Des prisonniers sont morts après avoir
été soumis à des actes de torture en
Libye ces dernières semaines et ces
derniers mois, alors que la torture et
les mauvais traitements sont infligés de
manière généralisée aux combattants
pro-Kadhafi et aux loyalistes présumés,
a déclaré Amnesty International jeudi 26
janvier.
Les délégués d’Amnesty International se
sont entretenus en Libye avec des
prisonniers incarcérés à Tripoli et aux
alentours, à Misratah et à Gheryan. Ils
présentaient des marques visibles
indiquant qu’ils avaient subi des actes
de torture au cours des derniers jours
et des dernières semaines, notamment des
blessures ouvertes sur le crâne, les
bras et les jambes, le dos et d’autres
parties du corps.
Ces actes de torture sont infligés par
des entités militaires et des services
de sécurité officiellement reconnus,
ainsi que par un grand nombre de milices
armées opérant en dehors de tout cadre
légal.
« Après toutes les promesses faites de
placer les centres de détention sous
contrôle, il est affligeant de constater
qu’il n’y a pas d’amélioration
concernant le recours à la torture, a
déploré depuis la Libye Donatella Rovera,
principale conseillère d’Amnesty
International pour les situations de
crise.
« Nous n’avons connaissance d’aucune
véritable enquête menée sur les cas de
torture, et ni les victimes ni les
familles des prisonniers morts en
détention n’ont eu de recours en vue
d’obtenir justice ou des réparations
pour ce qu’elles ont subi.
« Si de nombreux détenus nous ont
raconté les tortures qu’ils ont subies,
certains étaient trop effrayés pour se
confier, craignant des sévices encore
plus violents s’ils parlaient, et se
sont contentés de nous montrer leurs
blessures. »
Les prisonniers, des Libyens et des
ressortissants de pays d’Afrique
subsaharienne, ont raconté à Amnesty
International qu’ils avaient été
suspendus dans des positions
contorsionnées, battus des heures durant
avec des fouets, des câbles, des tubes
en plastique, des bâtons, des chaînes et
des barres métalliques, et qu’ils
avaient reçu des décharges électriques
infligées à l’aide de câbles sous
tension et de pistolets semblables à des
Taser.
Les types de blessures observées
corroborent leurs témoignages. Les
rapports médicaux qu’a pu consulter
Amnesty International confirment
également le recours à la torture contre
plusieurs détenus, dont certains sont
morts en détention.
La majorité des prisonniers pris pour
cibles sont des Libyens qui seraient
restés fidèles au colonel Mouammar
Kadhafi au cours du récent conflit.
Quant aux étrangers, pour la plupart
originaires d’Afrique subsaharienne, ils
continuent d’être placés en détention de
façon aléatoire, notamment en raison de
leur situation irrégulière, et sont
parfois torturés.
Les détenus sont généralement torturés
au moment de leur arrestation par des
milices armées locales et plus tard lors
des interrogatoires, y compris dans les
centres de détention officiels. Jusqu’à
présent, ils n’ont pas été autorisés à
consulter un avocat. Plusieurs d’entre
eux ont raconté à Amnesty International
qu’ils avaient « avoué » des crimes
qu’ils n’avaient pas commis, uniquement
pour qu’on cesse de les torturer.
À Misratah, les détenus sont torturés
dans un centre d’interrogatoires géré
par la sécurité militaire nationale (Amn
al Jaysh al Watani), ainsi qu’aux
sièges des milices armées.
Le 23 janvier, les délégués d’Amnesty
International se sont entretenus avec
des détenus à Misratah, torturés
quelques heures auparavant. L’un d’entre
eux, toujours incarcéré, a expliqué :
« Ce matin, ils m’ont emmené en haut
pour m’interroger. Cinq hommes en civil
se sont relayés pour me rouer de coups
et me fouetter. […] Ils m’ont suspendu
par les poignets en haut d’une porte
pendant environ une heure, tout en
continuant à me frapper. Ils m’ont aussi
donné des coups de pied. »
Un autre prisonnier a raconté qu’il
avait été frappé sur les blessures qui
lui avaient été infligées le mois
précédent par des miliciens. Voici son
témoignage :
« Hier, ils m’ont frappé avec un câble
électrique, alors que j’avais les mains
menottées derrière le dos et les pieds
attachés. Ils ont menacé de me renvoyer
aux mains des miliciens qui m’avaient
capturé, qui me tueraient. »
Morts en détention
Plusieurs détenus sont morts aux mains
de milices armées à Tripoli et aux
alentours, et à Misratah, dans des
circonstances laissant à penser qu’ils
ont été torturés.
Les proches d’un ancien policier, père
de deux enfants, originaire de Tajura, à
l’est de Tripoli, ont raconté à Amnesty
International qu’il avait été arrêté par
une milice armée locale en octobre 2011
et qu’ils n’avaient pas pu savoir où il
se trouvait pendant près de trois
semaines, jusqu’à ce qu’il puisse
appeler sa femme.
Quelques jours plus tard, sa famille a
été informée par un hôpital de Tripoli
que son corps y avait été transféré.
Amnesty International a vu des photos de
sa dépouille, qui présentait de graves
contusions sur tout le corps et les bras
et les jambes, ainsi que des blessures
ouvertes sur la plante des pieds,
semble-t-il causées par la
falaqa (coups assénés sur la plante
des pieds), une méthode de torture
fréquente en Libye.
À la connaissance d’Amnesty
International, la dernière personne
morte en détention des suites de torture
est Ezzeddine al Ghool, colonel de 43
ans et père de sept enfants, arrêté par
une milice armée à Gheryan, à 100
kilomètres au sud de Tripoli, le 14
janvier.
Son corps, couvert de bleus et de
blessures, a été restitué à sa famille
le lendemain. Les médecins ont confirmé
qu’il avait succombé à ses blessures.
Plusieurs autres hommes détenus à la
même période auraient eux aussi été
torturés. Huit d’entre eux avaient des
blessures graves, qui ont nécessité leur
hospitalisation.
Amnesty International a reçu des
informations concernant des cas
similaires sur lesquels elle mène des
recherches.
L’absence d’enquêtes
Malgré les demandes formulées à maintes
reprises par Amnesty International
depuis mai 2011, les autorités libyennes
de transition, tant au niveau local que
national, n’ont pas mené d'enquêtes
dignes de ce nom sur les cas de torture
et les morts en détention survenues dans
des circonstances suspectes.
Dans tout le pays, la police et la
justice demeurent défaillantes. Tandis
que dans certaines régions, il semble
que les tribunaux traitent des affaires
civiles, les affaires dites « sensibles
» en lien avec des enjeux politiques et
de sécurité ne sont pas prises en
compte.
Un éventail d’organes pour la plupart
non officiels, n’ayant pas de statut
légal, notamment les « comités
judiciaires », mènent des
interrogatoires dans divers centres de
détention, en dehors de tout contrôle du
système judiciaire.
« Jusqu’à présent, force est de
constater que les personnes exerçant le
pouvoir se sont montrées totalement
incapables de prendre des mesures
concrètes pour mettre fin à la torture
et aux mauvais traitements infligés aux
détenus et amener les responsables
présumés de ces agissements à rendre des
comptes, a déclaré Donatella Rovera.
« Nous ne sous-estimons pas les défis
que doivent relever les autorités
libyennes de transition afin de rétablir
le contrôle sur la multitude de milices
armées opérant dans tout le pays, mais
elles doivent agir de manière décisive
pour mettre un terme à la torture. Afin
d’édifier une nouvelle Libye fondée sur
le respect des droits humains, cette
question ne saurait être reléguée au
dernier rang des priorités. »
Amnesty International invite de toute
urgence les autorités libyennes à :
-
ordonner la fermeture de tous les
centres de détention non officiels
et instaurer des mécanismes chargés
de placer tous les centres sous le
contrôle des autorités et de
surveiller efficacement les
procédures et les pratiques en
matière de détention ;
-
veiller à ce que soient menées dans
les meilleurs délais des enquêtes
sur tous les cas recensés ou
signalés de torture et de mauvais
traitements, suspendre immédiatement
les auteurs présumés de leurs
fonctions en rapport avec la
détention dans l’attente des
conclusions de ces investigations,
et lorsque les éléments de preuve
recevables sont suffisants, traduire
en justice les suspects dans le
cadre de procès équitables, sans
recourir à la peine de mort ;
-
garantir que tous les détenus
puissent consulter un avocat ;
-
veiller à ce que les prisonniers
bénéficient régulièrement d’examens
médicaux et à ce que des certificats
médicaux décrivant leurs blessures,
éventuellement causées par des actes
de torture, soient délivrés aux
détenus et aux autorités
judiciaires.