’identité nécessite donc de l’humilité intellectuelle
et de la modestie. Souvent la modestie est associée à
l’apparence vestimentaire, mais en fait c’est aussi dans
la façon de penser
L’humilité est aussi très importante dans cette
discussion. Lorsque par exemple vous lisez des livres
où des esprits complexes traitent de sujets très
complexes qui sont difficiles à saisir, l’humilité
intellectuelle est une attitude naturelle. C’est l’état
d’esprit à avoir devant la question de la société
plurielle. Il ne peut y avoir de société plurielle si on
persiste dans la voie de l’arrogance, du dogmatisme,
sans être ouvert et sans maîtriser nos émotions car ce
cheminement est à la fois intellectuel et spirituel.
L’humilité et la maîtrise de l’égo sont très importants,
l’égo peut être une prison créée par soi même.
Dans ce cheminement où l’on essaie d’éviter le
dogmatisme, l’arrogance, où on essaie de faire preuve
d’humilité et de modestie intellectuelle, il y a un
autre important danger à éviter: il s’agit de
l’aliénation. L’aliénation est l’attitude qui consiste à
se voir et à se définir à travers le regard de l’autre.
Cela peut apparaître comme une approche positive mais
cela revient à s’abandonner à un intermédiaire.
L’aliénation c’est ne pas être un sujet mais plutôt
devenir l’objet de la vision des autres. Souvent chez
les musulmans on remarque une certaine confiance dans le
discours mais au delà de cette apparence superficielle
il y a une certaine forme d’aliénation qui consiste à se
définir à la façon dont on est perçu et jugé par les
autres. Pr Ramadan cite à titre d’exemple que parfois au
cours d’une conférence certains musulmans observent les
non-musulmans et si ceux là apprécient la conférence ils
l’apprécient également. C’est cela l’aliénation, lorsque
vous n’avez pas assez de confiance en vous même et vous
attendez une confirmation dans le regard des autres.
Il est donc important de construire un discours qui
cherche à améliorer la compréhension au lieu d’un
discours qui cherche à plaire. Cette dimension relative
à l’identité est profonde. C’est donc un sujet complexe
où on est confronté à des dimensions intellectuelles,
ainsi qu’à la psychologie et à des phénomènes tels que
l’aliénation.
Alors comment aborder cela aujourd’hui lorsqu’en tant
que musulmans occidentaux nous sommes amenés à parler
d’identité et de quelle façon dans notre manière d’en
parler peut on aider nos concitoyens à tirer le meilleur
de cette discussion et de faire comprendre que notre
présence est un enrichissement ? Comment faire
comprendre qu’à travers notre questionnement et notre
recherche de réponses nous pouvons également aider les
personnes autour de nous ? C’est à nous de promouvoir
une discussion positive et constructive qui sera le
miroir de notre quête commune et non pas un miroir
négatif de nos différences .. ce qui était le point de
départ de cette conférence.
Pr Ramadan rappelle que les moyens sont décrits dans le
livre intitulé ”Mon intime conviction”. Il s’agit des
sept C. Il insistera ici sur quatre d’entre eux:
La Confiance
Il s’agit d’être un sujet, je suis qui je suis en toute
confiance. Je dois pouvoir atteindre une définition
intellectuelle de moi même venant de l’intérieur et non
par opposition à mon environnement, tout en gardant une
humilité intellectuelle, c’est à dire je connais mes
principes et j’essaie simplement de m’améliorer … et
aussi ne pas me définir dans le regard de l’autre, non
pas que le regard de l’autre est nécessairement mauvais,
je peux l’utiliser pour construire mais s’abandonner
uniquement au regard de l’autre c’est cela qui est
mauvais, il faut pouvoir utiliser le regard de l’autre
sans en être captif. C’est cela la confiance.
Maintenant que la confiance a été définie, nous devons
définir ce qu’est l’identité qui vient de l’intérieur de
soi. Comment faire cela ? Que peut-on attendre des
musulmans à ce sujet dans le monde académique, dans la
société civile, et ailleurs ? En fait tout être humain
doit jouer un rôle dans cette question, c’est un enjeu
commun à tous.
Le premier aspect dans la définition de l’identité est
la mémoire. Je deviens un sujet si je cultive me
mémoire, c’est à dire que ma réalité est liée à une
mémoire, à une histoire, au fait que je viens de quelque
part. Si quelqu’un se met à dire aux musulmans canadiens
d’oublier leur pays d’origine, que c’est la seule façon
d’être bien ici, ce n’est certainement pas un bon
message. La question est comment vivre avec sa mémoire
tout en construisant sa présence ici. Renier son passé,
renier sa mémoire et ne pas les valoriser, cela est
destructif . Les musulmans venant du Maroc, du Pakistan,
d’Iran etc .. et même les nouveaux convertis à l’Islam ,
ne doivent pas oublier leur passé, ne doivent pas se
couper de leurs racines, leur mémoire est leur richesse
et c’est une partie d’eux-mêmes. Pr Ramadan rappelle que
lorsqu’on lui pose la question de son identité il dit
toujours ”n’oubliez pas que je suis égyptien de mémoire,
c’est très important car c’est ma richesse, c’est là
d’où je viens”.
Les écoles doivent célébrer la diversité des mémoires
qui font notre histoire commune, sinon il y a quelque
chose qui manque. On ne peut se sentir à l’aise dans une
identité tronquée de son passé et de sa mémoire. Cela
fait partie du problème, l’histoire n’est pas assez
enseignée. Aujourd’hui nous ne sommes pas au niveau
requis par une société plurielle, nous devons traiter
avec l’histoire, nous devons mieux connaître l’histoire.
Pr Ramadan mentionne qu’il était au Maroc et qu’il y
avait une grande discussion au sujet de
l’opportunité d’enseigner l’extermination des juifs au
Maroc. Une personne a dit : ”Non, Non, Non ce n’est pas
notre histoire, nous ne voulons pas être colonisés”, et
quelqu’un d’autre a dit:”La raison de tout cela est
qu’il y a des lobbies pro-israélien au Maroc qui
poussent dans cette direction”. Pr Ramadan a fait la
réflexion que même si certaines parties peuvent avoir un
agenda, il faut être fidèle à ses principes, bien sûr
qu’il faut enseigner ce qui s’est passé en Europe, c’est
du savoir, et en avoir la connaissance vous permettra
aussi de dire nous n’avons pas participé à cela. Mais ce
n’est pas parce que vous n’y avez pas participé que vous
ne devez pas apprendre ce qui s’est passé, il faut en
profiter pour comprendre pourquoi l’Europe a un problème
avec ça. Il ne doit pas y avoir de censure de la
connaissance, de l’histoire, des faits et des
interprétations.
Il est donc important d’être enraciné et d’avoir un sens
de l’histoire. Pr Ramadan recommande à tout musulman
canadien et à tout canadien tout court de se connecter
avec l’histoire car c’est là le moyen de trouver une
compréhension profonde des choses au delà des réactions
immédiates et émotionnelles.
Les traditions représentent un autre important aspect de
l’identité. En Islam il y a les traditions légales, les
traditions des sciences islamiques. Il est faux de
croire que les traditions sont statiques alors que la
modernité s’inscrit dans le mouvement. Par définition
une tradition est toujours en mouvement , les traditions
ne sont pas statiques. Que signifie qu’une tradition est
en mouvement ? Cela signifie que les gens vivent en
accord avec leur époque. Une tradition est toujours liée
à une culture. Les étudiants en sciences islamiques
devraient se concentrer sur l’étude des traditions et
leur mouvement et de quelle façon se fait le lien avec
les diverses cultures. Dans la tradition légale
islamique il y a la notion de al’urf , c’est à
dire la culture. Dans la tradition légale islamique on a
toujours cherché à être consistant avec les principes
dans le cadre d’une culture donnée. Il n’y a pas
toujours eu de musulmans en Afrique de l’ouest ou en
Inde, cette entrée de l’Islam dans un nouvel
environnement a nécessité un certain travail. Même entre
Médine et le Yémen, à l’époque du Prophète (que la paix
et le salut d’Allah soient sur Lui) il y avait des
différences culturelles. A la question de savoir comment
il va délivrer ses jugements une fois au Yémen, Mu’ad
Ibnou Jabal a répondu je m’appuierai sur le Coran, et
que si la réponse n’est pas dans le Coran je suivrai la
tradition prophétique, et si la réponse n’est pas dans
la tradition je ferai travailler mon esprit. Bien que
faisant partie de la pure tradition islamique émergente,
Mu’ad Ibnou Jabal était résolu à faire des ajustements
intellectuels qui s’avèreraient nécessaires dans un
nouvel environnement.
On voit bien qu’il y a un dynamisme, l’identité se
rattache à une tradition qui n’est jamais statique, elle
se construit au fur et à mesure. C’est un cheminement
intellectuel que nous devons garder à l’esprit dans la
discussion sur l’histoire.
La façon d’appréhender la tradition (qui n’est pas
statique), la façon d’appréhender la culture et
nos références, être capable d’avoir une pensée
critique, tout cela vient de la pensée islamique. Ce
n’est pas facile mais nous devons doter les musulmans
canadiens de cette connaissance de la mémoire, de
l’histoire, des traditions légales ainsi que de la
connexion historique entre la civilisation islamique et
la civilisation occidentale, civilisations qui n’étaient
pas séparées et fermées.
Nous devons donc défier cette construction idéologique
de notre époque qui consiste à simplement dire qui vous
êtes et qui vous n’êtes pas.
En plus de la mémoire, de l’histoire, de la tradition et
des références légales, il y a un autre aspect de
l’identité: c’est un ensemble de valeurs. Lorsqu’on
discute des traditions et de cette pensée critique, on
se pose aussi la question du pourquoi et du comment on a
produit des valeurs et quelles sont ces valeurs. C’est
une discussion qui est profonde et qui fait partie d’une
construction positive et constructive de notre identité,
c’est une approche positive qui vient de l’intérieur.
Comment construire cette identité en restant confiant ?
Il faut garder à l’esprit que ce que traversent les
musulmans canadiens est similaire à ce qu’ont vécu
certains musulmans en Afrique, en Asie ou ailleurs. Ils
ont construit leur identité, ils sont devenus les sujets
de leur histoire parce qu’ils connaissent leurs
traditions, leurs valeurs et les dynamiques intérieures
et aussi parce qu’ils ont une mémoire. C’est quelque
chose que l’ont cultiver positivement et ne pas rejeter
la culture occidentale. Nous ne sommes pas contre et
nous pouvons y prendre des choses, c’est un mouvement,
c’est ainsi que l’on comprend mieux certains de nos
principes tels ”La sagesse est la propriété du
musulman”, il faut la prendre là où la trouve, .. ou
encore ”Le principe en toute chose est la permission”,
c’est comme cela que nos traditions se sont construites,
c’est pour cette raison que la civilisation islamique
était si ouverte. Au lieu d’être sur la défensive et en
étant ouvert on comprend mieux la tradition ce qui aide
à être beaucoup plus confiant dans la manière de définir
son identité.
Lorsque le Pape a dit que les racines de l’Europe sont
chrétiennes et grecques, il veut peut-être dire que
l’Europe n’a pas besoin d’un dialogue avec l’Islam mais
plutôt d’un dialogue avec elle même. Cette distorsion du
passé est le symptôme de la peur du présent. Cette
vision réductrice du passé est le produit de la peur.
Retrouver le passé et en avoir une meilleure
compréhension permet d’avoir plus de confiance et de
résister à ces politiques de l’émotion auxquelles nous
assistons aujourd’hui.
Il y a autre chose qui peut nous aider à être en
occident et être plus ouvert. Une question simple:dans
quels pays, quelles sociétés a t-on la possibilité
d’être en accord avec ses valeurs ? Dans les pays à
majorité musulmane ou ici en occident ? Face à cette
question il ne faut idéaliser aucun pays. Il n’y a aucun
pays idéal à la surface de la terre. Il y a des
problèmes partout mais au niveau de la vie quotidienne
ce qu’on vit au Canada est probablement meilleur que
dans tout pays à majorité musulmane.
La Consistance
Il est très important de pouvoir être consistant avec
ses propres valeurs parce que la consistance donne
confiance et le sentiment de sentir chez soi là où on
vit. On se sent bien chez soi lorsqu’on est consistant
et en accord avec soi même. S’il faut vivre en
contradiction avec soi même comme en Europe où pour être
considéré comme ”bon européen” équivaut à être moins
musulman, vous n’obtenez en définitive ni des bons
européens ni des bons musulmans. Ne pouvant être
consistant ils ne se sentent pas à l’aise. Il faut
laisser les individus vivre en accord avec leurs
valeurs, personne ne peut s’ériger en juge de leur
conscience, cela n’est pas conforme aux traditions
occidentales. La peur des musulmans risque de mettre
l’Occident en contradiction avec ses principes.
La Créativité
Il ne peut y avoir de sentiment positif au sujet de
l’identité sans créativité. Il ne suffit pas que que les
musulmans occidentaux se sentent occidentaux, ils
doivent aussi pouvoir être créatifs au sein de la
culture occidentale. Ils doivent pouvoir participer à la
création et l’innovation dans tous les domaines. Il est
intéressant de noter à cet égard ce qu’en dit la pensée
marxiste: si vous produisez sans être impliqué soi même
dans le produit de votre effort, vous ressentez un
sentiment d’aliénation venant de cette production. Vous
avez besoin de vous y retrouver pour bien vous sentir.
C’est la même chose avec la culture: si la culture
environnante ne reflète rien de vous, si votre
contribution culturelle et artistique est inexistante
vous n’aurez jamais le sentiment d’appartenance.
Cela se présente dans l’autre sens également. Dans les
librairies islamiques vous trouvez seulement des livres
écrits par des musulmans, lus par des musulmans et
achetés par des musulmans … alors que nous sommes au
Canada. C’est une forme de schizophrénie. Il faut
pouvoir prendre de la culture environnante et aussi
donner. Le sens de l’identité et d’appartenance se
produira quand on peut dire Je et Nous. C’est cela la
construction positive de l’identité, ce n’est pas
seulement Je, c’est aussi Nous. Ce Nous se réalise grâce
au troisième C, c’est à dire par la participation à la
créativité.
C’est pour cela que nous avons besoin dans la
société occidentale d’une institutionnalisation de
l’Islam, avec la construction de centres culturels, avec
des participants qui prennent la parole, qui écrivent,
qui s’impliquent dans les universités, qui créent
des idées et des visions, qui produisent de la
littérature, des films, des arts, etc …
La Contribution
La créativité se transforme en contribution. Je
peux m’identifier à une société si je peux y
contribuer. Partant de la mentalité du ”Nous
opposé à Eux” qui correspond à l’identité négative et
réactive, nous devons aboutir à une autre mentalité,
nous avons besoin d’une révolution intellectuelle, mais
à chaque étape nous avons besoin de modestie
intellectuelle et d’humilité et point d’arrogance. Nous
devons être capable d’écouter, de partager et non pas de
dire nous sommes musulmans nous allons vous enseigner,
il faut éviter les attitudes du style ”Je possède la
vérité, alors écoutez”, ce qui correspond à la vision
binaire, à l’esprit dogmatique qui croit qu’il n’a rien
à recevoir.
Tout cela est la définition d’une identité qui est plus
positive, basée sur les quatre C: Confiance,
Consistance, Créativité, Contribution.
La sphère publique:
Dans la sphère publique Il y a quelques principes que
nous devons accepter et respecter. Tout d’abord un point
important est que la présence en Occident ne doit pas
signifier la coupure avec une longue tradition de
pensée, de créativité ainsi que les traditions légales,
bien au contraire. Il faut notamment toujours être
prêt à reconnaître et respecter la complexité de l’autre
et ne jamais réduire l’autre.
Lorsque vous connaissez votre identité dans toute son
histoire, sa mémoire, sa tradition, sa complexité, sa
contribution et sa complexité, c’est là que vous
diffusez autour de vous un message positif. C’est pour
cela qu’il faut travailler dans le monde académique,
dans la société civile et dans la sphère publique pour
diffuser ce type de message. Cela est intéressant car le
message envoyé aux concitoyens est qu’ils doivent
apprendre, non seulement à votre sujet mais l’aspect
positif est que ce regard sur l’autre stimule l’envie
d’en apprendre sur soi.
Une présence positive est toujours une présence qui ne
s’attend pas à ce que l’autre adopte la même pensée mais
qui induit un questionnement de soi et une stimulation
de la pensée. En d’autres termes aidez-moi à être
meilleur et non pas à suivre les traces de ce que vous
êtes. C’est cela la présence interactive et pro-active,
c’est de cette façon qu’on doit travailler dans une
société plurielle.
Les principes de la sphère publique sont les suivants:
-
La loi du pays doit être respectée par tous. Cela
n’a rien de contraire aux principes islamiques. Vous
respectez la loi parce que vous avez un contrat avec
le pays, vous êtes tenu de respecter ce contrat.
Tout citoyen a un contrat moral, un contrat civique,
la loi doit être respectée, il n’y a pas de
discussion là dessus. S’il peut arriver que certains
musulmans pensent autrement il s’agit d’une
compréhension erronée et nous nous devons de la
rectifier.
-
La distinction et la séparation des autorités:
l’état a un rôle et les autorités religieuses ont un
autre rôle. Personne au sein de l’état ne peut jouer
le rôle de mufti, de prêtre ou de rabbin, ce n’est
pas le rôle de l’état de définir qui est le bon
juif, le bon musulman, le bon chrétien ou le bon
bouddhiste.
C’est pour cela qu’il est important de connaître nos
droits dans cette société, il y a des principes qui sont
incontestables et il faut s’y tenir. Dans toutes les
religions on peut avoir affaire à des conservateurs, des
littéralistes, des esprits dogmatiques mais aussi des
esprits ouverts, c’est la réalité du paysage religieux.
En évitant cette réalité, en traitant uniquement avec
certains plutôt que d’autres, on peut être amené à créer
plus de problèmes au lieu de trouver des solutions aux
tensions présentes.
Les points important sont donc: respecter la loi et
respecter la séparation des pouvoirs. Aussi dans le
cadre religieux une éducation adaptée prenant en compte
la compréhension de l’environnement s’avère nécessaire.
Cela demande néanmoins un effort de part et d’autre, car
la société doit aussi respecter cette présence en la
valorisant, à travers l’éducation, la mémoire,
l’histoire commune et en valorisant également les
contributions du passé et du présent. C’est ainsi que
l’on construit un sentiment d’appartenance en disant aux
gens: ”Vous êtes l’un d’entre nous, vous êtes Nous”. Le
sentiment d’appartenance est tellement important, c’est
un facteur psychologique mais il est lié à des réalités
intellectuelles et à des perceptions quotidiennes.
Les domaines à approfondir dans la sphère publique sont:
-
L’éducation et l’éthique: l’enjeu est comment mettre
l’éducation au service de l’éthique et promouvoir
l’application de l’éthique. Le dernier livre
intitulé ”La réforme radicale: éthique islamique et
libération” traite de ce sujet à savoir comment
promouvoir une éthique islamique pour notre époque
aussi bien dans les pays à majorité musulmane qu’en
Occident. Nous en avons certainement besoin ici,
c’est une discussion critique incontournable et
l’éthique est très importante à cet égard.
-
Dans la sphère publique il faut être le témoin de
son éthique mais ne pas l’imposer. La non contrainte
est le deuxième principe de la sphère publique,
chacun peut avoir sa propre éthique mais ne peut
l’imposer aux autres. Il faut pouvoir exprimer ses
convictions en toute confiance, une façon d’être le
témoin de nos principes dans divers domaines
(économie, habitudes alimentaires, etc ..), mais il
faut se garder de chercher à les imposer.
En définitive que cherche t-on ?
Le discours sur l’identité est né dans le doute, dans le
sentiment de menace et dans la peur. Ce qu’on souhaite
atteindre c’est une vie paisible, on veut parler de
bien-être. On veut se sentir bien chez soi. Chez soi
peut être le Canada ou l’Europe. On est chez soi mais on
veut s’y sentir bien. La discussion que l’on souhaite
avoir c’est à propos du bien-être, à propos de la paix
intérieure. Cette discussion doit avoir lieu dans le
monde académique et dans la sphère publique avec la
condition d’y être perçu comme un enrichissement. Il
s’agit vraiment de pouvoir parler de la recherche du
sens, la question du pourquoi, la question de l’égo, la
question de l’émancipation de soi, en fin de compte une
discussion bien spirituelle.
Aujourd’hui les discussions au sujet de l’Islam, du
Christianisme tournent toujours autour des conflits, des
différences, des tensions et on oublie l’essence: la
religion a été et est un chemin vers la paix. C’est le
discours tenu par chaque croyant de l’intérieur de sa
religion. Par essence les religions ne font pas la
promotion des guerres et des conflits. Aujourd’hui on ne
cesse de discuter à la périphérie parce qu’on à la merci
des émotions. Les émotions sont toujours à la
périphérie. On pense être libre mais en réalité on
répond à des signaux et stimulations qui nous pousse à
réagir d’une certaine façon.
Dans la sphère publique, en abordant l’identité de
manière positive on finira par parler des questions qui
sont vraiment essentielles, et c’est autour de cela
qu’on doit se rassembler.
Si vous allez en Afrique et vous parlez à ceux qui font
face à la pauvreté, ou ailleurs à ceux qui subissent des
discriminations, des individus à nos frontières qui sont
traités comme des criminels, si vous prenez aux sérieux
les questions qu’ils posent alors vous vous demandez:
pourquoi ? Que cherchons-nous en définitive ? La dignité
ou l’argent ? Les principes ou l’intérêt ? C’est pour
cela qu’il est important de parler de tout ça dans le
monde académique, c’est là que chacun d’entre nous,
étudiants, enseignants et quiconque impliqué dans ce
type de discussion ou dans le dialogue inter-religieux,
nous devons atteindre une compréhension profonde et
poser les vraies questions: que souhaitons nous réaliser
? Quel type d’effort intellectuel ou d’humilité
intellectuelle voulons nous promouvoir dans notre
société ? Et quel type de dialogue aussi ?
C’est cela l’approche qui nous aidera à écouter les
autres et à mieux parler aux autres. Ce qui nous amène
au dernier C qui est la Communication. La communication
est centrale pour ce sujet.
En fin de compte on retiendra qu’il faut éviter
l’identité négative, réactive et sans pouvoir, il faut
promouvoir une identité positive douée d’une faculté de
changement et de contribution. Partant de cette
discussion sur l’identité nous devrions pouvoir nous
retrouver dans la contribution et le sentiment
d’appartenance. Et cela est en train de se produire à la
base. On voit des signaux que les choses sont en train
de bouger mais nous avons besoin d’être plus impliqué
dans tout cela. Les universités peuvent à cet égard
jouer un rôle de leader dans cette tendance qui se
résume à: Parlons de l’identité d’une manière positive
et cultivons un sens commun de l’appartenance.
Propos recueillis par Youssef Islah, membre de Présence
Musulmane Toronto
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Publié le 4 avril 2010 avec
l'aimable autorisation de Presence Musulmane